Cette introduction n’a d’autre but, fort modeste, que de clarifier un vocabulaire et de faire sentir l’actualité d’une démarche. Pour entendre la musique secrète de la Philocalie, il faut se rapporter à la belle postface de Jacques Touraille, qui n’est pas seulement le maître d’œuvre de la traduction mais, par bien des côtés, un “homme philocalique”.
Le mot Philocalie signifie “amour de la beauté”, cette beauté divino-humaine dont Denys l’Aréopagite dit qu’elle “suscite toute communion”. Plus prosaïquement pourtant, à l’époque où l’ouvrage fut composé, le mot signifiait aussi anthologie ou florilège. C’est en effet un vaste recueil non pas d’extraits mais de traités intégralement transcrits et constituant “l’école mystique de la prière intérieure” (Préface de Nicodème l’Hagiorite, infra p. 39.). Il s’agissait de suggérer l’action et la contemplation dont le but est de découvrir “le royaume de Dieu en vous-même, le trésor caché dans le champ du cœur” (Ibid., infra p. 46), allusion à la parabole évangélique décrivant un homme qui, ayant trouvé un trésor dans un champ, vend tout ce qu’il possède pour acquérir celui-ci.
La Philocalie fut publiée — en grec — à Venise en 1782, le livre chrétien ne pouvant guère s’imprimer dans l’Empire ottoman. Sa rédaction est liée à un net renouveau spirituel qui se produisait alors dans le monde hellénique et en Moldavie, et se fondait sur une reprise de conscience de la théologie, de la spiritualité et de la vie sacramentelle orthodoxes. Macaire de Corinthe, qui a choisi les textes, et Nicodème l’Hagiorite (Hagiorite signifie “de la Sainte Montagne”, c’est-à-dire du Mont Athos. Il faut noter cependant que les moines athonites furent violemment divisés devant ce mouvement réformateur, surtout sur le problème de la communion fréquente.), qui les a introduits, avaient publié un ouvrage recommandant la communion fréquente (elle était alors devenue très rare en Orient comme en Occident) et Nicodème faisait éditer les œuvres majeures des grands théologiens de Byzance.
Ce qui émerge à nouveau au grand jour avec la Philocalie, c’est la tradition hésychaste (du grec hésychia, paix, silence de l’union avec Dieu) qui est au cœur de la spiritualité monastique originelle, jamais interrompue en Orient. Macaire avait, semble-t-il, découvert dans la bibliothèque du monastère de Vatopédi, “une anthologie sur l’union de l’esprit avec Dieu, recueillie dans les écrits des anciens Pères par les soins des moines pieux d’autrefois; il trouva aussi d’autres livres sur la prière dont il n’avait jamais entendu parler” (A.E. TACHIAOS, Païssi Vélitchkovsky et son école ascétique et philologique (en grec), Thessalonique, 1964, p. 109-110. Païssi lui-même, lors de son séjour à l’Athos, antérieur à celui de Macaire, dit qu’il a connu de telles collections et commencé de les traduire en slavon. Il s’agissait, d’après Tachiaos (p. 111), des Cod. Vatop. 650 (XIIIe s.) et Cod. Vatop. 262 (XVe s.).), sans doute parce que la langue dans laquelle ils avaient été rédigés avait vieilli au point de devenir incompréhensible.
Assez peu connue dans le monde grec, où elle ne fut rééditée qu’en 1893, puis en 1957, la Philocalie se répandit beaucoup plus en Russie. Le starets Païssi Vélitchkovsky, installé en Moldavie, la traduisit en slavon et la fit imprimer en Russie dès 1793. Une nouvelle édition vit le jour en 1822. La Philocalie traduite en russe par Théophane le Reclus, et publiée en 1877, fut réimprimée quatre fois jusqu’à la veille de la guerre. Elle pénétra aussi bien les milieux intellectuels que le peuple. La “philosophie religieuse” russe fut, pour une part, une tentative de conceptualiser l’expérience philocalique. Au XXe siècle, en Roumanie, où la tradition hésychaste est fort ancienne, le Père Dumitru Staniloaë a publié une Philocalie encore plus ample, (quatre volumes en 1946-1948, six autres de 1976 à 1981).
Les textes de la Philocalie se disposent par ordre chronologique : textes monastiques originels, avec prédominance de la pensée d’Évagre le Pontique, synthèse conclusive de la grande époque patristique où Maxime le Confesseur donne le ton, mouvement charismatique de l’an mil au XIIe siècle environ où un auteur peu connu, Pierre Damascène, est longuement représenté (il sait unir indications concrètes et profondeur spirituelle), synthèse du XIVe siècle — un quart de l’ouvrage — dominée par la théologie expérimentale de saint Grégoire Palamas; enfin, pour finir, sept bref traités souvent plus récents, écrits en langue populaire.
L’ouvrage, comme le souligne Nicodème dans sa préface, est destiné “aux moines et aux laïcs ensemble”. Tous sont appelée à “s’unifier” intérieurement en s’unissant à Dieu et par là, en Christ, avec tous les hommes, selon la prière sacerdotale citée par Nicodème : « que tous soient un comme nous sommes un » (Jn 17,22, infra, p. 40.).
Les maîtres d’oeuvre de la Philocalie, inquiets de l’emprise croissante de l’Aufklärung sur les Grecs cultivés, ont voulu opposer à l’Encyclopédie française des “lumières” une sorte d’encyclopédie de la Lumière incréée. Cependant, comme Païssi qui devait faire passer l’ouvrage du monde grec dans le monde slave (et roumain), ils ont travaillé efficacement avec les méthodes de l’érudition occidentale. De même, à notre époque, le Père Staniloaë non seulement a mis à profit les acquis scientifiques de l’Occident, mais a tenté de correspondre, dans des notes souvent abondantes, aux interrogations et aux découvertes de celui-ci, citant aussi bien Heidegger que Maurice Blondel.
Or, et le fait est significatif, c’est dans l’Europe occidentale de la seconde moitié du XXe siècle que la Philocalie semble à la fois le plus connue et le plus attendue. Des extraits ont paru dans les années 50, puis, de la fin des années 80 au début des années 90, des traductions intégrales en Angleterre, en Italie et maintenant en France. Après tout, chez les descendants de cet Aufklârung que redoutaient Macaire et Nicodème, la quête de liberté exige peut-être maintenant une libération de la mort, et c’est la même intelligence qui, après avoir exploré le monde extérieur se plonge de plus en plus dans l’intériorité.
La Philocalie n’est pas une œuvre confessionnelle. En présentant des textes de Grégoire Palamas, souvent furieusement anti-latins, Macaire et Nicodème ont laissé de côté les passages polémiques (Nicodème a d’ailleurs adapté en grec plusieurs ouvrages catholiques.). Avec la Philocalie et la tradition hésychaste — combien d’ailleurs l’hésychia est proche de la/race bénédictine ! —, l’Église orthodoxe porte le témoignage de l’Église indivise où s’enracinent toutes les confessions chrétiennes. La Philocalie en effet est fondamentalement chrétienne et ecclésiale, rendant toute sa portée à l’initiation baptismale. Mais elle assume des méthodes immémoriales, qu’on retrouverait de l’Inde à la Chine : dans une perspective, il est vrai, non de fusion mais de communion, où l’individu occidental, loin de se perdre, s’accomplirait en devenant une existence pleinement personnelle. Comme l’ont souligné en notre siècle un starets Silouane du Mont Athos, un Dumitru Staniloaë, un “Moine de l’Église d’Orient” (dont on ne saurait trop recommander le bref et profond ouvrage intitulé La prière de Jésus (Chevetogne, Livre de vie n° 122).), l’ecclésialité de la Philocalie englobe toute l’humanité et tout l’univers.
N.B. — Dans cette introduction, j’ai tenté d’exprimer dans le langage d’aujourd’hui, pour des hommes et des femmes dont la vie spirituelle ne peut être uniquement monastique, les intentions essentielles de la Philocalie. Je n’ai pas hésité à puiser dans toute la tradition patristique et hésychaste, y compris dans les textes que Macaire et Nicodème n’ont pas introduits dans leur recueil parce qu’ils venaient d’être édités (saint Isaac le Syrien, dans sa version grecque, en 1770), ou allaient l’être par leurs soins.