Saint Bernard : ” Connaître ” ou ” Saisir “

Qu’est-ce que Dieu? Il est longueur, largeur, hauteur, profondeur. Il faut, selon saint Paul, que nous nous appliquions « à saisir avec tous les Saints ce que sont la longueur, la largeur, la hauteur, la profondeur » [[Éphés. III, 18.]].

« Saisir », a dit saint Paul, et non « connaître ». Il ne faut pas, en effet, que nous bornions notre recherche au savoir ; il faut que nous en désirions le fruit de toutes nos forces. Ce n’est pas dans la connaissance qu’est le fruit ; c’est dans l’acte de saisir. D’ailleurs, comme nous le dit un autre apôtre : « C’est péché de savoir ce qui est bien et de ne pas le faire » [[Jacq. IV, 17.]]. Et c’est encore saint Paul, dans un autre de ses écrits, qui nous donne ce conseil : « [Faites comme les coureurs du stade]. Courez pour vous saisir du prix de la course » [[I Cor. IX, 24.]]. Mais que faut-il entendre par ce mot : « saisir » ? Je vais te l’expliquer…

… Nous connaissons toutes ces choses. Croyons-nous pour cela les avoir saisies ? Ce n’est pas en disputant qu’on les comprend, c’est par la sainteté, dans la mesure toutefois où peut être compris ce qui n’est pas compréhensible.

Et pourtant, s’il n’était pas possible de les comprendre, l’Apôtre n’aurait pas dit : « que nous devions les saisir avec tous les Saints » [[Éphés. III, 18.]]. Les Saints, par conséquent, les comprennent. Veux-tu savoir comment ils font? Si tu es saint, tu l’as déjà compris et n’a par suite plus à l’apprendre ; et si tu n’es pas saint, il faut le devenir pour que ton expérience t’en instruise.

C’est une sainte disposition du cœur qui fait le saint. Deux sentiments la composent : la sainte crainte du Seigneur, son saint amour. L’âme qui en est toute pénétrée dispose, si l’on peut dire, de deux sortes de bras qui lui permettent de saisir, d’embrasser, d’étreindre, de retenir. Elle aussi peut s’écrier : « Je l’ai saisi, je ne le lâcherai plus! » [[Gant, III, 4.]]

Or, la crainte correspond précisément à ce qui est haut et profond, comme l’amour à ce qui est long et large. Quoi de plus redoutable qu’une puissance irrésistible? Qu’une sagesse que rien ne peut tromper? Dieu serait moins à craindre s’il lui manquait l’une ou autre. Comme tel n’est pas le cas, ne cesse jamais de craindre Celui dont l’œil voit tout et dont le bras peut tout. De même, quoi de plus aimable que cet amour qui fait que tu aimes et que tu es aimé? Pourtant, lorsque l’éternité s’ajoute à cet amour, il n’en devient que plus aimable encore, car la certitude de ne jamais finir le débarrasse de tout soupçon. Aime donc avec fidélité et patience, tu saisiras la longueur ; cet amour, étends-le jusqu’à tes ennemis, tu seras en possession de la largeur. Veille de plus à craindre Dieu, et avec tout le soin possible : alors tu auras compris ce que sont hauteur et profondeur.

Mais si tu préfères que quatre dispositions en toi correspondent aux quatre termes de notre définition de Dieu, il faudra que tu cultives l’admiration, la crainte, la ferveur, la patience. Il est de fait que la sublime majesté de Dieu doit exciter notre admiration, que la profondeur de ses jugements doit éveiller notre crainte. Sa charité appelle notre ferveur, et son éternité notre patience à souffrir. Peut-on admirer plus qu’en contemplant la majesté de Dieu? Peut-on être saisi de plus d’effroi qu’en sondant la profondeur de sa sagesse? Peut-on brûler de plus de ferveur qu’en méditant sa charité? Peut-on faire preuve de plus de patience et de persévérance en amour qu’en se consumant de désir pour cette charité éternelle? Oui, notre persévérance est une sorte de préfiguration de cette éternité. Elle est la seule vertu à qui l’éternité sera rendue, ou mieux qui rendra l’homme à cet état d’éternité qu’il a perdu. C’est le Seigneur lui-même qui nous le dit : « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé » [[Matth. X, 22.]].

Reconnais maintenant que ces quatre attributs proposent à ta contemplation quatre objets.

La première sorte de contemplation, et la plus haute, est l’admiration de la majesté de Dieu. Elle requiert un cœur pur qui, libre de tous vices, déchargé de ses péchés, puisse s’élever sans peine vers le divin ; il peut même arriver que celui qui admire Dieu reste suspendu, ne serait-ce qu’un instant, dans un état de saisissement et d’extase.

La seconde sorte de contemplation ouvre les voies à la première ; c’est elle qui considère les jugements de Dieu. Coup d’œil vraiment terrible, qui émeut violemment celui qui le donne! Il chasse en lui les vices, l’affermit dans la vertu, le prédispose à la sagesse et sauve en lui l’humilité. Car c’est l’humilité qui est pour les vertus la base la meilleure et la plus ferme. Oui, qu’elle vienne à chanceler, et tout leur assemblage n’est plus que ruine.

Pour ce qui est de la troisième sorte de contemplation, le souvenir des bienfaits reçus de Dieu est l’objet qu’elle se propose, disons plutôt dans lequel elle se repose. Par crainte que l’ingratitude ne nous éloigne du bienfaiteur, elle entretient en nous son souvenir et notre amour. C’est de ces cœurs reconnaissants que parlait le Prophète lorsqu’il dit au Seigneur : « Ils publieront partout le souvenir de ton immense bonté [[Ps. CXLIV, 7.]].

La quatrième sorte de contemplation, détournant son regard de ce qui est passé, ne le repose que sur la seule attente des promesses. Ces promesses étant éternelles, elle n’est pas autre chose qu’une méditation de l’éternité. Elle alimente notre patience, et notre persévérance en est renforcée.

Il me semble maintenant facile de rapporter ces quatre formes de contemplation aux quatre termes de l’Apôtre. Par la méditation des promesses, nous saisissons la longueur ; par le souvenir des bienfaits reçus, la largeur ; par la contemplation de la divine majesté, la hauteur ; par la considération des jugements de Dieu, la profondeur.

Nous nous étions proposé de chercher encore Celui que nous n’avons jusqu’ici qu’imparfaitement découvert, et qu’on ne saurait trop chercher. Mais il se peut que la prière soit plus convenable pour cela que l’analyse, et d’un emploi plus efficace.