Origène : HOMÉLIE I – LE DÉNOMBREMENT

Tout le monde n’est pas digne d’accéder aux Nombres divins, mais il y a un ordre déterminé dans la désignation de ceux qui doivent être compris dans le Nombre de Dieu.

Le livre des Nombres en fournit une preuve évidente. Il y est rapporté que, sur l’ordre de Dieu, les femmes ne doivent pas être comptées dans ce Nombre, évidemment à cause de la faiblesse féminine, ni aucun esclave à cause de la bassesse de leur vie et de leurs mœurs. Même parmi les Égyptiens, aucun de ceux qui avaient été incorporés au peuple n’est dénombré ; c’est qu’ils sont étrangers et barbares ; on ne compte que les Israélites, et non pas tous, mais à partir de vingt ans et au-dessus. On ne tient pas compte seulement de l’âge, on cherche aussi à savoir si l’homme se montre assez fort pour faire la guerre ; car c’est ce qu’enjoint la parole de Dieu : « compter tout ce qui marche dans la force. » Ce n’est donc pas seulement l’âge, c’est aussi la force qu’on demande à l’Israélite. L’enfance n’est pas comptée ni considérée comme propre aux calculs divins, à moins qu’il ne s’agisse des premiers-nés ou des descendants de la souche sacerdotale de Lévi. Ceux-ci seuls parmi les enfants sont comptés dans le Nombre. Mais aucune femme n’y accède.

Qu’en dis-tu ? Peut-il ne pas y avoir de mystère dans ce passage ? Mais alors croirons-nous que l’Esprit-Saint, quand il l’a dicté à l’écrivain, n’a cherché qu’à nous faire connaître quelle partie du peuple a été dénombrée et quelle partie est restée en dehors du nombre ? Quel profit en tireront ceux qui cherchent à s’instruire dans les livres sacrés ? A quoi sert d’avoir appris cela ? Qu’importé à l’âme pour son salut de savoir qu’une partie du peuple a été dénombrée dans le désert, et qu’une autre partie ne l’a pas été ?

Mais si, suivant la maxime de Paul, nous croyons que « la Loi est spirituelle » et si nous entendons spirituellement son contenu, il se dégagera du texte un grand profit pour l’âme. La présente lecture m’apprend que, si je dépasse l’imbécillité de l’enfance, si je cesse d’avoir des pensées d’enfant, si, « devenu homme, je me débarrasse de ce qui est l’enfant », si, dis-je, je suis devenu un « jeune homme », et un « jeune homme » capable de « vaincre le Malin », je me montrerai digne d’être de ceux dont il est écrit : « Tous ceux qui marchent dans la force d’Israël », et je serai réputé bon pour les Nombres divins. Mais tant qu’il reste à quelqu’un d’entre nous des pensées puériles et chancelantes, ou une paresse féminine et relâchée, ou si nous nous conduisons d’une manière égyptienne et barbare, nous ne méritons pas d’être comptés devant Dieu dans le nombre saint et consacré. « Innombrables », est-il dit dans Salomon, « sont ceux qui périssent » ; au contraire ceux qui sont sauvés sont tous comptés.

Tu veux la preuve que le Nombre des saints est compté devant Dieu ? Écoute ce que dit David des astres du ciel : « C’est Lui qui compte la multitude des étoiles et les appelle toutes par leurs noms. » Le Sauveur, non content de fixer un nombre pour les disciples qu’il s’est choisis, dit que même les cheveux de leur tête sont comptés : « Même les cheveux de votre tête », dit-Il, « ont été comptés ». Il ne voulait pas dire par là que les cheveux qu’on coupe aux ciseaux et qu’on jette aux ordures ou qui tombent et meurent avec l’âge aient été comptés, mais les cheveux qui sont comptés devant Dieu sont ceux des Nazaréens, où résidait une force de l’Esprit-Saint, qui permettait de terrasser les Philistins. Les forces de l’âme et l’abondance des pensées qui venaient de la faculté maîtresse de l’intelligence, symbolisée par la tête des apôtres, voilà ce que le texte appelle « cheveux de la tête ». Mais nous avons abordé ce sujet par manière de digression, revenons maintenant à notre propos.

« Et le Seigneur parla à Moïse dans le désert de Sinaï ». Il lui dit ce que nous venons de résumer. Il lui ordonna « de compter, à partir de vingt ans et au dessus, tout ce qui marche dans la force d’Israël ». Quiconque marche « dans la force », et non pas dans n’importe quelle force, non pas dans la force des Égyptiens, ni dans celle des Assyriens, ni dans celle des Grecs, mais dans la force d’Israël, sera compté devant Dieu. Il existe en effet une force d’âme que les philosophes Grecs enseignent ; mais elle n’a rien à voir avec le Nombre de Dieu ; ce n’est pas pour Dieu, mais pour la gloire humaine qu’elle s’exerce. Il existe aussi une force des Assyriens, ou force des Chaldéens, qui fait l’objet des études astrologiques, mais ce n’est pas la force israélite, aussi n’a-t-elle rien à voir avec Dieu. Il y a aussi une force des Égyptiens, leur prétendue sagesse secrète, mais elle n’entre pas dans les calculs de Dieu. Seule est comptée devant Dieu la force israélite. C’est la force qui est enseignée par Dieu, qui s’apprend par les divines Écritures, qui est transmise par la foi évangélique et apostolique. C’est pourquoi Dieu dit de ne compter que « ceux qui marchent dans la force d’Israël ».

Mais examinons aussi cette question : pourquoi le peuple n’est-il pas dénombré dès la sortie d’Egypte ? C’est que Pharaon le poursuivait encore. Il ne l’est pas après le passage de la Mer Rouge, quand il vint au désert ; les Israélites n’avaient pas encore été tentés, ils n’avaient pas encore été attaqués par l’ennemi. Ils se battent avec Amalec, et remportent la victoire, mais une victoire ne suffit pas a qui tend vers la perfection. Ils reçoivent la nourriture de la manne et boivent l’eau de la « Pierre qui les suit », mais ils ne sont toujours pas dénombrés. Les éléments aptes aux Nombres n’avaient pas encore grandi en eux. La Tente du Témoignage est dressée ; même alors, le moment n’est pas venu de dénombrer le peuple. Mais la Loi est donnée par Moïse, la forme des sacrifices est prescrite, le rite des purifications est enseigné, les lois et les mystères de la sanctification sont institués ; c’est alors que sur l’ordre de Dieu le peuple accède au Nombre.

« Grave », auditeur, « ces enseignements dans ton cœur » en double et « en triple exemplaire ». Vois quelles épreuves il te faut traverser, quelles souffrances supporter, par combien de progrès, dans combien de tentations, en combien de batailles il faut combattre et vaincre pour pouvoir appartenir au Nombre de Dieu, pour pouvoir compter devant Dieu, pour être jugé digne d’être dénombré avec les Tribus Saintes, pour pouvoir être passé en revue et inscrit sur les registres des Nombres par les prêtres de Dieu, Aaron et Moïse. Il te faut d’abord recevoir la Loi de Dieu, la Loi de l’Esprit-Saint, offrir les sacrifices, accomplir les purifications, achever les prescriptions de la Loi de l’Esprit pour pouvoir enfin appartenir au Nombre Israélite.

Je trouve encore un plus grand sujet de méditation dans ce livre des Nombres. La répartition des tribus, la distinction des ordres, le groupement des familles et toute la disposition du camp me marquent de grands mystères, grâce à l’apôtre Paul qui répand en nous la semence du sens spirituel.

EH bien ! voyons le sens mystérieux renfermé dans tout ce calcul des Nombres et dans les places différentes qui sont assignées. Nous attendons fermement la résurrection des morts, le moment où « les vivants laissés sur la terre, ne devanceront pas », – comme on pourrait le croire -, « lors de la venue du Christ, ceux qui se sont endormis, mais unis à eux, seront ravis dans les nuées pour aller en l’air à la rencontre du Christ », et où, par conséquent, nous abandonnerons la corruption de ce lieu terrestre, de ce séjour de mort, et nous demeurerons tous « en l’air » comme l’annonce Paul ; quelques-uns même seront transportés au Paradis ou à d’autres emplacements choisis parmi « les nombreuses demeures du Père ». Mais ces destinations et cette gloire différentes seront attribuées selon les mérites et les actions de chacun, et chacun sera dans l’ordre où l’auront placé les mérites de ses actions, comme l’atteste le même Paul disant des ressuscites : « Chacun dans son ordre. » D’où il résultera que chacun sera inscrit selon des critères spirituels, par exemple dans la tribu de Ruben parce qu’il a eu ressemblance ou parenté avec Ruben pour les mœurs, les actions ou la vie ; un autre dans la tribu de Siméon, sans doute pour son obéissance ; un autre dans la tribu de Lévi, à savoir celui qui s’est bien acquitté des fonctions sacerdotales, ou qui a conquis dans le ministère un degré de perfection ; un autre dans la tribu de Juda, parce qu’il a nourri des sentiments royaux et bien dirigé le peuple des pensées intellectuelles et des réflexions du cœur qui est en lui. Ainsi chacun sera associé à la tribu à laquelle ses actions ou ses mœurs l’auront apparenté. Il y aura ainsi des ordres à la résurrection des morts comme le fait entendre l’Apôtre, ordres dont le type et la figure me semblent être préformés dans ce livre des Nombres.

Le fait que la position du camp et son tracé établissent entre les tribus certains groupements et certaines associations est assurément relatif, lui aussi, à la résurrection des morts. Que trois tribus aient été placées du côté de l’Orient, trois du côté du Midi, trois du côté de la mer, et les trois dernières vers l’Aquilon qui est « un vent froid » ; que la tribu de Juda, qui est la tribu royale, soit établie au Levant, d’où « s’est levé Notre Seigneur », qu’Issachar et Zabulon lui soient associés, que le nombre trois soit attribué aux quatre divisions du camp, – car bien qu’elles aient des particularités dans leurs positions respectives, toutes cependant sont comprises sous le nombre de la Trinité -, que dans ces quatre parties on retrouve toujours le même nombre trois parce c’est uniquement sous le nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit que sont recensés les habitants des quatre parties du monde qui invoquent le nom du Seigneur et « prennent place avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume de Dieu » : ce ne sont pas là des faits négligeables.

Nous avons donné ces indications sommaires pour ceux qui veulent prendre rapidement une vue d’ensemble du contenu mystique de tout ce livre sacré, afin qu’on saisisse cette occasion de passer au sens spirituel du texte et qu’on poursuive des recherches de ce genre, ou même, si Dieu accorde plus libéralement ses lumières, de plus hautes et plus sublimes. Quant à moi en effet, je me juge incapable de décrire les mystères renfermés dans ce livre des Nombres, et bien inférieur à ceux du Deutéronome.

Aussi nous faut-il nous hâter de parvenir à Jésus (Josué), non pas au fils de Navé, mais a Jésus-Christ. Mais d’abord, mettons-nous à l’école de Moïse, « débarrassons-nous » chez lui « de l’ignorance de l’enfant », puis marchons vers la perfection du Christ. Moïse en effet n’a pas éteint toutes les guerres ; mais Jésus (Josué) les a toutes apaisées et Il a donné la paix à tous les hommes, comme le prouve le texte : « La terre s’est reposée de la guerre ». La Terre Promise, la terre de l’héritage, la terre « où coulent le lait et le miel », est partagée par Jésus (Josué). « Heureux les doux » car grâce à Jésus, « ils hériteront de la terre ».

Ce partage aussi, on le trouvera annoncé par des types et des images. Il n’est pas en effet inutile de savoir que les uns reçoivent en partage « le pays situé au delà du Jourdain » ; les autres, le pays d’en deçà du Jourdain, qu’il y a des héritiers en première instance, en seconde, et même en troisième, et que c’est selon l’ordre que se fait le partage de la terre où chacun « reposera sous son figuier et sous sa vigne, sans que personne vienne le troubler ». Toutes ces perspectives préfigurées par de sublimes mystères, c’est le Seigneur Jésus Lui-même qui les accomplira au jour de son avènement, non plus « dans un miroir et par énigme, mais face à face », selon les mérites de chacun, qu’il connaît, Lui, qui « scrute les cœurs ». « A lui la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen. »