Ruysbroeck : LA DÉRÉLICTION

CHAPITRE XXVIII – DU QUATRIÈME MODE DE LA VENUE DU CHRIST .

Il nous faut parler maintenant du quatrième mode de la venue du Christ, qui élève l’homme et le perfectionne dans la pratique de la vie intérieure, selon la partie inférieure de lui-même. Et comme nous avons déjà comparé les divers modes de venue intérieure à l’éclat du soleil et à son efficacité, selon le cours de l’année, nous poursuivrons le même exemple et montrerons comment le soleil progresse et produit ses effets, à mesure que s’écoulent les saisons.

Lorsqu’il commence à descendre notablement du sommet de sa course vers son déclin, il entre dans un signe qu’on appelle la Vierge, parce qu’alors la saison, comme une vierge, ne donne pas de fruit. C’est en ce temps de l’année qu’est montée au ciel la glorieuse Vierge Marie, Mère du Christ, pleine de joie et riche de toutes vertus. C’est aussi la saison où la chaleur commence à diminuer ; et l’on a coutume alors de récolter, en vue d’une longue année, les fruits mûrs et qui peuvent se conserver, tels que les grains, le raisin et d’autres fruits durables, qui ont atteint leur maturité, et dont on pourra se servir et se nourrir longtemps. Puis avec les grains l’on fait des semences, qui doivent se multiplier pour l’utilité des hommes. C’est alors que s’achève et se consomme tout le travail du soleil au cours de l’année.

De même, lorsque le soleil de gloire, qui est le Christ, après être monté dans le cœur jusqu’au sommet, ainsi que je l’ai enseigné à propos du troisième mode, commence à descendre, en retirant ses rayons divins et en laissant l’homme à lui-même, l’ardeur et l’impatience d’amour commencent aussi à diminuer. Or cette disposition du Christ à se cacher et à retirer l’éclat de sa lumière et de sa chaleur constitue la première œuvre du mode qui nous occupe et une nouvelle venue. Le Christ s’y fait entendre de nouveau et dit : « Sortez selon la manière que je vous montre maintenant. » À cet appel, l’homme sort et se trouve pauvre, misérable et délaissé. Toute tempête, en effet, ardeur et impatience d’amour se sont refroidies ; à l’été brûlant a succédé l’automne, et toutes les richesses sont changées en grande pauvreté. Aussi cet homme se met-il à se plaindre et à s’apitoyer sur lui-même : où sont désormais la chaleur d’amour, l’esprit intérieur, l’action de grâces, la louange pleine d’allégresse ? Comment la consolation intérieure, la vie intime et la suavité sensible lui ont-elles été enlevées ? Et la violente ardeur d’amour, et tous les dons qu’il goûtait, tout cela est-il donc mort pour lui ? En cet état il ressemble à quelqu’un qui aurait tout désappris et qui aurait perdu son savoir et le fruit de ses peines. La nature s’émeut souvent et s’attriste d’une telle perte.

Parfois ces pauvres gens perdent en outre leurs biens terrestres, leurs amis et leurs proches, et ils sont comme délaissés de toutes les créatures. L’on ne trouve et l’on n’estime plus rien de saint en eux ; toutes leurs actions et toute leur vie sont prises en mauvaise part, et ils deviennent objets de mépris et de répulsion pour tous ceux qui les approchent. Puis ce sont des misères et des maladies sans nombre, ou encore des tentations dans le corps, ou, ce qui dépasse tout, dans l’esprit.

De ce dénuement naît la crainte de chute, en même temps qu’une demi-défiance. C’est le point extrême où l’on puisse se tenir hors du désespoir. Et dans cette affliction, l’homme recherche volontiers la société des bons, se plaignant à eux et leur exposant sa misère, et il souhaite grandement l’aide et la prière de la sainte Église et de tous les hommes vertueux.
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{{{CHAPITRE XXIX – COMMENT DOIT AGIR L’HOMME DANS SON DÉLAISSEMENT.}}}

À ce point, l’homme confessera dans l’humilité de son cœur que de lui-même il n’est qu’indigence : et il dira avec patience et abandon le mot du saint homme Job : « Dieu a donné, Dieu a repris : il a été fait selon le bon plaisir du Seigneur : que le nom du Seigneur soit béni! »

Ainsi cet homme s’abandonnera-t-il en toutes choses, disant et pensant en son cœur : « Seigneur, je veux tout aussi volontiers être pauvre de tout ce dont j’ai été dépouillé, qu’être riche, si vous le voulez et si cela va à votre gloire. Seigneur, ce n’est point ma volonté selon la nature, mais votre volonté et ma volonté selon l’esprit qui doivent s’accomplir , Seigneur, parce que je suis vôtre, et que, s’il s’agissait de votre honneur, j’irais aussi volontiers en enfer qu’au ciel, faites avec moi ce qui vous procure de la gloire. » De cette manière il transformera toutes souffrances et tout délaissement en joie intérieure, se remettant lui-même entre les mains de Dieu et se réjouissant de pouvoir souffrir quelque chose pour son honneur. S’il se comporte bien en cet état de vie, jamais il n’aura goûté joie plus intime, car rien n’est plus doux pour celui qui aime Dieu que de se sentir la chose propre de son bien-aimé. Alors même qu’il n’aurait pas expérimenté tout ce qui a été décrit jusqu’ici, s’il s’est élevé tout droit dans la voie des vertus jusqu’au mode qui nous occupe, cela suffit, pourvu qu’il sente en lui-même ce fonds vertueux qui consiste à pratiquer humblement l’obéissance et à porter patiemment le délaissement. Avec ces deux choses l’on est toujours en sécurité dans ce mode.

La saison de l’année dont nous avons parlé amène le soleil dans le signe de la Balance, ainsi appelé parce que les jours et les nuits deviennent égaux et que le soleil donne part égale à la lumière et aux ténèbres. De même le Christ est-il, vis-à-vis de l’homme abandonné, comme dans la balance. Qu’il donne, en effet, douceur ou amertume, obscurité ou clarté, quoi que ce soit en un mot, cet homme rétablit l’équilibre ; toutes choses sont pour lui semblables, à l’exception du péché, qui doit être entièrement banni. Il est résigné, et tandis que toute consolation lui est enlevée et que dans sa pensée il est privé de toute vertu et délaissé de Dieu comme de toutes les créatures, s’il sait bien recueillir toutes choses, c’est le moment précis où tous les fruits, les grains et le raisin sont en pleine maturité. Ce qui veut dire que tout ce que le corps peut supporter, de quelque nature que ce soit, on l’offrira volontiers et librement à Dieu, sans que la volonté supérieure s’y oppose. Toutes les vertus, tant extérieures qu’intérieures, qui jusqu’alors se pratiquaient dans le feu de l’amour et avec grande satisfaction, doivent être accomplies maintenant avec labeur, quoique volontiers, autant qu’on le voit et qu’on le peut faire, afin de les offrir à Dieu : de telle façon jamais elles n’ont eu plus de prix à ses yeux, jamais elles n’ont été ni si nobles, ni si belles. De même se prive-t-on volontiers et se laisse-t-on dépouiller de toute consolation donnée par Dieu, pourvu que ce soit pour son honneur. Tout cela forme la récolte de grains et de fruits mûrs dont on vivra éternellement et qui sera notre richesse devant Dieu. Ainsi s’achèvent les vertus, et la désolation se transforme en un vin éternel.

Ces hommes, avec leur vie et la patience dont ils font preuve, sont une occasion de profit et d’enseignement pour ceux qui les connaissent et qui les approchent ; de sorte que le froment de leurs vertus est ainsi semé et se multiplie pour l’utilité de tous les gens de bien.

Tel est le quatrième mode qui donne aux puissances sensibles et à la partie inférieure la parure et l’achèvement des exercices de la vie intérieure. Non que ceux qui s’y appliquent ne puissent croître sans cesse ni devenir plus parfaits ; mais en raison des âpres visites, épreuves, tentations et combats qu’ils ont à porter de la part de Dieu, d’eux-mêmes et de toutes les créatures, la vertu d’abandon est chez eux très grande perfection. Néanmoins l’abandon et la soumission de la propre volonté à celle de Dieu sont absolument nécessaires à tous ceux qui veulent être sauvés.
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{{{CHAPITRE XXX – DES MAUX QUE PEUVENT CONTRACTER CEUX QUI S’APPLIQUENT À CE QUATRIÈME MODE.}}}

Dans le temps de l’année qu’on appelle équinoxe, le soleil descend et la température se refroidit. De là pour ceux qui n’y prennent point garde l’occasion de gagner des humeurs fâcheuses, qui chargent l’estomac, engendrent des maladies et maintes indispositions, font prendre en dégoût toute nourriture saine, et mènent quelquefois jusqu’à la mort. Sous l’action de ces humeurs malignes, il y en a qui deviennent hydropiques, languissent longtemps, et quelques-uns en meurent. Enfin cette surabondance d’humeur fait naître les malaises et la fièvre, dont beaucoup ont à souffrir et quelques-uns perdent la vie .

De même, lorsque ceux qui, ayant bonne volonté, ont goûté quelque chose de Dieu, déchoient ensuite et s’égarent loin de Dieu et de la vérité, ils se mettent à languir au point de vue du vrai progrès, ou bien ils meurent aux vertus ou de la mort éternelle, par suite de l’une de ces maladies ou de toutes à la fois. Particulièrement lorsque l’homme souffre le délaissement, il a besoin d’une grande force et il doit s’exercer selon le mode qui vient d’être décrit, moyennant quoi il ne tombe point dans l’erreur. Mais s’il manque de sagesse et se gouverne mal, il contracte facilement des maux, parce que le temps s’est refroidi en lui. Il s’ensuit que la nature est paresseuse en vertus et en bonnes œuvres, et désire les aises et le bien-être du corps, parfois d’une manière indiscrète et plus qu’il n’est besoin. Quelques-uns accueilleraient volontiers les consolations divines, pourvu qu’elles leur vinssent sans qu’il leur en coûtât et sans labeur. D’autres cherchent soulagement dans les créatures, ce qui est cause souvent de grand dommage. Ceux-ci se figurent être malades, faibles ou entièrement épuisés, et ils regardent comme indispensable tout ce qu’ils peuvent obtenir ou donner à leur corps, en fait de repos et de bien-être. Lorsque l’homme condescend ainsi à la nature et poursuit d’une façon indiscrète le bien et la satisfaction de son propre corps, ce sont comme les humeurs fâcheuses qui chargent l’estomac ; son cœur en est gêné, et il perd l’appétit et le goût de tous les bons mets, c’est-à-dire de toutes les vertus.
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{{{CHAPITRE XXXI – DU SECOND MAL.}}}

Parfois aussi le mal contracté par le refroidissement fait que l’on se gonfle d’eau. Telle est la cupidité des biens terrestres, qui porte à désirer d’autant plus que l’on reçoit davantage ; car l’eau s’accumule, et le corps, c’est-à-dire l’appétit et le désir, devient énorme sans que la soif diminue ; mais la mine paraît défaite et amaigrie, je veux dire que la conscience et son discernement se réduisent parce qu’il y a comme un obstacle et un intermédiaire qui gênent l’influx de la grâce divine. Lorsque cette eau de la cupidité des biens terrestres approche du cœur, c’est-à-dire lorsqu’on prend là son repos avec une affection de complaisance, l’on ne peut s’avancer dans les œuvres de la charité, en raison de cette maladie ; le souffle intérieur et la respiration sont trop courts, ou, en d’autres termes, la grâce de Dieu et la charité intime font défaut. Aussi ne peut-on se débarrasser de cet amas d’eau des biens terrestres ; le cœur en est tout enveloppé, et il arrive souvent que la mort éternelle s’ensuit. Mais lorsque le cœur peut demeurer au-dessus, de façon à pouvoir dominer ces biens et s’en débarrasser s’il est nécessaire, quoique le mal du penchant désordonné puisse durer longtemps, la guérison est néanmoins possible.
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{{{CHAPITRE XXXII – DU TROISIÈME MAL QUI CONSISTE EN QUATRE GENRES DE FIÈVRE NUISIBLES AUX HOMMES.}}}

Il y a quatre genres de fièvre qui peuvent tourmenter ceux qui laissent s’accumuler les humeurs malignes, c’est-à-dire la recherche exagérée du bien-être corporel et la consolation indiscrète prise dans les créatures.

La première fièvre s’appelle quotidienne : c’est la multiplicité du cœur, qui vient de ce que l’on veut connaître de toutes choses, parler de tout, corriger et redresser, tandis que l’on s’oublie souvent soi-même. De cette façon l’on se charge de mille soucis étrangers ; l’on doit souvent entendre ce qui déplaît et l’on se trouble pour des occasions futiles. C’est un flot de pensées qui se succèdent, courant de-ci de-là, comme le vent. Cela peut s’appeler une fièvre quotidienne, car les soucis et les préoccupations multiples accablent du matin au soir, parfois même durant la nuit, dans le sommeil comme dans la veille. Bien que cet état ne soit pas incompatible avec la grâce de Dieu et n’entraîne pas le péché mortel, il est cependant nuisible au recueillement et aux exercices intérieurs, et il empêche de goûter Dieu et de se livrer à la vertu. Il y a là un éternel dommage.

La seconde fièvre vient de deux jours l’un : c’est l’inconstance ; et bien que son retour tarde davantage, elle est souvent plus dangereuse. Cette fièvre se présente sous. deux formes : l’une qui a pour cause la trop grande chaleur, l’autre le froid. À la première sont sujets quelques hommes vertueux, qui, après avoir été touchés de Dieu et ensuite délaissés, tombent parfois dans l’inconstance. Adonnés aujourd’hui à un mode spirituel, ils en prennent un autre demain ; tantôt ils veulent se taire, et tantôt parler. Décidés à entrer dans un ordre, ils pensent ensuite à un autre. Tantôt ils sont résolus à se dépouiller pour Dieu de tous leurs biens, tantôt ils veulent les conserver. Pensant un jour à parcourir les régions lointaines, un autre ils inclinent à se renfermer dans un ermitage. Avides de recevoir fréquemment le Sacrement, peu après ils y ont moins de zèle. Parfois ils veulent dire de longues prières, et ensuite ils préfèrent le silence prolongé. Tout cela est manie de changement et inconstance, qui nuisent à l’homme et l’empêchent de comprendre la vérité cachée, tandis qu’elles ruinent le fondement et l’exercice de toute vie intérieure.

Or voyez d’où vient cette inconstance chez les bons. Lorsqu’ils tournent leur intention et leur activité intérieure plus du côté des vertus et des pratiques extérieures que du côté de Dieu et de l’unité avec lui, ils demeurent sans doute en grâce avec Dieu, car c’est lui qu’ils poursuivent dans la vertu ; mais leur vie devient instable, parce qu’ils ne se sentent point reposer en Dieu au-dessus de toutes vertus. Aussi possèdent-ils leur bien, et ils l’ignorent ; car celui qu’ils cherchent dans les vertus et dans la multiplicité des pratiques, ils l’ont en eux-mêmes, au-dessus de toute intention, vertu ou pratique. Il faut donc à ceux-là, afin de vaincre leur inconstance, apprendre à trouver le repos au-dessus de toutes vertus, en Dieu et en la haute unité divine.

La seconde forme de la fièvre d’inconstance, qui vient du refroidissement, atteint tous ceux qui, recherchant Dieu, poursuivent en même temps autre chose d’une façon peu ordonnée. Cette fièvre est causée par le froid ; car la ferveur de la charité est médiocre, lorsqu’en même temps que Dieu, des causes étrangères doivent intervenir pour stimuler et réveiller des actes de vertu. Ceux qui s’y laissent prendre sont instables de cœur, parce qu’en tout ce qu’ils font, la nature se recherche d’une façon cachée, sans même qu’ils s’en aperçoivent, car ils ne se connaissent pas bien eux-mêmes. Ils suivent un mode spirituel ou l’abandonnent pour en prendre un autre ; aujourd’hui ils veulent se confesser à tel prêtre et recevoir ses avis, et demain ils font un autre choix. Avides d’ailleurs de conseils, ils n’en suivent jamais aucun. Toutes les fois qu’on les reprend ou condamne, ils sont prêts à s’excuser et à se disculper. Ils sont prodigues de belles paroles, mais elles sont creuses. Volontiers ils recueilleraient souvent des éloges pour leurs vertus, mais à peu de frais. Ils désirent que leurs œuvres vertueuses soient connues au grand jour, et c’est pourquoi elles sont vaines et insipides pour eux-mêmes et pour Dieu. Prompts à faire la leçon aux autres, ils n’aiment guère qu’on la leur fasse ou qu’on les reprenne. Une complaisance naturelle pour soi et un secret orgueil sont à la base de cette inconstance. Tous ces gens côtoient l’enfer ; qu’ils fassent encore un faux pas, et ils y tombent.

De la fièvre d’inconstance naît parfois chez certains une fièvre quarte, où l’on devient étranger à Dieu, à soi-même, à la vérité et à toute vertu. L’on tombe alors dans un égarement tel qu’on ne sait plus où l’on en est, ni ce qu’il faut faire. Ce mal est plus dangereux qu’aucun des précédents.

Enfin quelquefois même on passe de là à une fièvre double-quarte, qui est la négligence : le quatrième jour de fièvre est doublé, et le patient est presque incurable, car il n’a plus ni souci ni attention pour tout ce qui est nécessaire à la vie éternelle. Aussi peut-il tomber dans le péché tout comme quelqu’un qui n’a jamais rien su de Dieu. Si cela peut arriver à ceux qui se gouvernent mal dans le mode spirituel du délaissement divin, combien doivent s’observer davantage ceux qui n’ont jamais rien appris de Dieu, ni de la vie intérieure, ni de certaines suavités que goûtent les bons dans leurs exercices.
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{{{CHAPITRE XXXIII – COMMENT LES QUATRE MODES DONT IL A ÉTÉ PARLÉ SE TROUVAIENT ÉMINEMMENT DANS LE CHRIST.}}}

Si nous voulons marcher droit selon les quatre modes dont il a été parlé et qui donnent à l’homme la parure des puissances sensibles et de la partie inférieure de lui-même, dans la vie intérieure, il nous faut regarder le Christ qui nous a enseigné ces quatre modes en les pratiquant lui-même avant nous . Le Christ, soleil de clarté, s’est levé au ciel de la sublime Trinité et en l’aurore de sa glorieuse Mère, la vierge Marie, qui fut, en effet, et est encore l’aurore et le commencement du jour de toute grâce, où nous devons goûter d’éternelles délices.

Remarquez, le Christ possédait et possède toujours le premier mode, parce qu’il était l’unique et l’uni par excellence. En lui étaient résumées et rassemblées toutes les vertus qui furent et seront jamais pratiquées, ainsi que toutes les créatures qui en ont fait les actes ou doivent encore les faire. Ainsi était-il l’unique Fils du Père, uni à la nature humaine. Il possédait le recueillement et c’est de lui qu’est venu sur la terre le feu qui a embrasé tous les saints et tous les hommes de bien. Il avait pour son Père et tous ceux qui doivent jouir de lui éternellement un amour plein d’affection et de fidélité. Sa dévotion et l’amour élevé de son cœur s’épanchaient tout brûlants devant son Père pour le bien de tous les hommes. Enfin toute sa vie et ses œuvres tant intérieures qu’extérieures et toutes ses paroles n’étaient qu’actions de grâces, louange et honneur de son Père céleste. Tel est bien le premier mode .

Mais ce soleil tout aimable, qui est le Christ, brillait et répandait ses rayons d’une façon plus claire encore et plus chaude, en tant que plénitude de toutes grâces et de tous dons. Aussi répandait-il son cœur, sa vie et son service en bonté et en douceur, en humilité et en libéralité ; et il se montrait si gracieux et si aimable que son attitude et sa personne attiraient tous les hommes de bonne volonté. Il était le lis sans tache et la fleur des champs livrée à tous, où toute âme bonne pouvait butiner le miel d’éternelle douceur et de consolation sans fin. Et de tous les dons répandus en son humanité, le Christ, en cette humanité même, rendait grâces et louanges à son Père éternel, qui est en même temps le Père de tous et de tous bienfaits ; et il se reposait, selon les puissances supérieures de son âme, au-dessus de tous dons, dans la haute unité de Dieu, source de toute largesse. Ainsi possédait-il le second mode .

Le Christ, soleil de gloire, monta plus haut encore et répandit de plus clairs et de plus chauds rayons ; car durant toute sa vie, ses puissances inférieures et la partie sensible de lui-même, cœur et sens, furent invités et appelés par le Père à cette gloire élevée et à ces délices dont il jouit actuellement en ces mêmes puissances. Il y était d’ailleurs incliné lui-même par toutes ses tendances naturelles et surnaturelles ; néanmoins il a préféré attendre, dans l’exil d’ici-bas, le temps que, dès l’éternité, le Père avait prévu et ordonné. Ainsi pratiquait-il le troisième mode .

Enfin lorsque l’époque fut venue, où le Christ avait décidé de recueillir et de rassembler dans le royaume éternel tous les fruits des vertus qui ont jamais été ou seront pratiquées, le soleil éternel commença à descendre . Le Christ, en effet, s’humilia et livra la vie de son corps entre les mains de ses ennemis. Et dans une telle détresse, il fut méconnu et abandonné de ses amis, tandis que toute consolation extérieure et intérieure étaient retranchées à sa nature, chargée par contre de misère et de peine, d’opprobres et de fardeaux, du poids de tous les péchés et de la rançon à payer en rigueur de justice. Il porta tout cela avec une humble patience et au milieu de cet abandon il accomplit les plus puissantes œuvres d’amour. De cette façon il nous a reconquis et racheté le droit à l’héritage éternel.

Telle est la parure de sa noble humanité selon la partie inférieure, dans laquelle il a souffert tout ce labeur à cause de nos péchés. Aussi est-il appelé Sauveur du monde et possède-t-il toute clarté et toute gloire, élevé aux cieux et assis à la droite de son Père où il règne tout-puissant ; et à son nom sublime toutes les créatures au ciel, sur la terre et dans les enfers fléchissent le genou éternellement.
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{{{CHAPITRE XXXIV – COMMENT L’ON DOIT VIVRE POUR RECEVOIR LA CLARTÉ INTÉRIEURE.}}}

Lorsque l’on s’exerce dans les vertus morales, selon les commandements de Dieu, en toute obéissance, et que de plus l’on pratique les vertus intérieures, selon la justice, sous la direction et la poussée de l’Esprit-Saint, en suivant tous ses attraits et inspirations ; lorsque ne se recherchant plus soi-même, ni pour le temps, ni pour l’éternité, l’on devient capable de contrebalancer et de porter en toute patience obscurité, lourdeur et misères de tout genre, tout en remerciant Dieu de toutes choses et en s’offrant soi-même dans un humble abandon, l’on a vraiment accueilli le Christ en sa première venue selon le mode des exercices intérieurs. Puis l’on est sorti à son appel en pratiquant la vie intérieure ; et ainsi l’activité intime du cœur et l’unité inférieure, corporelle et sensible ont-elles reçu la parure de riches vertus et de dons nouveaux .

Lorsque l’homme est bien purifié, pacifié et rentré en lui-même selon la partie inférieure, il peut recevoir la clarté intérieure au temps voulu et ordonné par Dieu. Et cela peut avoir lieu dès le début de sa conversion, s’il s’abandonne entièrement à la volonté divine et renonce à toute propriété de soi-même ; car c’est à cela que tiennent toutes choses. Cependant il devrait toujours gravir les modes et les voies qui ont été marquées plus haut, tant pour la vie extérieure que pour la vie intérieure ; ce qui lui serait plus aisé d’ailleurs qu’à ceux qui sont moins avancés, à cause de la lumière dont il jouit.