Ruysbroeck : L’ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES (Livre II, 8-13)

CHAPITRE VIII – DU PREMIER MODE EN LA PREMIÈRE VENUE.

La première venue du Christ, dans la pratique de la vie affective, consiste, comme nous l’avons dit, en une impulsion intérieure et sensible de l’Esprit-Saint, qui nous excite et nous entraîne vers toutes les vertus. Or cette venue se peut comparer à l’éclat et à la puissance du soleil, qui, en un instant, du point où il se lève, éclaire, baigne de ses rayons et réchauffe le monde tout entier. De même le soleil éternel, qui est le Christ, répand du sommet de l’esprit où il demeure ses rayons et sa clarté ; il illumine et enflamme la partie inférieure de l’homme, c’est-à-dire son cœur et ses puissances sensibles, et cela en un instant plus court qu’un clin d’œil, car l’œuvre de Dieu est rapide, mais celui qui désire en faire l’expérience doit avoir les yeux de l’intelligence aptes à la vue intérieure.

Le soleil qui brille sur les hautes terres, au centre, contre les montagnes, y fait naître un été précoce qui produit beaucoup de bons fruits, donne des vins puissants et remplit la terre de joie. Dans les terres basses, vers les extrémités du monde, le soleil répand aussi ses rayons, mais le pays est plus froid et la force de la chaleur est moindre. Il y pousse néanmoins de bons fruits en grand nombre, mais le vin y est rare.

De même lorsqu’on habite encore la partie inférieure de soi-même et la région de la sensibilité, tout en pratiquant avec de bonnes intentions et avec la grâce de Dieu les vertus morales et les œuvres extérieures, l’on donne beaucoup de fruits excellents de vertus, mais le vin des joies intérieures et des consolations spirituelles est plus rare.

Aussi qui veut jouir du plein rayonnement du soleil éternel, qui est le Christ en personne, doit avoir les yeux ouverts et habiter sur les sommets, dans la partie haute, en rassemblant toutes ses puissances et en élevant vers Dieu un cœur libre et affranchi des soucis que causent la joie ou la peine, et toute créature. Là, dans ce cœur libre et élevé, resplendit le Christ, vrai soleil de justice, et ce sont les sommets dont je veux parler. Le Christ, en effet, soleil glorieux et clarté divine, éclaire, baigne de ses rayons et embrase par sa venue intérieure et la vertu de son Esprit, le cœur libre et toutes les puissances de l’âme. Et c’est la première œuvre de cette venue intérieure dans la pratique de la vie affective. Comme la vertu et l’efficacité du feu sont d’embraser tout ce qui est apte à brûler, de même le Christ embrase par l’ardeur brûlante de sa venue intérieure les cœurs libres et élevés qui y sont disposés, et en cette venue il dit « Sortez, en pratiquant ce qui convient à ce mode d’avènement. »


CHAPITRE IX – DE L’UNITÉ DU CŒUR.

L’ardeur brûlante dont nous venons de parler fait naître l’unité du cœur, que nous ne pouvons acquérir que si l’Esprit de Dieu enflamme ce cœur de ses feux. Car c’est le propre du feu d’unifier et de se rendre semblable tout ce qu’il peut saisir et transformer.

L’unité consiste pour l’homme à se sentir rassemblé intérieurement avec toutes ses puissances, dans la demeure de son cœur. Elle donne paix intérieure et repos du cœur, et c’est un lien qui rassemble et enveloppe corps et âme, cœur et sens, et toutes les puissances sensibles et spirituelles dans l’unité d’amour.


CHAPITRE X – DU RECUEILLEMENT.

L’unité du cœur à son tour donne naissance au recueillement, dont nul ne peut être doué s’il n’est en lui-même rassemblé en un. Ce recueillement consiste à se tourner intérieurement vers son propre cœur, afin de pouvoir comprendre et sentir l’opération et le langage intimes de Dieu. C’est comme un feu sensible d’amour, allumé et attisé par l’Esprit de Dieu à l’intérieur, sans que l’on sache d’où cela vient ni ce que c’est.


CHAPITRE XI – DE L’AMOUR RESSENTI.

Doué de recueillement, l’homme ressent au cœur un amour qui le pénètre et atteint la puissance affective de son âme. On ne peut goûter, en effet, cet amour et cette affection du cœur sans être recueilli intimement dans l’âme.

Or cet amour d’affection que l’on ressent ainsi est un désir ardent et un goût très vif de Dieu, comme d’un bien éternel qui résume tout bien. Il fait renoncer à toute complaisance prise dans la créature, mais non aux services qu’elle peut rendre. L’affection intérieure, en effet, se sent touchée intimement par l’amour éternel, qui sans cesse doit être cultivé, et elle abandonne et méprise facilement toutes choses, afin de pouvoir gagner ce qu’elle aime.


CHAPITRE XII – DE LA DÉVOTION.

L’amour ainsi ressenti fait naître la dévotion pour Dieu et pour son honneur. Car nul ne peut avoir au cœur ce sentiment de dévotion affective sans avoir éprouvé envers Dieu l’amour d’affection dont on vient de parler. La dévotion existe lorsque le feu de cet amour fait monter vers le ciel sa flamme ardente. Elle meut alors et excite l’homme au service de Dieu ; elle fait fleurir en notre corps et en notre âme l’honneur et la révérence devant Dieu et devant tous les hommes, et Dieu la réclame de nous dans tout le service que nous lui devons. La dévotion nous purifie tout entiers de tout ce qui pourrait être pour nous une entrave ou une gêne, et elle nous met au droit chemin qui mène à la béatitude.


CHAPITRE XIII – DE L’ACTION DE GRÂCES.

De la dévotion intime naît l’action de grâces, nul n’étant plus apte à remercier et à louer Dieu que l’homme intimement dévoué. C’est en toute justice que nous devons à Dieu louange et action de grâces, car c’est lui qui nous a faits créatures intelligentes, et qui a disposé et ordonné pour flous servir le ciel, la terre et les anges eux-mêmes. Puis il s’est fait homme à cause de nos péchés et il nous a donné son enseignement, sa vie et ses exemples. Revêtu d’une humble forme, il s’est mis à notre service, a souffert pour nous la mort ignominieuse, prêt à nous donner en récompense la possession de lui-même et de son royaume éternel. Oublieux de nos péchés, il nous a épargnés, nous a souvent pardonnés et nous pardonne encore ; il a répandu en notre âme sa grâce et son amour, et il veut faire son éternelle habitation et demeure en nous et avec nous. Chaque jour de notre vie il daigne nous visiter par ses augustes sacrements, pour répondre à tous nos besoins. Il nous a légué son corps et son sang comme une nourriture et un breuvage, qui s’adaptent à l’appétit et à l’affection de chacun. Dans la nature, dans les Écritures et dans tout ce qui est créé, il a voulu disposer comme un exemplaire et un miroir, où nous puissions contempler et apprendre la manière de tourner toutes nos œuvres en vertus. La santé, la force, l’énergie sont ses largesses, comme aussi parfois la maladie envoyée pour notre bien, la misère à l’extérieur en même temps que la paix et le repos à l’intérieur ; et de lui enfin nous tenons notre nom de chrétiens, comme notre origine chrétienne. De tout cela il nous faut rendre grâces à Dieu dès ici-bas, afin que nous puissions le faire là-haut éternellement.

Mais nous devons aussi louer Dieu de tout notre pouvoir, et cela consiste à rendre honneur, révérence et vénération à la toute-puissance divine, par la vie tout entière. Louer Dieu est l’œuvre propre par excellence des anges et des saints dans le ciel, ainsi que des hommes aimants sur la terre. L’on doit louer Dieu par l’affection et par l’élévation des puissances, en paroles et en œuvres, dans le corps et dans l’âme, dans ses biens et dans l’humble service dont on s’acquitte en toutes circonstances. Ceux qui ne louent pas Dieu ici-bas demeureront muets éternellement. Louer Dieu est pour le cœur aimant ce qu’il y a de plus doux et de plus joyeux ; et un cœur plein de louange souhaite que toutes les créatures lui ressemblent. Louer Dieu, cela n’a point de fin, car c’est la béatitude, et il convient de le faire éternellement.


CHAPITRE XIV – D’UNE DOUBLE PEINE QUI NAÎT DE LA GRATITUDE INTIME.

La gratitude et la louange intimes engendrent une double souffrance de cœur et peine affective. La première est de voir que l’on est impuissant à remercier, à louer, à honorer et à servir Dieu, comme il faudrait. La seconde, c’est que l’on ne grandit pas comme on le voudrait en charité, en vertu, en fidélité, en perfection de vie, de manière à donner à Dieu dignes actions de grâces, louanges et service. Telle est la seconde peine, et toutes deux sont à la fois la racine et le fruit, le principe et le terme de toute vertu intérieure.

Souffrir ainsi intérieurement et sentir avec peine son impuissance à pratiquer les vertus et à louer Dieu, c’est l’ouvre la plus haute et l’achèvement du premier mode des exercices intérieurs .


CHAPITRE XV – D’UNE COMPARAISON QUI EXPLIQUE L’EXERCICE DU PREMIER MODE.

Voici une comparaison qui vous fera comprendre ce que doit être cet exercice. Lorsque le feu matériel, par la force de sa chaleur, fait monter l’eau ou tout autre liquide jusqu’à l’ébullition, c’est le plus qu’il puisse faire. Alors l’eau est mise en mouvement et elle redescend vers le fond, d’où elle est poussée de nouveau en haut par la même action puissante du feu ; de sorte que l’eau est toujours en ébullition et le feu l’excite sans cesse.

C’est de même manière qu’opère le feu intérieur du Saint-Esprit. Il excite, échauffe et ébranle le cœur avec toutes les puissances de l’âme jusqu’à l’effervescence, qui consiste à remercier Dieu et à le louer, selon que je l’ai montré. Ainsi l’on redescend vers le fond même où l’Esprit de Dieu fait sentir sa chaleur ; de sorte que le feu de l’amour brûle toujours et le cœur de l’homme monte sans cesse en action de grâces et en louange qu’expriment ses paroles et ses œuvres, tout en demeurant toujours abaissé ; et ainsi estime-t-on bien haut ce qu’il y aurait à faire et que l’on accomplirait volontiers, et fort peu de chose ce que l’on fait en réalité.


CHAPITRE XVI – D’UNE AUTRE COMPARAISON AU SUJET DU MÊME EXERCICE.

Lorsque vient l’été et que monte le soleil, sa chaleur attire l’humidité de la terre, à travers les racines et le tronc même de l’arbre jusqu’aux branches, et de là. viennent la verdure, les fleurs et les fruits.

De même quand le soleil éternel, qui est le Christ, s’élève, monte dans notre cœur et fait naître l’été, avec la parure des vertus, il répand sa lumière et sa chaleur en nos désirs, et il arrache le cœur à la multiplicité des choses terrestres. Il y établit l’unité et le recueillement ; il le fait croître et lui donne la verdure de l’amour intime, les fleurs de la dévotion affective et les fruits de la gratitude et de la louange, lui permettant de conserver éternellement ces fruits dans l’humble souffrance, que ce cœur ressent toujours de sa propre impuissance.

C’est là le terme du premier mode des exercices intérieurs, parmi les quatre principaux qui, dans la première venue, donnent à la partie inférieure de l’homme sa parure.