PRIÈRE DIVISÉE EN SECTIONS – CONTRE LES SEPT FOIS SEPT VICES QUI PROCÈDENT TOUS DU SEUL ORGUEIL INVENTEUR DE TOUS LES MAUX.

NATURE suprême, incompréhensible, Vertu et Vie, bienheureuse, Lumière inaccessible et seule véritable, unique Sagesse, Vérité immuable et qui ne trompe jamais, Charité incomparable et sans déclin, Fondateur éternel des choses temporelles, seul Créateur des êtres visibles et des êtres invisibles, Père, Fils, Esprit-Saint, Seigneur Dieu, un et vrai dans la Trinité. Autre est le Père, autre le Fils, autre l’Esprit-Saint. Et cependant il n’y a en ces trois qu’un seul Dieu, un seul Seigneur. Le Père n’a pas de principe, le Fils est engendré par le Père, l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils ; et cependant le Père ne précède pas, la Fils et l’Esprit-Saint ne suivent pas, mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul et même Dieu, tout-puissant, éternel, égal à lui-même. On peut dénombrer en vous des personnes, non des parties. Aussi vous vous trouvez tout entier partout, mais vous n’êtes circonscrit par rien. Ceci, en effet, ne pourrait se produire que s’il était possible de distinguer en vous un dessus et un dessous, une face et un revers. Mais tout cela est purement inexistant en vous ; et c’est pourquoi on ne peut vous circonscrire comme on ferait un corps, matériel ou spirituel. Vous êtes, par suite, tout entier dans la créature, tout entier en dehors d’elle, tout entier dans les êtres de grande dimension, tout entier dans les choses minuscules, tout en chacun, tout en tous. Les corps étendus ne vous étendent pas, ceux qui sont exigus ne vous rétrécissent pas. Vous n’êtes pas divisé entre eux, et vous ne formez pas, par rapport à tous, une sorte de masse indivise. Enfin, lorsque vous quittez l’un pour gagner l’autre, vous ne passez pas d’un lieu à l’autre, vous qui vous déplacez sans relation avec le temps et l’espace.

Il en va de même de votre Fils, Père suprême. Né de vous éternellement selon la nature, la vertu, l’essence, la grandeur et la puissance de la divinité, il était tout entier sur la terre, parmi les hommes, tout entier avec vous au ciel, lorsqu’il disait : « Personne n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel. » Lui qui, demeurant éternellement ce qu’il était auprès de vous, « s’est anéanti lui-même, prenant la condition de l’esclave, devenant semblable aux hommes et revêtant l’aspect d’un homme ; il s’est humilié lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et la mort par la croix. »

Je vous en supplie, bienheureuse Trinité, par l’habit d’humanité revêtu par votre Fils, par les tourments de sa passion, par ses plaies et ses cicatrices, par l’effusion de son sang : donnez-moi premièrement de vous aimer, vous, mon Seigneur Dieu, d’avoir soif de vous, de vous chercher de tout mon cœur ; ensuite, de respecter les droits de la charité envers mon prochain, dans toute la mesure de mes forces.

Mais cet amour, Seigneur, vous ne l’accordez qu’à celui à qui vous avez d’abord donné de haïr les vices.

Contre l’orgueil. Je vous en prie donc, tendre et vraie miséricorde, ma seule et ferme espérance : détruisez dans mon âme l’empire de l’orgueil. Il est horrible, Seigneur, il est redoutable ce mal immense qui a fait tomber les anges du ciel, chassé les hommes du paradis, provoqué toutes les chutes et tous les vices. L’orgueil, il a prétendu, à l’origine des choses, rendre l’ange et l’homme semblables à vous ; et, à la fin des temps, il va plus loin encore et voudrait vous les préférer, le diable et l’homme. C’est lui qui a forcé l’entrée du ciel pour en arracher les esprits angéliques ; c’est lui qui l’a ensuite obstruée pour empêcher les hommes d’y pénétrer.

Je tremble, Seigneur, lorsque je considère ces choses ; mais mon espoir renaît, quand je mesure l’humilité de notre Médiateur. Merci à vous qui aimez les hommes, merci. L’humilité du Verbe incarné a vaincu l’orgueil de notre meurtrier. Elle n’a pas, sans doute, ramené l’ange déchu au lieu d’où il était tombé, mais elle a libéré l’homme trompé par lui, et l’a fait monter là où il n’avait jamais mis le pied. Fixez dans mon cœur, Trinité ineffable, cette humilité que l’humanité de notre Rédempteur a proposée à notre imitation : « Recevez mes leçons, a-t-il dit, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour vos âmes. » Et ailleurs : « Si vous ne changez pas, et si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des deux. »

Bien des pensées, Seigneur, pourraient à ce propos s’offrir à mon âme affligée, s’il ne nous était interdit de nous répandre en flots de paroles dans la prière. Mais nombreux sont les vices qui procèdent de l’orgueil, et la prière m’est nécessaire contre chacun d’eux. Aussi, pour éviter d’outrepasser les bornes tracées par l’Évangile, je ne me livrerai pas à une seule et longue prière, mais à plusieurs brèves oraisons, comptées selon le nombre des vices qui se présentent à moi pour me tenter.

Contre la vaine gloire. C’est vous-même, Seigneur Dieu, qui nous l’enseignez par votre sainte Écriture — et vous ne trompez personne parmi vos fidèles — : une septuple malice est engendrée par le seul, orgueil, inventeur de tous les maux. C’est pourquoi, sans doute, la bête qui lutte contre l’Agneau est dite posséder sept têtes. Et si l’on considère clairement les choses, on découvre que l’orgueil qui l’habite est sept fois multiplié par sept.

La première de ses têtes est la vaine gloire. Elle n’est pas simple, mais septuple. D’elle, en effet, naissent la désobéissance, la jactance, la simulation, la dispute, l’obstination et la discorde. En vérité il y a, mon Dieu, dans ce monstre, dans ce Goliath, une force gigantesque, une force qui en impose ; et il suffit cependant d’une seule pierre lancée par la main de David pour le jeter à terre. Quel est ce coup de pierre ? Rien d’autre que l’esprit de crainte du Seigneur. Il en était rempli de façon singulière, celui qui disait à ses fidèles, à la veille de sa passion : « Réjouissez-vous: j’ai vaincu le monde.» Aussi fut-il pleinement victorieux de la tyrannie de ce vice.

Nous aussi, nous sommes vainqueurs en lui et par lui, si nous participons avec lui au don de ce même esprit. Je vous en prie donc, Majesté ineffable : remplissez-moi, selon la mesure fixée par votre sagesse, de cet esprit de crainte. Montrant par là que Jésus, lui, en fut rempli sans mesure, fixez-en le siège dans mes entrailles, si bien que les premiers rejetons de l’orgueil n’y puissent trouver place pour y édifier leur empire. Qui vous craint vraiment n’a aucun mépris pour quiconque lui commande selon la justice, eût-il affaire à moindre que lui. Oui vous craint vraiment ne s’enfle jamais de vanité à la pensée du bien qu’il fait, et il ne simule pas devant les autres une vertu qu’il n’a pas. Qui vous craint vraiment ne contredit pas» la saine doctrine ; et s’il lui arrive de le faire par ignorance, il ne s’obstine pas dans son sentiment. Qui vous craint vraiment ne renonce jamais à la concorde et à l’unité. Dès que cette crainte — la vôtre, Seigneur — s’est emparée à fond d’une âme, elle y engendre aussitôt l’esprit d’abaissement, elle étouffe la jactance, elle expulse la simulation, elle fuit partout la dispute, elle amollit l’obstination, elle évite de toutes manières la discorde. Véridique est la parole : « Qui craint Dieu ne néglige rien » ; et : « Nul n’est plus grand que celui qui craint Dieu. »

Exaucez donc, Seigneur, la prière du misérable que je suis : je ne m’appuie en rien sur mes propres mérites ; toute ma force, je la place dans le sang répandu du Crucifié.

Contre l’envie. Voilà que se dresse contre moi, Seigneur mon Dieu, la seconde tête de l’orgueil, à savoir, l’envie. C’est une vraie peste. Elle répand un venin abondant ; et, avant de saisir sa proie, elle se déchue elle-même à belles dents. Elle non plus n’est pas seule : elle est — parfaitement ! — septuple. D’elle, en effet, naissent, et lui restent collées, la haine, l’insinuation malveillante, la médisance, la joie devant les revers essuyés par le prochain, la tristesse à la vue de la prospérité dont il jouit. Tête épouvantable d’une bête affreusement féroce, t£te monstrueuse, tout infectée d’un venin mortel ! Arrive-t-elle à s’introduire dans l’âme et à s’en rendre maîtresse, elle n’y laisse plus rien de vivant, rien de sain.

Pour avoir raison d’un mal si nuisible et si prolifique, envoyez-moi, Seigneur, le bien suprême, ineffable, de la dilection. Dès que celle-ci se présente, l’ennemi lui cède la place : la chose est certaine. Et la progéniture de l’envie perd toute force, là où s’installe la seule dilection. Celui qui aime ne porte envie à personne, ne hait jamais personne, ne cherche pas à discréditer l’homme vertueux, ne médit pas du pécheur, ne s’attriste pas du bonheur d’autrui, ne se réjouit pas de son malheur ; au contraire, lorsqu’il constate chez son prochain une supériorité quelconque en fait de vertu ou de succès, il lui en souhaite encore davantage. Il aime celui qui le persécute, il loue l’homme de bien, il morigène le méchant, il fait siennes les joies des autres et prend à son compte les adversités qui les accablent.

Aussi, c’est fort à propos qu’on a donné à l’amour, de préférence aux autres vertus, le nom de chanté : nulle part on ne trouve rien qui soit plus cher que ce sentiment. Celui qui le possède, vous possède. « Dieu, en effet, est charité, et quiconque demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui. » Or, forcément, qui vous possède, aux assauts de l’envie ne cède.

Écoutez donc, Seigneur, mes pauvres prières, vous qui avez eu pitié des larmes de la courtisane et lui avez pardonné ses nombreux péchés, parce qu’elle avait beaucoup aimé.

Contre la colère. Voyez, Seigneur Dieu, considériez ceci : la troisième tête de l’orgueil, une tête farouche et tout enflammée de méchanceté. Elle aussi, elle qui me brûle tant et plus, cherche à me dévorer. C’est la colère, le plus âpre, le plus amer de tous les vices. Dès qu’elle se met à bouillonner en l’homme — j’en ai fait maintes fois la triste expérience —, elle irrite atrocement son esprit, elle affaiblit son jugement, elle rend sa parole incohérente, elle voile ses yeux et secoue tout son corps. Elle non plus n’est pas simple, mais septuple. Sortent d’elle les rixes, les injures, les cris, l’indignation, l’emportement et les blasphèmes.

A ce mal menaçant et multiforme opposez, Seigneur Dieu, mon Créateur et mon Recréateur, le bien doux et suave, le bien unique et invincible de la patience.

La patience n’est pas seulement une vertu, mais la racine et la gardienne des vertus. Parmi les charismes spirituels inséparables de la charité, la patience tient la première place et le poste de commandement. Lorsqu’elle occupe le fond du cœur et y exerce son empire, tout s’apaise : les disputes et les injures font place aux exhortations, les clameurs confuses sont réprimées par un silence bien réglé, la douceur prend le dessus sur l’indignation et la véhémence ; au lieu des blasphèmes, c’est l’action de grâces. Sa force s’explique d’ailleurs fort bien : en vue de vaincre ses adversaires, elle commence par se combattre elle-même. En effet, l’homme patient doit avant tout se résister à lui-même, afin d’arriver à la maîtrise de soi. Une fois ce résultat obtenu, il n’est rien qu’il ne soit capable de supporter de la part d’autrui.

Supposons cependant que la patience s’endorme pour un temps, et que la colère s’enflamme outre mesure : n’y aura-t-il, Seigneur, à cela aucun remède ? Il y en aura. L’Évangile, en effet, n’annonce pas seulement la condamnation de ce mal, lorsqu’il dit : « Quiconque se met en colère contre son frère est justiciable du tribunal ; celui qui dit à son frère : Raca, est justiciable du Conseil ; celui qui lui dit : Fou, est passible de la géhenne du feu. » Mais il ajoute aussitôt : « Si tu présentes ton offrande à l’autel et que, là, tu te rappelles que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; alors seulement tu viendras présenter ton offrande. » Citons encore cette parole : « Lorsque vous vous tenez debout pour prier, pardonnez, si vous avez quelque sujet de ressentiment contre quelqu’un. »

Donnez-moi, Dieu très clément, cette seconde victoire, au cas où le feu de la colère me ferait perdre la première, m’amenant à offenser quelqu’un sous l’impulsion d’un zèle qui ne serait pas le vôtre.

Contre la tristesse. Voici maintenant, ô Dieu, joie éternelle des justes, la quatrième tête de l’orgueil, la tristesse. Maigre à faire peur, inculte, quasi morte d’un mal qu’elle simule, d’autant plus nuisible que sa méchanceté est moins apparente, elle s’efforce d’étouffer en moi toute vitalité. Ce qui l’excite surtout, ce sont, ou bien les adversités, méritées ou imméritées, du temps présent, ou bien le désir insatisfait des biens temporels, ou bien la correction fraternelle fréquemment subie, que celle-ci outrepasse ou non les bornes de la modération.

La méchanceté de ce vice se multiplie, elle aussi, jusqu’à sept fois. Dès qu’elle s’est établie dans l’intime du cœur, elle y engendre la malice, la rancune, la lâcheté, le découragement, la torpeur dans l’accomplissement des préceptes divins, les rêveries malsaines.

Mais, je vous en prie, vous, le donateur de la joie éternelle, accordez au petit misérable que je suis une joie céleste qui m’arme contre les nuisances de la tristesse. Une fois cette grâce obtenue de votre bonté, je me réjouirai constamment parmi les adversités du temps présent, avec celui dont l’Apôtre, je m’en souviens, a dit : « Au lieu de la joie qui lui était offerte, il a supporté la croix, sans avoir égard à l’humiliation. » Constamment, en proie à l’indigence, j’exulterai en compagnie de celui dont j’ai lu cette parole : « Les renards ont leur tanière, les oiseaux du ciel leur nid ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête. » Donnez-moi donc, Seigneur Dieu, donnez-moi, je vous en prie, l’allégresse intérieure que je demande. Lorsqu’elle m’aura pénétré tout entier, victorieuse des trois causes d’abattement signalées plus haut, elle l’emportera encore sur ses autres adversaires. Aussitôt la bienveillance vaincra la malice née de la tristesse, l’affabilité chassera la rancune engendrée par le dégoût de l’existence, le courage secouera la lâcheté, la confiance mettra lin au découragement, les exercices spirituels me rendront maître de la torpeur dans l’accomplissement des commandements, une stabilité-immuable réprimera les rêveries malsaines. Et si, par* hasard, la pureté de cœur faisant défaut, le mal de la tristesse arrivait à prévaloir pour un temps, je m’efforcerais de mettre en pratique, avec votre grâce, le conseil du bienheureux Jacques : « Quelqu’un parmi vous est-il en proie à la tristesse ? Qu’il prie, l’âme tranquille, et qu’il chante des psaumes ! » Puissé-je alors mériter d’éprouver ce sentiment qui fait crier au prophète en proie à l’affliction : « Réjouissez l’âme de votre serviteur, car vers vous, Seigneur, j’ai élevé mon âme. »

Contre l’avarice. La gueule avide, béante, dilatée comme celle de l’enfer, l’avarice, cinquième tête de l’orgueil, cherche à absorber, Seigneur Dieu, tout ce qui en moi est fait pour la vie. Elle est la racine de tous les vices. Toutefois, c’est en sept d’entre eux surtout qu’elle exerce sa virulence. Ses rejetons, les voici : la trahison, la fraude et la tromperie, l’inquiétude aussi, la violence et la dureté de cœur.

Tel, Seigneur Dieu, aime le monde, et ne vous aime pas vous. Pour des métaux précieux, pour des pierres brillantes, pour des serfs et des servantes, des propriétés et des terres, il livre à la mort son prochain, il commet des fraudes, il use de tromperie. Tel autre est inquiet et s’emporte à cause d’une métairie, tel autre à cause d’une simple poule. Celui-ci ferme son cœur à la pitié pour éviter de donner de l’or, celui-là pour refuser de la nourriture.

Pour me mettre radicalement à l’abri de ces maux, je vous implore, mon Dieu, amour chaste et véritable : opposez à cette damnable cupidité le parfait mépris impliqué dans le renoncement au monde. En dehors de vous, rien ne m’est dû sur la terre : puissé-je ne rien désirer, sinon vous ! Ainsi, la racine étant desséchée, on ne verra plus pulluler les pousses détestables. Faites-moi cette grâce, ô Dieu, vous qui êtes l’héritage des saints ici-bas et dans l’éternité.

Contre la gloutonnerie. Elle est plus grasse, Seigneur, que les autres, et son cou dilaté la rend en quelque sorte plus épaisse, la sixième tête de l’orgueil, je veux dire la gloutonnerie. Elle en veut à la substance de mon âme, car elle souffre d’une faim continuelle, qui naît de la nécessité mais dépasse bientôt la mesure et n’a plus en vue que le plaisir. Passant ainsi du licite à l’illicite, elle apparaît bientôt septuple. On voit à sa suite, se pressant contre elle, la sotte joie, les bouffonneries, le rire immodéré, les flots de paroles, l’impureté, l’esprit obtus. Pour évacuer autant que possible son poison mortel, il faut éviter, non seulement les préparations trop recherchées, mais le plaisir qu’on peut trouver dans des aliments vulgaires. Ce n’est pas en se régalant de mets exquis, mais pour avoir savouré une simple pomme, que la première femme a semé la mort par tout l’univers ; et pour tenter notre Roi, l’antique ennemi s’est servi, non de viande, mais de pain.

Aussi je vous invoque en gémissant, vous qui êtes l’éternelle satiété des justes : faites que je me mette à table comme un malade va aux remèdes, cherchant la satisfaction d’un besoin, non le plaisir. Par là, Père plein de bonté, la sève nuisible de la gourmandise se tarira ; la sotte joie et les bouffonneries se flétriront, alors qu’elles vont jusqu’à la folie chez ceux qui se laissent vaincre par la réplétion et l’ivresse. « Le peuple, en effet, s’assit pour manger et boire ; puis on se leva pour se livrer à des réjouissances. » Plus de ces rires immodérés et de ces discours intarissables, car dans un corps fatigué par le jeûne, l’âme est tout envahie par une tristesse d’ordre spirituel qui la renferme dans le silence. L’impureté ne surviendra jamais à l’état de veille, rarement au cours du sommeil. Le manque de pénétration cédera la place à l’acuité de l’esprit, fruit de la sainte tempérance. Ventre vidé par l’abstinence libère l’humaine intelligence.

Prêtez donc une oreille bienveillante à mon humble supplication, Seigneur Dieu, vous qui êtes le secours indéfectible, éternel, des anges et des hommes.

Contre la luxure. Ondoyante et rieuse, séduisant quasi tout le monde par la douceur de ses chants, la septième et dernière tête de l’orgueil, la luxure, prétend, Seigneur, m’arracher par ses embûches cachées les droits de la chasteté. Elle n’est pas seule pour me précipiter à la ruine ; elle aussi s’épanouit en sept rejetons que voici : l’aveuglement de l’esprit, le manque de réflexion, l’inconstance, la précipitation, l’amour de la vie présente, l’horreur de la vie future ou le désespoir à son endroit.

Vous avez voulu, bienheureuse Trinité, me rendre étranger aux embrassements charnels dès le temps de mon adolescence. Donnez-moi de détester de toutes mes forces le consentement au plaisir, de telle sorte que la luxure, refoulée aussi loin de mon cœur que de ma chair, ne remporte la victoire dans aucun des vices auxquels elle donne naissance. Ce résultat ne saurait être obtenu si, chassée de la chair, elle restait vivace dans le cœur. L’autorité de l’Évangile est là pour l’attester : la racine de la fornication est plantée dans le cœur ; c’est en y germant qu’elle produit tant de pousses détestables. « C’est du cœur, est-il dit, que sortent les fornications. » Et ailleurs, il est dit encore : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. » A quoi sert d’être vierge dans son corps, si on ne l’est dans son âme ? Dans ce cas, « mieux vaut se marier que brûler », si toutefois on n’a pas fait profession de chasteté. Mais, je vous en supplie, ne permettez pas que se consume de désirs celui à qui le mariage est désormais interdit.

Me voilà priant avec grande sollicitude pour moi-même ! Mais il faut maintenant me souvenir des autres : la charité me fait un devoir de prier également pour eux. Je vous invoque donc, ô Dieu, qui aimez votre Église, je vous invoque pour ses prêtres. Faites qu’ils vivent chastement et sobrement, qu’ils détournent, par des exhortations assidues, le peuple qui leur est confié de l’amour de la vie présente, et qu’ils l’enflamment du désir de la patrie céleste. Je vous invoque pour les rois, les ducs et ceux qui sont constitués en dignité. Qu’ils ne troublent jamais la paix de l’Église, autant du moins qu’il est en eux ; qu’ils se montrent les pères des orphelins et les juges des veuves ; qu’ils compatissent à la misère des indigents et aux gémissements des pauvres ; qu’ils n’aient en vue que la justice dans leurs jugements, et qu’enfin ils administrent de telle sorte les choses d’ici-bas, qu’ils ne perdent pas les biens à venir ! Je vous invoque pour les vierges, les continents, ceux qui renoncent au monde. Qu’ils méprisent tout ce qui est temporel, qu’ils aspirent continuellement aux joies éternelles, qu’en aucune circonstance ils ne se mêlent d’affaires séculières, afin de vous plaire, à vous qui les avez enrôlés. Je vous invoque pour les fidèles mariés. Qu’ils acquittent leur dette mutuelle, sans perdre pour autant l’amour de la patrie céleste !

Donnez encore, Seigneur, à ceux qui souffrent persécution pour la justice la consolation céleste de l’esprit, aux captifs la délivrance, aux prisonniers la libération, aux pèlerins l’heureux retour dans leur patrie, aux voyageurs, où qu’ils soient, le succès de leur voyage, aux navigateurs l’apaisement des tempêtes et le souffle de vent qu’il leur faut. Faites disparaître les maladies, les malaises, les langueurs, les pestes et les famines, enfin tout ce qui est nuisible et contraire au genre humain.

Seigneur, j’oublie qui et ce que je suis ! C’est présomption de ma part de demander des choses si grandes et si sublimes. Je devrais d’abord pleurer mes crimes et mes errements, et alors seulement prier pour les autres, non d’ailleurs sans trembler.

Ah ! combien je vous ai offensé et je vous offense encore ! Mes fautes ne me font pourtant pas tomber dans le désespoir. Je vois dans le temple le publicain justifié, sur la croix le larron confessant ses crimes et passant de la croix au paradis, Marie souillée de toutes sortes de péchés et lavée à la source de la miséricorde, Pierre recouvrant la grâce de l’apostolat après la traîtrise de son reniement. Ce n’est pas témérité de ma part de prier pour autrui : je n’agis ainsi que poussé par la charité, et je me tiens toujours pour indigne de le faire. Je ne me considère comme exaucé que si j’obtiens du ciel, pour pleurer mes fautes, les gémissements du publicain, l’aveu du larron, les pleurs de la courtisane, les larmes de l’Apôtre.

Et si vous voulez punir mes manquements par des épreuves d’ordre temporel, je vous en prie, Bonté ineffable, lorsque votre colère sévira contre moi, « souvenez-vous toujours de votre miséricorde ». Vous corrigez celui que vous aimez ; vous frappez le fils que vous accueillez.

De telles paroles renferment, certes, des menaces ; mais elles respirent aussi l’amour paternel.

Donnez-moi donc, Père très cher, la patience au milieu des épreuves : ainsi je ne serai pas le mauvais serviteur qui murmure, mais le bon fils qui rend grâces. Je demande encore ceci, avec grande instance : que je retourne constamment dans mon esprit, et le jour de ma mort, et celui du jugement dernier, et la nuit du perpétuel supplice, et la béatitude du royaume à venir. Cela, personne ne le peut, s’il n’est prédestiné à la vie éternelle. Il faut sans cesse. Seigneur, méditer le jour de la mort : ce jour où la lumière lutte avec les ténèbres, où la miséricorde résiste de toutes ses forces à la cruauté, où notre adversaire, se posant en accusateur — et avec quelle arrogance ! —, dresse la liste de tout ce que nous avons fait, dit ou pensé de mal, et — requérant sans pudeur qu’il est ! — adjure votre justice de châtier nos fautes. Que ferai-je alors, Seigneur, si vous, mon juste juge, ne prenez vous-même, miséricordieusement, ma défense ? Souvenez-vous, je vous prie, que vous êtes mon avocat en même temps que mon juge. Que si vous me réservez quelque châtiment dans l’au-delà, veuillez du moins ne pas me livrer au pouvoir des démons dans ce temps où vous soumettrez mes fautes à la peine du purgatoire.

Un autre jour qu’il faut se garder, Seigneur, de mettre en oubli, c’est celui dont le prophète dit, épouvanté : « Jour de colère que celui-là, jour d’affliction et d’angoisse, jour de calamité et de misère, jour de ténèbres et d’obscurité, jour de nuées et de tempête, jour de sonneries de trompette et de clameurs. » C’est alors qu’au milieu des cieux et de la terre en flammes, «les anges sortiront, et sépareront les méchants des justes, et les jetteront dans la fournaise ardente ; là il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Alors les moissonneurs, ayant rassemblé l’ivraie, la lieront en gerbes pour la brûler. Alors les boucs dévergondés, séparés des agneaux et placés à gauche, s’entendront dire : « Loin de’ moi, maudits ! Allez au feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges. » Alors les vierges étourdies, devant les portes fermées et leurs lampes éteintes, pleureront de se voir exclues de la couche nuptiale et supplieront le Maître à cris redoublés : « Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous ! » Mais de l’intérieur vous leur répondrez : « En vérité, en vérité, je vous le dis : Je ne vous connais pas. » Alors, beaucoup qui brillèrent par leurs miracles se verront semblablement repoussés et diront : « Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom, et chassé les démons, et opéré toutes sortes de merveilles ? » Mais à ceux-là aussi vous répliquerez que vous ne les avez jamais connus, et vous ajouterez : « Loin de moi, vous tous qui commettez l’iniquité ! »

O Seigneur Dieu, « terrible dans vos desseins, admirable de majesté, opérant des prodiges », qui ne serait terrifié par de telles perspectives ? Qui ne tremblerait jusqu’au fond de son cœur en entendant condamner ceux-là même qui auront brillé ici-bas par leurs miracles ?

Il faut encore, Seigneur Dieu, méditer sans cesse le supplice de la mort éternelle. Tout ce qui se peut ou ne se peut pas imaginer en fait de châtiments y est toujours présent et n’en est jamais absent, ne fût-ce que pour un moment. Là le ver est immortel, le feu inextinguible, la puanteur intolérable. C’est une terre ténébreuse et couverte d’une ombre mortelle, une terre de misère et de ténèbres. Là, les torrents, changés en poix, et le sol en soufre, brûleront éternellement. Si du moins après des milliers d’années de tels supplices prenaient fin ! Mais non, pas de terme à ces souffrances, aucun espoir de pardon ! Quelle horreur, quelle épouvante !

Le plus grand de ces tourments, Seigneur, ce sera encore de n’avoir pas obtenu la possession de votre gloire. Le malheur est total dès lors qu’on ne jouit pas de votre béatitude. Celle-ci est réservée aux justes. Ayant recouvré leurs corps, admis au bonheur des anges, contemplant la lumière intérieure, ils brilleront comme le soleil, n’auront plus ni faim ni soif, ne se fatigueront et ne se lasseront point, ne connaîtront plus ni deuil ni tristesse. Tout ce qui est satiété, tout ce qui est repos, tout ce qui est joie, votre vue le donnera : elle sera tout en tous. Le temps ne les atteindra plus, car l’éternité possédera tout. La crainte de la mort sera abolie : on aura revêtu la bienheureuse immortalité.

Que le souvenir et le désir de cette béatitude ne quittent jamais mon cœur, Seigneur Dieu ! Que tous mes soupirs, toutes mes aspirations soient pour elle ! Que tous les plaisirs d’ici-bas me soient à charge, aussi longtemps que sa douceur reste loin du voyageur que je suis ! Mon âme est accablée et pleine de nostalgie. Qu’elle dise, sans crainte de se tromper, qu’elle dise en toute vérité : « Mon âme a soif du Dieu vivant. Quand viendrai-je et me présenterai-je devant la face du Seigneur ? » Et puis ce mot de l’Apôtre : « J’aspire à me dissoudre, pour être avec le Christ. »

Pour rendre efficace ma prière, je vous le demande, donnez-lui de s’appuyer sur l’intercession de la bienheureuse Marie, toujours vierge. Vous l’avez gratifiée de si grands mérites ! En vertu de sa conception divine, cette toute petite fille est devenue plus grande que le ciel et la terre. Elle est restée vierge, non d’une façon quelconque, mais pour toujours. Elle a été la mère, non d’un homme quelconque, mais du Créateur de toutes choses. Elle a porté, embrassé, allaité, nourri un petit enfant dont nulle créature ne saisit la grandeur. Elle qui a pu faire sur terre plus que n’importe qui, il est normal que sa prière ait plus de poids que nulle autre. Servante de son Dieu et Seigneur, elle a néanmoins mis au monde le Seigneur des anges et des hommes, et à ce titre elle règne elle-même sur les anges et les hommes.

Que ma prière soit encore fortifiée par le triomphe des Apôtres ! Ils ont imité la très riche pauvreté et la passion du Médiateur. Pauvres, méprisés, mendiants et vagabonds, ils ont été élevés si haut, que le monde a eu en eux ses juges et ses seigneurs. Tout ce qu’ils liaient sur la terre était lié dans le ciel, et tout ce qu’ils déliaient sur la terre était délié dans le ciel.

Qu’elle soit, ma prière, défendue par la garde invincible des martyrs ! Les caresses des impies, leurs menaces et leurs tourments, ils en ont triomphé par la mort. Ils ont préféré la mort à la vie, afin de vaincre l’auteur de la mort.

Qu’enfin le puissant appui des confesseurs protège ma prière ! Vivant dans la paix catholique, ou même au milieu des assauts des hérétiques, ils ont soutenu un combat prolongé contre le tentateur : j’oserais dire qu’ils ont cueilli, eux aussi, la palme du martyre, d’un martyre long et caché.

Vous ne mépriserez pas, Seigneur, la prière de ces saints, si vous-même leur inspirez d’intervenir en ma faveur, vous qui, dans une éternité sans fin, vivez et régnez au long des siècles et dans tous les siècles. Amen.