A une vision gnostique appartiennent, très certainement, ces «bons et magnanimes», ces «presque créatures d’une autre espèce» qui ne peuvent apprendre les usages du monde (Pensieri, lxxix), condamnés par la nature «à être plus que des hommes et toujours paraître des enfants» (Pensieri, lxx). Si ces images peuvent, littéralement, provenir aussi de Platon (et en particulier, comme nous l’avons déjà vu, de l’éloge de la philosophie dans le Théétète et le Gorgias), leur «style» impitoyable à l’égard des «polloi» (de la multitude, du «troupeau»), comme l’insistance avec laquelle est représenté le détachement, l’exclusion du monde de la part de l’enfant-homme supérieur1, tout cela doit faire penser au solitaire alloghenés gnostique, à l’homme d’une autre race, à l’âme radicalement étrangère sur la terre2. Est gnostique, chez Leopardi, son attitude fondamentale par rapport à la nature; nature, quant à elle, différente du pneumatikòs. Elle ne le combat pas, elle n’a généralement aucune «intention» à son égard, elle est simplement irréductible à l’esprit, tout comme l’esprit est irréductible à la nature. Leurs principes ne s’opposent pas, mais demeurent en parfaite altérité. Gnostique encore chez Leopardi, le thème du rire qui le passionne tant: «terrible et awfull, telle est la puissance du rire; celui qui a le courage de rire est maître des autres, comme celui qui a le courage de mourir» (Zibaldone, 4391, 23 septembre 1828). Philippe Ottonieri, le «philosophe» des Operette, rit. Et résonne comme un rire le chant des oiseaux dans l’èloge : «d’où l’on pourrait dire, d’une certaine manière, que les oiseaux participent du privilège que l’homme a de rire». Le rire est le signe de la libération des tromperies de la vie pour celui qui sait, pour le gnostique — plus encore: le signe de sa capacité à voir la vie comme paignia, représentation et jeu d’enfants.
Mais la grande figure léopardienne du solitaire gnostique, de l’innocent confiné à son désert, comme le genèt, ne nourrit aucune illusion de salut. La connaissance ne rachète rien. Aucun espoir de rejoindre la Vie vraie au travers du désenchantement du savoir. Paradoxale gnose léopardienne, tout comme s’avérait paradoxal son platonisme: comme si la figure héroïque de l’enfant-surhomme gnostique se construisait en vain. Existant pour son propre naufrage. Gnose désespérée, qui doit manquer totalement le but de son savoir mème — gnose sans epistrophè, qui enseigne par un langage véridique et dur, uniquement la voie de la katastrophè. La gnose léopardienne s’exprime par la voix de Parini ou de la Gloire : «Notre destin, là où il nous entraîne, doit être suivi avec une âme forte et haute»; mais l’âme forte et haute de ce gnostique reconnaît le destin sans l’aimer pour autant; il ne pourrait s’agir, le concernant, d’un amor fati, puisque sa propre grandeur se révèle justement dans la xeniteia, dans la parfaite étrangeté par rapport à cette catastrophe que, par nature, il subit.