Celui qui, après une lecture approfondie, jette un regard en arrière sur la Divine Comédie, voit se dessiner l’image d’un voyage prodigieux.
Il est bon, en général, pour posséder plus profondément un poème, de jeter sur lui ce regard en arrière et de discerner la structure fondamentale qui s’en dégage — comme si l’on avait cheminé à travers un pays de montagne, que l’on ait vu des prairies et des forêts, des gorges et des hauteurs, et que, d’un dernier sommet, on ait devant les yeux la structure fondamentale, le « signe » comme dirait Hölderlin, de tout le caractère montagneux. Celui qui a vécu ainsi d’un bout à l’autre la Divine Comédie, qui a rencontré les individus et les groupes, qui a fait l’expérience des ténèbres et des tourments, mais aussi de la libération progressive et de l’infini de lumière, voit, lorsqu’il se retourne, la ligne d’un voyage menant à travers tous les domaines de l’existence, résumant tout ce qui a nom « monde » et « vie humaine ».
L’Iliade apparaît comme une grande mer agitée. C’est le long combat pour une ville qui constitue non seulement son contenu, mais aussi son « signe ». Le mouvement de ses vagues est si puissant que le lecteur ne pense absolument pas qu’à dire vrai, on ne lui conte là qu’un simple épisode des combats pour Troie, c’est-à-dire « la colère d’Achille » ; involontairement, il voit dans le poème toute la guerre, le destin des héros et la Grèce entière qui les enveloppe de sa lumière. La structure de l’Enéide est un départ et une fondation déterminée par les puissances de la soumission au destin et de la pieuse obéissance. Tout est concis ; personnage et événement ont des contours strictement limités et l’immense historicité de l’empire romain en ressort. Le Roi Lear se dresse comme un bloc de destin.
Pour le regard exercé, tout est contenu déjà dans les premières scènes, et la suite n’est que le déroulement qui s’accomplit de façon inéluctable. Si l’on jette un regard sur la Divine Comédie depuis le lointain du souvenir, on voit un homme, Dante, qui, pour son salut et tendant toutes ses forces, descend en enfer, gravit la montagne de la purification et est élevé à travers tous les cieux. On le voit vivre pleinement faute, souffrance, grandeur, grâce et gloire, jusqu’à ce que sa route se termine soudain et brusquement dans un accomplissement suprême.
Mais procédons avec plus de précautions encore ; les belles choses ne révèlent toute leur beauté que si on les regarde attentivement. L’Odyssée aussi est cheminement, voyage ; elle est déterminée, il est vrai, par la fatalité, et remplie d’une lourde nostalgie, quoique tout le plaisir de l’aventure la traverse. Car ce destin est précisément celui d’Ulysse, l’ancêtre de tous ceux qui cherchent le large. Le regret du pays natal n’est qu’un trait dans l’aspiration de sa nature, l’autre étant le désir de partir vers les lointains du monde… Le voyage de Dante, au contraire, n’est en aucune manière une aventure, il est très profondément sérieux. Il s’agit là de la destinée éternelle de la personne ; il est soumis à la faveur et à l’acquiescement, mais aussi à la justice divine et à une exigence indiscutable. Ainsi, tout dans la Divine Comédie est ramassé et rigoureux ; nulle part une paisible errance ou une découverte agitée. Sans cesse il faut avancer : « Poursuis, le temps est court !» On a remarqué avec raison que l’œuvre laisse l’impression d’une tension qui, malgré l’ampleur croissante, augmente continuellement, de sorte que la conclusion inouïe, qui n’a pas son égale dans toute la poésie, donne en même temps la sensation que les forces sont à bout. Après les derniers vers du trente-troisième chant du Paradis, tout est réellement épuisé, le sujet et les forces — mais aussi tout est accompli. C’est cette fin qui appelle et détermine le déroulement entier de la Divine Comédie.
Un mouvement puissant passe à travers l’œuvre, mais il n’a pas son origine dans la volonté personnelle du voyageur lui-même ou, plus exactement, il a aussi son origine en elle, mais seulement parce qu’il l’a d’abord dans la volonté divine.
L’événement commence au moment où Dante lutte contre des difficultés mortelles. Après la mort de Béatrice, il n’est pas resté fidèle au commandement sublime que l’amour de Béatrice signifiait pour lui. Abandonnant cette image, il a aussi abandonné la sienne propre, et le sens de son existence menace de lui échapper. C’est la sombre forêt du premier chant. Il peut triompher du péril immédiat ; péniblement il parvient à sortir de la forêt. Mais les démons du mal qui s’opposent à lui de l’extérieur et qui, en même temps, se dressent aussi en lui-même, l’empêchent de gagner la montagne lumineuse, sommet de sa vocation. Alors apparaît Virgile qui est pour lui le maître de la poésie, lë créateur du mythe de Rome. Il apporte un message ; Dante ne peut atteindre par ses propres moyens la cime de la montagne : Dieu, Béatrice en Dieu, et son propre salut. Le mal s’interpose, il faut s’en rendre maître. Ainsi, le chemin ne mène à ce qui appartient le plus intimement à Dante que par le plus lointain détour : le monde. Dante doit parcourir toute l’existence telle qu’elle est dans l’éternité, il est vrai. Il cheminera à travers l’enfer, la montagne de la purification et l’ordonnance des cieux pour y rencontrer l’histoire et la vie humaine ; non plus encloses « en énigmes et symboles », mais jugées par Dieu et devenues par là manifestes.
Le message signifie grâce. Personne ne franchit de lui-même la frontière. Le tenter serait illusion ou magie. Seul peut le faire celui qui meurt ou à qui la vision en est accordée — cette vision qui doit être réalisée non seulement dans la contemplation, mais dans l’acte et le devenir intérieurs1.
Ainsi, dès le premier instant, Dante est soumis à une direction et à un commandement. Pour lui, personnellement, la montagne est perdue, mais un messager arrive, lui promet le salut et l’invite à le suivre : Virgile (Enfer, I, 61-632).
Virgile raconte alors que, de son côté, il a reçu un messager : Béatrice (Enfer, II, 52-75), être supraterrestre, et cependant toute humaine ; plongée dans l’amour de Dieu et pourtant si attachée à son ami que ses yeux de bienheureuse se remplissent de larmes tandis que, « d’une voix douce et basse », elle parle de sa détresse (Enfer, II, 116). Béatrice est descendue dans l’abîme vers Virgile et l’a prié d’apporter son aide. Mais Béatrice non plus ne se met pas en route mue par son impulsion personnelle il gravit les degrés de la montagne purificatrice, où le voyageur voit le bien pénétrer dans l’être sous la forme de la pénitence. Après qu’ils ont franchi le mur de feu, Virgile le quitte : Dante est maintenant majeur et peut se justifier devant Béatrice (Purg., xxvii, 127-141). Après le gracieux interlude dans la liberté du paradis terrestre où Dante chemine avec Matelda qui est comme l’incarnation du jardin sacré (Purg., XXVIII, 37 — XXIX, 15, et XXXI, 91-105), un nouveau guide lui est donné : Béatrice le fait monter d’une sphère céleste à l’autre jusqu’à l’empyrée, lieu de la pure transcendance. Là, elle retourne à la place qui lui est propre et saint Bernard, le maître de la contemplation, marche à côté du voyageur (Par., XXXI, 55-69). Bernard demande pour celui qui est parvenu à l’accomplissement l’intercession de la reine des cieux ; grâce à elle, la suprême connaissance lui est donnée, connaissance qui, à son tour, ne s’accomplit pas sous la forme d’une percée venue de lui-même, mais par l’éclair qui frappe son esprit (Par., XXXIII).
Le mouvement du voyageur peut se poursuivre seulement parce que le mouvement de la grâce l’a prévenu et continue à le prévenir. Le mouvement du voyageur s’accomplit en chaque endroit à partir du mouvement de la grâce, sans que, cependant, le caractère du premier soit d’être seulement porté par l’autre ; bien plutôt, Dante lui-même demeure en ce mouvement propre jusqu’à l’extrémité de ses forces.
Le voyage part de la terre et a le ciel pour but. Une belle évocation montre Dante qui, peu avant de franchir le suprême passage, voit la terre s’étendre bien loin au-dessous de lui (Par., XXII, 133-153). Toujours le point de départ reste sensible. Toujours c’est une réalité historique qui l’entoure, mais qui, il est vrai, est entrée dans l’éternité. Sans cesse on sent la grande mutation des hommes passant du temps à l’éternité, car ceux que Dante rencontre, innombrables, sont venus de la terre. Mais en même temps, le ciel va sans cesse au-devant du voyageur qui tend vers lui et l’y mène.
Cette avancée du ciel s’exprime de façon particulière dans ces êtres qui doivent spécialement nous occuper ici : les anges.