Ruysbroeck : LE PRÉMIER AVÉNEMENT LEQUEL SE FAIT DANS LE CŒUR. SURABONDANCE DES CONSOLATIONS.

{{{CHAPITRE XVII – DU DEUXIÈME MODE EN LA PREMIÈRE VENUE DU CHRIST.}}}

Puisque nous avons déjà comparé les quatre modes de la première venue du Christ aux effets produits par le rayonnement et l’ardeur du soleil, nous pouvons remarquer comment, par un nouvel effet de cet astre, les fruits sont hâtés et multipliés.

Lorsque le soleil monte très haut et entre dans le signe des Gémeaux, c’est-à-dire du couple de même nature, ce qui arrive au milieu de mai, l’astre possède alors une puissance double sur les fleurs et sur les herbes, en un mot sur tout ce qui pousse sur terre. Si en même temps les planètes, qui règlent la nature, se présentent selon l’ordre voulu par la saison, le soleil répand ses rayons sur la terre et fait monter l’humidité jusque dans les airs. De là viennent la rosée et la pluie, et les fruits croissent et se multiplient.

De même lorsque le clair soleil, qui est le Christ, s’est élevé dans notre cœur au-dessus de toutes choses, et que les tendances de la partie inférieure, opposées à l’esprit, ont été dominées et discrètement ordonnées ; lorsque les vertus, conformément au premier mode qui a été décrit, se sont emparées de l’âme, et que sous l’ardeur de la charité tout le goût et tout le repos que l’on peut trouver à les pratiquer sont devenus autant d’offrandes présentées à Dieu en esprit de louange et d’action de grâces ; alors il arrive fréquemment que se répandent une douce pluie de nouvelles consolations intérieures et une rosée céleste de suavité divine. Par là les vertus grandissent et prennent comme un double développement, pourvu que tout se fasse comme il convient.

C’est là une œuvre toute nouvelle, en même temps qu’une autre venue du Christ dans le cœur aimant. Et ainsi l’homme est-il élevé à un mode plus haut que précédemment. En cette hauteur le Christ dit : « Sortez en conformité avec cette venue. »
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{{{CHAPITRE XVIII – DE LA JOIE INTÉRIEURE .}}}

La douceur dont nous venons de parler fait naître dans le cœur et dans les puissances sensibles une jouissance telle que l’homme pense être tout enveloppé intérieurement de l’embrassement divin d’amour. Or cette jouissance et cette consolation dépassent en douceur pour l’âme et pour le corps tout ce que le monde entier peut donner de ce genre, alors même qu’un homme pourrait en épuiser à lui seul la plénitude. C’est qu’ici Dieu s’écoule dans le cœur, par le moyen de ses dons, et y répand une si grande consolation savoureuse et une telle joie que le cœur intérieurement déborde. On aperçoit alors combien sont misérables ceux pour qui l’amour reste dehors. La jouissance ainsi ressentie fait comme liquéfier le cœur, si bien que l’homme ne peut plus se contenir sous l’abondance de la joie intérieure.
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{{{CHAPITRE XIX – DE L’IVRESSE SPIRITUELLE .}}}

De la jouissance qui vient d’être décrite naît une ivresse spirituelle, qui consiste pour l’homme à être comblé de plus de douceur savoureuse et de joie que son cœur et son désir n’en peuvent souhaiter ou contenir. L’ivresse spirituelle produit maints étranges effets. Tandis que les uns chantent et louent Dieu par excès de joie, les autres répandent d’abondantes larmes dans la grande allégresse de leur cœur. Chez celui-ci se manifeste une agitation de tous les membres qui le force à courir, à sauter, à danser ; chez celui-là l’ivresse est si grande qu’elle lui fait frapper des mains et applaudir. L’un crie à haute voix et manifeste ainsi la surabondance qu’il ressent à l’intérieur ; l’autre au contraire se tait, se fondant dans les délices qu’il éprouve en tout lui-même. Parfois l’on est tenté de croire que tous font la même expérience ; ou bien l’on se figure au contraire que nul n’a jamais goûté ce que l’on éprouve soi-même. Il semble qu’il soit impossible de voir disparaître cette jouissance et que de fait on ne la perdra jamais ; et l’on s’étonne parfois que tous les hommes ne deviennent pas spirituels et divins. Tantôt l’on pense que Dieu est tout pour nous seuls et qu’il n’appartient à nul autre autant qu’à nous-mêmes ; tantôt l’on se demande avec admiration ce que c’est qu’une telle jouissance, d’où elle vient et ce qui nous est arrivé. C’est la vie la plus délicieuse qu’un homme puisse connaître sur la terre, en tant que jouissance ressentie. Et parfois les délices sont si grandes que le cœur pense se rompre.

En présence de tous ces dons sans nombre et de ces œuvres merveilleuses, l’homme dans l’humilité de son cœur doit rendre à Dieu tout-puissant louange et action de grâces, honneur et révérence, le remerciant avec une intime dévotion d’avoir bien voulu accomplir tant de merveilles. Et toujours il pensera en lui-même et redira de bouche en toute vérité « Seigneur, je ne mérite point tout cela ; mais j’ai tant besoin de votre bonté immense et de votre appui ! » Avec une telle humilité il peut grandir et s’élever à de plus hautes vertus.
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{{{CHAPITRE XX – DE CE QUI PEUT NUIRE A L’HOMME EN CET ÉTAT.}}}

Il arrive que certains fassent l’expérience de la venue dont il est question et de ce second mode dès le commencement, alors que détournés du monde et entièrement convertis, ils laissent toute consolation terrestre pour se donner à Dieu pleinement et vivre pour lui seul. Mais ils sont encore faibles et ont plus besoin de lait et de choses douces que d’une forte nourriture, comme les grandes tentations et le délaissement de la part de Dieu. Aussi en cette saison de leur vie, c’est-à-dire en cet état, la gelée blanche et la froide brume leur sont souvent nuisibles ; car ils sont au beau milieu de Mai de leur vie intérieure. La gelée blanche, c’est ce sentiment funeste de vouloir être quelque chose, ou de croire à sa propre valeur, ou encore le retour sur soi-même et la pensée que l’on a mérité les consolations reçues ou qu’on en est digne. Cette gelée blanche est capable de faire tomber les fleurs et le fruit de toute vertu.

Quant à la froide brume, c’est le désir de prendre repos en la consolation intérieure et en la douceur ressentie. L’atmosphère de la raison s’en obscurcit, et l’énergie prête à éclore, à fleurir et à porter du fruit rentre en elle-même ; et ainsi perd-on la connaissance de la vérité. Parfois cependant une fausse douceur demeure, qui est causée par le démon et qui finit par séduire.
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{{{CHAPITRE XXI – D’UNE COMPARAISON QUI FERA COMPRENDRE COMMENT IL FAUT SE COMPORTER EN CET ÉTAT.}}}

Voici une humble comparaison qui vous mettra en garde contre l’erreur et vous enseignera une conduite prudente en cet état. Regardez donc l’abeille toute sage et faites comme elle ; l’unité est sa demeure, dans le groupement de ses pareilles, et si elle sort, elle évite la tempête, préférant le temps calme et serein, alors que le soleil est brillant ; et elle s’en va de fleur en fleur, partout où elle peut trouver son doux miel. Mais elle ne se repose sur aucune, ne s’arrêtant à nulle beauté ni douceur. Elle butine le miel et la cire, c’est-à-dire ce qui est doux et ce qui donnera clarté, et elle s’en retourne à son unité rassemblée, afin que son labeur soit fructueux. Le cœur, éclos aux rayons du soleil éternel, qui est le Christ, croît sous son influence, fleurit, et distille, avec toutes les puissances intérieures, la joie et la douceur.

Or l’homme sage fera comme l’abeille : il ira se poser avec attention, intelligence et discernement sur tous les dons et les douceurs qu’il goûte, et sur tout le bien qu’il a reçu de Dieu ; et, avec le dard de la charité et de l’attention intime, il doit goûter en passant la diversité des biens et des consolations. Mais il ne se reposera sur aucune fleur de ces dons, et tout chargé d’actions de grâces et de louanges, il reviendra vers l’unité, où il désire se reposer et habiter avec Dieu pour l’éternité.

Tel est le second mode des exercices intérieurs, qui décore la partie inférieure de l’homme en maintes façons.