« Qu’il me baise, dit-elle, d’une baiser de sa bouche » [[Cant. I, 1.]]. Voyez cette nouvelle épouse recevant un nouveau baiser, non de la bouche, mais d’un baiser de la bouche. « Il souffla sur eux », est-il écrit : à savoir, sans nul doute, Jésus sur les Apôtres, c’est-à-dire sur l’Église primitive ; « et il dit : Recevez le Saint-Esprit » [[Jean XX, 22.]]. Assurément, ce fut là un baiser. Quoi ? Ce souffle matériel ? Non, mais l’Esprit invisible, lequel fut donné dans ce souffle de la bouche du Seigneur afin de donner à comprendre qu’il procède également de lui et du Père, à l’instar d’un vrai baiser, commun à celui qui le donne et à celui qui le reçoit. C’est pourquoi il suffit à l’épouse d’être baisée du baiser de l’Époux, sans l’être de sa bouche même. Il ne lui semble pas petit ni méprisable d’être baisée d’un baiser, puisqu’aussi bien il ne s’agit pas d’autre chose que de recevoir l’infusion de l’Esprit. Et, en effet, si l’on peut sans risque d’erreur désigner le Père comme celui qui donne le baiser, le Fils comme celui qui le reçoit, ce ne sera pas non plus une interprétation sans fondement de dire que le baiser lui-même est l’Esprit-Saint, lui qui est la paix imperturbable du Père et du Fils, leur ferme lien, leur unique amour, leur unité indivisible.
C’est en pensant à lui que l’épouse sent s’éveiller sa confiance, et sous le terme de baiser, c’est lui qu’elle demande à recevoir avec l’assurance d’être exaucée. C’est qu’elle est en possession d’une chose qui ne laisse de donner un fondement à sa confiance. Après avoir dit, en effet : « Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils », Jésus ajoute : « et celui à qui le Fils aura bien voulu le révéler » [[Matth. XI, 27.]]. Or l’épouse ne doute pas qu’il le veuille à son égard, ou bien il ne voudra jamais. Elle demande donc avec audace le don du baiser, c’est-à-dire de cet Esprit qui lui révélera et le Fils et le Père. Car l’un ne se fait pas connaître sans l’autre. Citons seulement cette parole : « Qui me voit, voit mon Père » [[Jean IX, 6.]] ; et cette autre de saint Jean : « Quiconque nie le Fils, n’a pas non plus le Père. Celui, au contraire, qui confesse le Fils, a aussi le Père » [[Jean II, 23.]]. Ces textes montrent à l’évidence qu’il n’est pas possible de connaître le Père sans le Fils, ni le Fils à l’exclusion du Père. C’est donc avec raison qu’il a placé la béatitude suprême dans la connaissance de l’un et de l’autre, et non d’un seul, celui qui a dit : « Telle est la vie éternelle : te connaître, toi, le vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » [[Jean XVII, 3.]]. En outre, il est rapporté de ceux qui suivent l’Agneau qu’ils portent inscrits sur leur front le nom de celui-ci et le nom du Père [[Apoc. XIV, 1.]] : ce qui revient à dire qu’ils se glorifient de connaître l’un et l’autre.
On dira : la connaissance du Saint-Esprit n’est donc pas nécessaire, puisqu’en plaçant la vie éternelle dans la connaissance du Père et du Fils, le Christ a gardé le silence au sujet de l’Esprit-Saint. Elle l’est assurément : mais là où il y a connaissance parfaite du Père et du Fils, comment ignorerait-on leur commune bonté, qui est l’Esprit-Saint? Un homme ne connaît pas parfaitement un autre homme aussi longtemps qu’il ignore s’il est de bonne ou de mauvaise volonté. D’ailleurs, dans cette parole : « Telle est la vie éternelle : te connaître, toi le vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ », la mission dont il est question manifeste le bon vouloir et du Père, qui envoie par bonté, et du Fils qui obéit volontiers. Là où il est fait mention d’une telle grâce émanant de l’un et de l’autre, le Saint-Esprit n’est pas entièrement passé sous silence, puisqu’il est leur amour et leur bonté à tous deux.
En demandant le baiser, c’est donc la grâce de cette triple connaissance que l’épouse demande, autant du moins qu’elle peut être reçue dans cette chair mortelle. Elle la demande au Fils, à qui il appartient d’en faire la révélation à qui il veut. Oui, le Fils se révèle à qui il veut, il révèle de même le Père. Il fait cette révélation par un baiser, c’est-à-dire par l’Esprit-Saint, comme en témoigne l’Apôtre lorsqu’il dit : « Dieu nous l’a révélé par son Esprit » [[I Cor. II, 10.]]. En donnant l’Esprit par lequel il révèle, il le révèle aussi lui-même : il le révèle en le donnant, et le donne en le révélant. Or une révélation qui se fait par l’Esprit-Saint, non seulement éclaire l’esprit, mais enflamme l’amour, au dire de saint Paul : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné » [[Rom. V, 5.]]. Voilà peut-être pourquoi de ceux qui, connaissant Dieu, ne lui ont pas rendu la gloire qui lui revenait, on ne lit pas que leur science ait eu sa source dans une révélation du Saint-Esprit : c’est que, connaissant Dieu, ils ne l’ont pas aimé. Il est dit seulement : « Dieu, en effet, le leur a révélé » [[Rom. I, 19.]], sans qu’il soit fait mention du Saint-Esprit. Des esprits impies ne pouvaient en vérité s’attribuer le baiser de l’épouse, eux qui, contents de cette science qui enfle, ignorèrent toujours celle qui édifie.
L’Apôtre va nous dire d’où leur venait leur science : « Ce fut, dit-il, en comprenant les créatures qu’ils contemplèrent » [[Rom. I, 20.]]. D’où il ressort qu’ils n’ont pas connu parfaitement celui qu’ils n’ont aucunement aimé ; car si leur science eût été parfaite, ils n’auraient pas ignoré la bonté qui l’a fait naître dans la chair et mourir pour leur rédemption. Écoutez en effet ce qui leur a été révélé au sujet de Dieu : « Sa puissance éternelle et sa divinité » [[Rom. I, 20.]], dit l’Apôtre. Vous le voyez, ce qui relève de la sublimité, de la majesté divine, ils l’ont conçu, dans la présomption de leur esprit ; mais qu’il soit doux et humble de cœur, c’est ce qu’ils n’ont pas compris. Rien d’étonnant à cela, si leur tête, semblable à celle de Béhémoth, n’aperçoit rien de ce qui est humble, mais, comme il est écrit de lui, « voit tout ce qui est élevé »[[Job XII, 25.]]. David, au contraire, ne fit pas le tour des grandes choses, ni des merveilles qui le dépassaient [[Cf. Ps. CXXX, 1-2.]], de peur qu’en voulant scruter la majesté il ne fût écrasé par sa gloire.
Vous aussi, si vous voulez poser le pied avec précaution dans les arcanes des sens scripturaires, souvenez-vous toujours de la recommandation du Sage : « Ne t’enquiers pas de choses qui te dépassent, et ne cherche pas à pénétrer celles qui sont trop fortes pour toi » [[Eccl. III, 22.]]. Dans ce domaine, marchez selon l’Esprit, et non selon votre sens propre. L’enseignement de l’Esprit n’aiguise pas la curiosité, mais enflamme plutôt la charité. L’épouse fait donc bien, lorsque, étant à la recherche de celui qu’aime son âme, elle ne se fie pas à ses sens charnels, elle ne s’appuie pas sur les vains raisonnements de la curiosité humaine, mais elle demande un baiser. C’est l’Esprit-Saint qu’elle invoque par là, pour en recevoir en même temps le goût de la science et le condiment de la grâce. Et il est normal que la science donnée dans un baiser soit accompagnée d’amour, car le baiser est une marque d’amour. Aussi la science qui enfle, étant sans amour, ne naît pas d’un baiser.
Mais ceux-là non plus qui ont un zèle mal éclairé par Dieu ne peuvent le revendiquer. La faveur du baiser comporte l’un et l’autre don : et la lumière de la science, et l’assaisonnement de la dévotion. L’Esprit est en effet un Esprit de sagesse et d’intelligence ; à l’instar de l’abeille portant miel et cire, il a tout ce qu’il faut pour allumer la lampe de la science et répandre la saveur de la grâce. Qu’on ne pense donc pas avoir reçu le baiser, si l’on comprend la vérité sans aimer, ou si l’on aime sans comprendre. Dans ce baiser il n’y a place ni pour l’erreur ni pour la tiédeur. C’est pourquoi l’épouse, elle, prépare en face l’une de l’autre ses deux lèvres pour recevoir la grâce du très saint baiser : à savoir sa raison pour l’intelligence et sa volonté pour la sagesse ; de la sorte elle pourra se glorifier d’avoir reçu un plein baiser et de s’entendre dire : « La grâce est répandue sur vos lèvres ; c’est pourquoi Dieu vous a bénie à jamais » [[Ps. XIIV, 3.]]. De même lorsque le Père baise son Fils, il lui manifeste intégralement les secrets de sa divinité, et il exhale vers lui toute la suavité de son amour. C’est ce que l’Écriture laisse entendre lorsqu’elle dit : « Le jour exprime la parole au jour » [[Ps. XVIII, 3.]]. Je l’ai déjà dit : il n’est donné à aucune créature d’assister à cet embrassement éternel, bienheureux entre tous. Seul en est témoin leur commun Esprit ; seul il est conscient de leur contemplation réciproque et de leur mutuel amour. « Qui donc, en effet, a connu la pensée du Seigneur, et qui a été son conseiller ?» [[Rom. II, 34.]]
On dira peut-être : Qu’est-ce donc qui t’a fait connaître ce qui n’a été confié, tu l’avoues toi-même, à aucune créature? Je réponds : « Le Fils unique, qui est au sein du Père, l’a lui-même raconté » [[Jean 1, 18.]], non certes à moi, misérable et indigne que je suis, mais à Jean, l’ami de l’Époux, de qui sont ces paroles ; et non seulement à lui, mais à Jean l’Évangéliste, le disciple que Jésus aimait. L’âme de ce dernier fut, elle aussi, agréable à Dieu, elle se montra parfaitement digne de la qualité et du nom d’épouse, digne des embrassements de l’Époux ; digne enfin de se reposer sur la poitrine du Seigneur. Jean puisa dans le sein du Fils unique ce que celui-ci avait puisé au sein du Père. Et non pas lui seulement, mais tous ceux auxquels disait l’Ange du grand conseil : « Je vous ai appelés mes amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » [[Jean XV, 15.]]. Paul, lui aussi, a puisé à cette source, lui dont l’évangile ne vient pas de l’homme et qui ne l’a pas reçu par l’intermédiaire de l’homme, mais par une révélation de Jésus-Christ [[Cf. Gal. 1, 12.]]. Assurément tous ont pu dire avec autant de bonheur que de vérité : « Le Fils unique qui est au sein du Père l’a lui-même raconté » [[Jean I, 18.]]. Et que fut pour eux cette révélation, sinon un baiser? Mais un baiser de baiser, et non de la bouche. Pour ce dernier, écoutez ce qui en est dit : « Le Père et moi, nous sommes un », et « Je suis dans le Père, et le Père est en moi » [[Jean X, 30.]]. Voilà bien un baiser pris de bouche à bouche ; mais personne n’en approche. C’est évidemment un baiser de dilection et de paix : mais cette dilection passe toute science, et cette paix transcendante toute conception. Et néanmoins, ce que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, Dieu l’a révélé à Paul par son Esprit, en d’autres termes par un baiser de sa bouche. Concluons donc que la présence du Fils dans le Père et celle du Père dans le Fils, c’est le baiser de la bouche. Quant à ce qui est écrit : « Nous n’avons pas reçu l’esprit de ce monde, mais l’Esprit qui est de Dieu, pour que nous sachions ce qui nous a été donné par Dieu » [[I Cor. II, 12.]], voilà le baiser de baiser.
Et pour distinguer plus nettement l’un de l’autre, disons ceci : qui reçoit la plénitude, prend un baiser de la bouche ; qui reçoit de la plénitude, reçoit un baiser de baiser. Paul est grand, certes ; mais il a beau porter sa bouche bien haut, se dresser jusqu’au troisième ciel, il ne saurait atteindre la bouche du Très-Haut, et il lui faut demeurer en lui-même, se contentant de la mesure qui lui a été départie; ne pouvant arriver jusqu’à la face glorieuse, il lui demandera humblement de condescendre jusqu’à lui envoyer d’en haut un baiser.
Il n’en va pas de même de celui qui ne considère pas comme un larcin son égalité avec Dieu, au point qu’il peut dire : « Moi et le Père, nous sommes un ». Uni à lui dans une égalité parfaite, il l’embrasse à titre d’égal. Il ne mendie pas un baiser comme ferait un inférieur ; mais se tenant à sa hauteur, il joint sa bouche à la sienne, et en vertu d’une prérogative singulière, il prend un baiser de la bouche. Pour le Christ, le baiser représente donc une plénitude, pour Paul une participation : l’un se glorifie de recevoir un baiser de la bouche, l’autre du baiser seulement.
Heureux baiser néanmoins, qui fait non seulement connaître Dieu, mais aimer le Père : or personne ne le connaît pleinement, s’il ne l’aime à la perfection. Y a-t-il parmi vous une âme qui sente parfois dans le secret de sa conscience l’Esprit du Fils criant : Abba, Père ? [[Gal. IV, 6.]] Celle-là, oui, celle-là peut présumer qu’elle est aimée d’une affection paternelle, qui se sent sous l’influence du même Esprit que le Fils. Sois pleine de confiance, qui que tu sois, sois pleine d’une confiance sans hésitation. Dans l’esprit du Fils sache que tu es fille du Père, épouse du Fils ou sa sœur : vous trouvez l’un et l’autre vocable appliqué à une âme telle que je la décris. J’ai sous la main de quoi prouver ce que j’avance : cela ne me demandera pas grand travail. L’Époux s’adresse ainsi à cette âme : « Viens dans mon jardin, ma sœur, mon épouse » [[Cant, V, 1.]]. Elle est sa sœur, parce qu’elle est née du même Père ; elle est son épouse, parce qu’elle lui est unie en un même Esprit. Car si le mariage charnel fait de deux êtres une même chair, pourquoi l’union spirituelle ne joindrait-elle pas plus encore deux êtres en un même esprit? D’ailleurs : « Qui s’unit au Seigneur est un même esprit avec lui » [[I Cor. VI, 17.]].
Mais écoutez de plus avec quel amour, avec quelle condescendance le Père la nomme sa fille, et néanmoins, comme s’il s’agissait d’une bru, l’invite à goûter les caresses et les embrassements de son Fils : « Écoute, ma fille, vois, incline l’oreille : oublie ton peuple et la maison de ton père, et le Roi s’éprendra de ta beauté » [[Ps. XIIV, II-12.]].
Tel est celui de qui elle implore un baiser. O âme sainte, sois pleine de respect, car il est le Seigneur ton Dieu ; et peut-être ne faut-il pas le baiser, mais l’adorer avec le Père et l’Esprit-Saint dans les siècles des siècles. Amen!