6. J’ai dit, comme j’ai pu, quel avantage attend celui qui’ gravit les degrés de l’humilité; je vais dire maintenant, du mieux que je pourrai, dans quel ordre ils conduisent au but que nous nous proposons qui est la vérité. Mais comme il y a aussi trois degrés dans la connaissance de la vérité, je vais essayer de les indiquer en peu de mots, afin de montrer auquel des trois conduit le douzième degré de l’humilité. Or nous recherchons la vérité en nous d’abord, puis dans les autres et enfin en elle-même. Nous la recherchons en nous, en nous jugeant nous-mêmes; dans les autres, en compatissant à leurs maux; et en elle-même en la contemplant avec un coeur pur. Après avoir compté les degrés, remarquez en quel ordre ils se succèdent. La Vérité même vous apprendra d’abord pourquoi vous devez la chercher dans les autres avant de la chercher en elle-même, et ensuite pourquoi en vous, avant que de la chercher dans les autres. En effet, dans la béatitude dont le Seigneur parle dans son sermon (Matth., V, 7), il place les coeurs miséricordieux avant les coeurs purs, c’est parce que ceux qui sont miséricordieux découvrent plutôt la vérité dans les autres; attendu qu’ils en partagent les sentiments en leur devenant tellement semblables par la charité qu’ils ressentent les biens et les maux des autres comme si c’étaient les leurs propres. En effet, ils se sentent faibles avec les faibles, et ils ne peuvent voir quelqu’un scandalisé sans brûler avec lui (II Corinth., XI, 29); ils sont dans la joie avec ceux qui s’y trouvent et versent des larmes avec ceux qui pleurent (Rom., XII, 15). Cette charité fraternelle purifie l’œil de leur coeur et leur permet de goûter ensuite le bonheur de contempler en elle-même cette vérité, pour l’amour de laquelle ils souffrent avec le prochain. Au contraire, ceux qui, au lieu de compatir aux peines de leurs frères, insultent à leurs larmes ou s’affligent de leur joie et ne ressentent point en eux ce que souffrent les autres, parce qu’ils ne partagent point leurs sentiments, ne sauraient découvrir la vérité dans les autres. On peut leur appliquer le proverbe Qui se porte bien ne sent pas le mal d’autrui, et qui a bien dîné ne connaît pas les tourments de celui qui n’a pas même déjeûné. Mais plus un malade se rapproche d’un autre malade et un famélique d’un autre famélique, plus aussi ils compatissent profondément à leurs maux. Car si la `pure vérité ne peut être perçue que par un coeur pur, ainsi la misère de nos frères ne peut être ressentie que par un coeur malheureux. Mais pour se sentir malheureux du malheur d’autrui, il faut commencer par sentir son propre malheur à soi; ce n’est qu’en nous connaissant nous-mêmes que nous pourrons retrouver l’âme de notre prochain dans la nôtre, et savoir comment lui venir en aide, à l’exemple de notre Sauveur qui voulut souffrir afin de savoir compatir à la souffrance, être malheureux pour apprendre ainsi la pitié pour le malheur et la miséricorde, de même que nous lisons « qu’il apprit l’obéissance par tout ce qu’il a souffert (Rom., V, 8) : » ce qui ne veut pas dire que, avant cela, il ne sût point être miséricordieux, puisque sa miséricorde est éternelle ; mais il voulut apprendre par sa propre expérience dans le temps ce qu’il savait par sa nature de toute éternité.
7. Peut-être trouvez-vous que je vais un peu loin quand je dis que le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, a appris la miséricorde, comme si celui par qui tout a été fait pouvait ignorer quoi que ce soit de ce qui est, d’autant plus qu’on pourrait entendre dans un sens qui n’aurait rien d’absurde, le passage de l’Epître aux Hébreux que j’ai cité plus haut pour prouver ce que j’avançais et appliquer ces mots : « Il a appris » non à la tête, dans son corps, mais à son corps, qui est l’Eglise, en sorte que le sens de ces paroles: « Il apprit l’obéissance» serait : il l’apprit dans son corps parce qu’il a souffert dans son chef. Car la mort, la croix, les opprobres, les crachats et les fouets qu’a soufferts Jésus-Christ, notre chef, qu’est-ce autre chose pour son corps, c’est-à-dire pour nous, que d’admirables leçons d’obéissance? Aussi saint Paul dit-il : « Il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix (Philipp., II, 8.) » Pourquoi cela? Saint Pierre nous le dit : « Jésus-Christ a souffert pour nous afin de vous laisser un exemple et pour que vous marchiez sur ses pas (I Petr., II, 21), » c’est-à-dire, pour que vous imitiez son obéissance. Ainsi tout ce qu’il a souffert nous apprend, à nous qui ne sommes que des hommes, combien nous devons souffrir pour l’obéissance, puisqu’un Dieu n’a pas hésité à endurer la mort pour elle. Entendu ainsi, il n’y a rien de choquant à dire que le Christ a appris l’obéissance, la miséricorde ou tout autre chose, puisque c’est dans son corps, pourvu qu’on ne croie pas qu’il a pu, dans le temps, apprendre quoi que ce soit qu’il eût ignoré dans l’éternité. De cette manière ce sera lui qui enseignera la miséricorde ou l’obéissance, et lui aussi qui l’apprendra, attendu que tête et corps ne font qu’un seul et même Jésus-Christ.
8. Je ne dis pas que ce sens n’est pas bon, mais un autre passage de la même lettre me fait préférer le premier : on lit en effet ailleurs : « Il ne s’est pas fait le libérateur des anges, mais des descendants d’Abraham; voilà pourquoi il a dû ressembler en tout, le péché excepté, à ses frères, afin qu’il devînt compatissant (Rom., II, 16). » Or il me semble que ces paroles conviennent tellement au chef, qu’elles ne peuvent absolument point s’appliquer au corps. En effet, il n’y a que du Verbe même de Dieu qu’il est dit: « Il ne s’est point fait le libérateur des anges, » c’est-à-dire, il ne se les est point unis personnellement, « mais des descendants d’Abraham.» Aussi ne lit-on pas que le Verbe se soit fait ange, plais qu’il « s’est fait chair (Joan. I, 14), » c’est-à-dire, homme de la race d’Abraham, selon la promesse faite à ce patriarche. «Voilà pourquoi,» c’est-à-dire parce qu’il est de la race d’Abraham, «il a dû ressembler en tout à ses frères : » en d’autres termes, il fallut, il a été nécessaire qu’il fût comme nous, sujet à la douleur et; qu’à l’exception du péché, il passât par toutes nos misères. Si vous demandez pourquoi il fallait qu’il en fût ainsi, l’Apôtre vous répond : « Pour qu’il devint compatissant. » Que si vous voulez savoir pourquoi ces dernières paroles ne pourraient point s’entendre de son corps mystique, je vous prie d’écouter la raison que saint Paul en donne un peu plus loin : « C’est des peines et des souffrances même par lesquelles il a été tenté et éprouvé, qu’il tire la vertu et la force de secourir ceux qui sont aussi tentés (Hebr., II, 18). » Or, ces paroles, pour moi, ne signifient point autre chose que ceci; il a voulu souffrir et être tenté et partager toutes nos misères, à l’exception du péché, ce qui n’est autre que de se rendre semblable à ses frères, afin d’apprendre par sa propre expérience à avoir de la compassion et de la pitié pour ceux qui se trouvent éprouvés et tentés de même.
9. Cette expérience ne l’a point rendu plus savant; ce n’est pas ce que je dis, mais afin qu’il parût plus près de nous, en sorte que les faibles enfants d’Adam qu’il n’a pas dédaigné d’appeler et de rendre ses frères, n’éprouvassent aucune peine à lui confier leurs infirmités, qu’il peut, vent et sait guérir; puisqu’il est Dieu, qu’il est devenu notre prochain et qu’il a souffert ce que nous souffrons nous-mêmes. Voilà pourquoi Isaïe l’appelle « un homme de douleur, qui connaît l’infirmité (Isa., LIII, 3) et pourquoi aussi l’Apôtre dit : « Le pontife que nous avons n’est pas tel qu’il ne puisse compatir à nos faiblesses (Hebr., IV, 15), » mais pour nous faire comprendre pourquoi il le peut, « c’est, dit-il, parce qu’il a éprouvé, comme nous, toutes sortes de tentations, hormis le péché (Philipp., II, 6). » En effet Dieu est heureux, le Fils de Dieu est heureux dans cette forme et cette nature qui font qu’il n’a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d’être égal à Dieu son Père; il était certainment impassible; et, jusqu’à ce qu’il se fût anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de l’esclave (Id., ibid., 7), de même qu’il n’avait point éprouvé par lui-même ce que c’est que misère et assujettissement, ainsi il ne savait point par sa propre expérience ce que c’est que compassion et obéissance; il le savait par sa nature; non point pour l’avoir éprouvé. Mais lorsqu’il se fut, pour quelque temps, rendu inférieur non-seulement à lui-même, mais aux anges qui, tout impassibles qu’ils soient par l’effet d’une grâce, ne le sont point par nature, et qu’il eut pris cette forme dans laquelle fil pût souffrir et obéir, ce qu’il ne pouvait faire dans sa propre nature, comme je l’ai déjà dit, il a fait alors l’expérience de la miséricorde dans sa passion, et de l’obéissance dans sa sujétion. Mais cette expérience, comme j’en ai déjà fait la remarque, n’a rien ajouté à sa science, elle a seulement augmenté notre confiance, en rapprochant de nous, par cette triste connaissance, celui dont nous nous étions si fort éloignés. Aurions-nous jamais osé nous approcher de lui s’il était resté dans son éternelle impassibilité? Maintenant au contraire, l’Apôtre lui-même nous engage« à nous présenter avec confiance devant le trône de la grâce (Hebr., IV,16), » de celui dont les saintes lettres disent « qu’il s’est chargé de nos langueurs, » et que nous savons avoir pris a nos douleurs » sur lui (Isa., I, LIII, 4), parce que nous ne saurions douter qu’il peut compatir à nos misères, les ayant lui-même éprouvées.
10. Il ne doit donc point sembler absurde de dire que le Christ n’a jamais commencé à apprendre quoi que ce soit qu’il n’eût pas su auparavant, et pourtant qu’il connaît d’une manière, de toute éternité, en tant que Dieu, la miséricorde qu’il a apprise dans le temps d’une autre manière en tant qu’homme. Peut-être est-ce dans ce sens que, répondant à ses disciples au sujet du jugement dernier, le Seigneur a dit qu’il n’en connaissait ni le jour ni l’heure (Matth., XXIV, 36); autrement, comment celui en qui tous les trésors et les secrets de la science et de la sagesse sont renfermés (Coloss., II, 3), aurait-il pu ignorer quand sera ce jour? Pourquoi donc disait-il qu’il ne le savait pas, quand il est bien certain qu’il ne pouvait l’ignorer? N’a-t-il pas voulu, par un mensonge, leur dérober la connaissance d’une chose qu’il ne leur était pas bon de savoir? Loin de moi une telle pensée; car de même qu’il ne saurait rien ignorer, attendu qu’il est la science même, ainsi il ne saurait mentir, parce qu’il est aussi la vérité même; mais voulant couper court aux questions curieuses et inutiles de ses Apôtres, il leur dit qu’il ne savait pas ce qu’ils lui demandaient, non pas dans un sens absolu, mais dans le sens où il pouvait le dire sans mentir. Or, si, en tant que Dieu, il embrasse d’un seul regard tous les temps également, aussi bien l’avenir que le présent et le passé, il voyait aussi ce dernier jour, mais il ne le connaissait point pour l’avoir vu des yeux de la chair, ce qui ne peut être, tant que du souffle de sa bouche il n’aura pas fait périr l’Antéchrist, tant qu’il n’aura point entendu de ses oreilles corporelles, la voix de l’archange et le son de la trompette qui doit ressusciter les morts et n’aura point vu, de ses yeux de chair, les brebis et les boucs qu’il doit séparer les uns des autres.
11. Mais pour vous convaincre qu’il ne parlait que de la connaissance qui vient des sens, lorsqu’il disait qu’il ne savait pas quand sera ce jour, remarquez avec quel soin il s’exprime dans sa réponse; il ne dit pas en effet : Ni moi non plus je ne connais point quand sera ce jour, mais seulement : Le Fils de l’homme lui-même l’ignore. Or qu’est-ce que le Fils de l’homme sinon le Fils de Dieu, en tant que fait chair? Ce nom même montre bien qu’en disant qu’il ignorait quelque chose, ce n’est pas comme Dieu qu’il parlait; mais comme homme. Eu effet, partout où il parle de lui en tant que Dieu, il ne dit plus le Fils ou le Fils de l’homme, mais il dit, Je, ou moi, comme quand il s’écrie: «En vérité, en vérité, je vous déclare que je suis avant qu’Abraham fût, (Joan., VIII, 58) : » Je suis, dit-il, et non pas : Le Fils de l’homme est, en parlant évidemment de cette essence par laquelle il est avant Abraham, avant même tout commencement, non point de celle par laquelle il descend d’Abraham. Dans une autre occasion, demandant à ses disciples l’opinion qu’on avait de lui, il leur dit: « Qui les hommes disent-ils, non pas que je suis, mais qu’est le Fils de l’homme (Matth., XVI, 13) ? » Au contraire lorsqu’il leur demande ce qu’eux-mêmes ils pensent aussi de lui, il ne leur dit pas : «Et vous, qui pensez-vous – qu’est le Fils de l’homme, mais bien, – que je suis?» Lorsqu’il s’enquiert de l’opinion d’un peuple charnel sur lui, en tant qu’homme, il se désigne par son nom d’homme et s’appelle le Fils de l’homme; mais quand c’est à ses disciples qui sont spirituels qu’il s’adresse, pour savoir ce qu’ils pensent de lui, en tant que Dieu, il ne dit plus : Que pensez-vous du Fils de l’homme, mais «de moi. » Pierre comprit bien le sens de ces mots « de moi » qui leur étaient adressés, comme il le fit voir par sa réponse quand il s’écria: « Vous êtes, – non Jésus le fils de la Vierge, mais-le Christ, Fils de Dieu. » Il aurait pu faire la première réponse sans blesser la vérité, c’est évident, mais comme il avait admirablement saisi, dans les paroles de Jésus-Christ, le sens de sa question, il répondit précisément et directement à ce qui lui était demandé : « Vous êtes le Christ, Fils de Dieu. »
12. En voyant donc en Jésus-Christ, deux natures en une seule personne; l’une. par laquelle il a commencé d’être, et que, en tant qu’il a toujours été, il a toujours su toutes choses, tandis que, en tant que né dans le temps, il a appris beaucoup de choses dans le temps, pourquoi ne pas reconnaître que, de même qu’il a commencé d’être selon la chair, ainsi il à commencé à connaître les misères de la chair, mais de ce genre de science qui vient de la faiblesse même de la chair, et qu’il eût été plus heureux et plus sage pour nos premiers parents de ne point acquérir, puisqu’ils ne pouvaient se la procurer que par la folie et la misère. Mais leur Créateur venant rechercher ce qui s’était perdu, eut pitié de son oeuvre et vint la trouver en descendant lui-même miséricordieusement là où elle avait péri misérablement. Il a voulu éprouver, dans sa propre personne, ce qu’ils souffraient justement pour avoir péché contre lui; il n’y était point poussé par une curiosité semblable à la leur, mais par une admirable charité; ce n’était pas simplement pour partager leur malheur, mais pour devenir miséricordieux et pour les délivrer de leur misère, oui, dis-je, pour devenir miséricordieux, non point de cette miséricorde qu’il ressent dans le bonheur immuable de son éternité, mais de celle qu’il a trouvée sous notre forme, par le moyen de la misère. La première l’a conduit à commencer son oeuvre de bonté, et la seconde la lui a fait achever: ce n’est pas que celle-là fût incapable de l’achever toute seule; mais c’est que, sans celle-ci, elle ne pouvait rien qui nous profitât. L’une et l’autre étaient également nécessaires, mais la dernière seule allait à notre nature. O ineffable invention de la charité de Dieu. Aurions-nous jamais songé à cette admirable miséricorde que la misère n’a point formée, ou conçu même la pensée de cette compassion qui nous était inconnue, que la passion n’a point éveillée et qui subsiste dans son impassibilité? Et pourtant, si la miséricorde qui ne connaît point la misère n’avait point été avant celle qui la connaît, elle ne se serait point approchée de celle dont la misère est la mère; mais, si elle ne s’en était point approchée, elle ne l’aurait point attirée à elle, et, si elle ne l’avait point attirée, elle ne l’aurait point tirée; mais tirée d’où? de l’abîme de sa misère et des profondeurs de son bourbier (Psalm. XXXIX, 3). Jésus-Christ ne s’est point pour cela dépouillé de sa première miséricorde, mais il en a fait le vêtement de la seconde; il ne l’a point changée, mais multipliée, selon ces paroles: « Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, selon l’abondance de votre infinie miséricorde (Psalm. XXXV, 7). »