Choix d’un point de départ permettant de définir l’idée d’agapé.
L’originalité de la communion chrétienne avec Dieu.
3. — Le sens de l’idée d’agape.
Il est possible maintenant, de définir brièvement le sens de l’idée chrétienne de l’amour, dans la mesure où il s’agit de l’amour de Dieu. On peut faire tenir l’essentiel dans les quatre points suivants :
a) L’agape est spontanée et « non motivée ».
Tel est le trait le plus frappant de l’amour divin tel que nous le rencontrons en Jésus. C’est en vain que l’on cherche à motiver cet amour par là qualité de l’homme auquel il s’adresse. L’amour de Dieu est un amour « sans motif » ; ceci, bien entendu, ne veut pas dire qu’il est sans raison, arbitraire et fortuit. C’est, au contraire, pour exprimer la nécessité de l’amour divin que nous disons de lui qu’il est sans motif, et, par là, nous voulons affirmer qu’il ne se fonde pas sur une raison extérieure. Sa raison est en Dieu lui-même, exclusivement. L’amour de Dieu est absolument spontané. Il ne cherche pas dans l’homme un motif. Dans ses rapports avec lui, l’amour divin n’est pas motivé. Dire que Dieu aime l’homme, ce n’est pas énoncer un jugement sur l’homme, mais sur Dieu.
C’est cet amour spontané et « non motivé » — non motivé par la valeur personnelle de l’homme — qui meut Jésus lorsqu’il cherche ceux qui sont perdus et qu’il fréquente les « péagers et les pêcheurs ». Par cette attitude inexplicable et injustifiable du point de vue de la communion régie par la Loi, il avait conscience d’accomplir l’œuvre de son Père et de révéler Ses intentions et Sa volonté. Si les rapports de Dieu et de l’homme sont placés sous le signe d’une relation juridique, l’amour divin dépend, en définitive, de la valeur de son objet. Le Christ révèle, au contraire, un amour divin qui franchit cette limite et qui est déterminé par sa propre nature. Selon le christianisme, l’amour motivé est humain, l’amour spontané et « non motivé », divin.
On comprend, dès lors, pourquoi Jésus a combattu la conception juridique des rapports de Dieu et de l’homme. S’il ne s’était agi pour lui que de faire une place à l’idée d’amour au sens général dans les rapports de Dieu et de l’homme, il aurait pu introduire cette idée dans le cadre de la communion régie par la Loi. Il n’eût pas été nécessaire de détruire ce cadre, car l’amour qui y trouve place, est l’amour « motivé » dont l’objet est le juste qui s’en est rendu digne. Pour Jésus, il ne s’agit pas de l’amour au sens général, mais de l’amour spontané, non motivé, c’est-à-dire de l’agape. Or, il n’y a point de place pour cet amour dans le plan de la Loi. Pour reprendre l’image dont Jésus s’est servi (Matth., 9, 17), nous pouvons dire que l’agape est le vin nouveau qui fait rompre les vieilles outres. On comprend alors la nécessité du renversement des valeurs en ce qui concerne le juste et le pécheur. Si l’amour divin s’adressait réellement au juste, il serait acquis et non pas spontané. Or, son caractère spontané et non motivé apparaît nettement en ce qu’il s’adresse au pécheur qui ne le mérite pas et qui n’y a aucun droit.
b) L’agape est indépendante de la valeur de son objet.
A vrai dire, nous n’ajoutons rien de nouveau par là à ce que nous avons exposé au paragraphe précédent. Cependant, pour prévenir un malentendu, il est nécessaire de souligner un aspect de ce que nous avons déjà traité. Lorsque Jésus remplace le juste par le pécheur, on pourrait croire qu’il ne s’agit que d’une simple interversion des valeurs. Il ressort de ce que nous avons dit plus haut que cette interversion a une raison beaucoup plus profonde. Jésus ne juge pas seulement d’une autre manière que le vulgaire en estimant plus le pécheur que le juste. Bien que l’appellation de transmutation des valeurs soit justifiée ici, elle peut facilement induire en erreur. Il s’agit, en effet, de quelque chose de beaucoup plus profond. faut exclure radicalement toute idée de mérite des rapports de l’homme avec Dieu. Si l’amour divin s’offre aux pécheurs, ce ne peut être à cause de leur péché, mais malgré leur péché. Inversement, si l’amour divin s’adresse aux hommes justes et pieux, on est tenté de croire que Dieu les aime à cause de leur justice et de leur piété. Ce serait alors nier – l’agape et croire que l’amour de Dieu pour le « juste » n’est pas aussi spontané et gratuit que son amour pour le pécheur. Ce serait croire qu’il existe un amour divin différent de l’agape spontanée et sans motif. Ce n’est qu’après avoir éliminé la notion de la valeur de l’objet que l’on sait ce qu’est l’agape. L’amour de Dieu ne saurait être limité par la conduite de l’homme. La distinction entre dignes et indignes, justes et pécheurs, ne constitue pas une limite pour son amour. « Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et fait pleuvoir sur les justes et les injustes. » (Matth., 5, 45.)
c) l’agape est créatrice.
Quand on cherche à analyser l’idée d’agape, on est frappé, en premier lieu, par son caractère spontané et non motivé. Il nous indique que nous avons affaire à un amour d’une nature toute particulière. Mais la raison dernière de cette originalité ne nous est pas encore donnée. Nous n’atteignons le caractère spécifique de l’idée d’agape qu’en comprenant qu’il s’agit de l’amour divin, c’est-à-dire d’un amour qui porte le trait caractéristique de la vie divine, le trait créateur. l’agape est un amour créateur. L’amour divin ne s’adresse pas à ce qui est déjà en soi digne d’amour; au contraire, il prend pour objet ce qui n’a aucune valeur en soi, et lui en donne’ une. l’agape n’a rien de commun avec l’amour qui se fonde sur la constatation de la valeur de l’objet auquel il s’adresse. l’agape ne constate pas des valeurs, elle en crée. Elle aime et, par là, confère de la valeur. L’homme aimé de Dieu n’a aucune valeur en soi; ce qui lui donne une valeur, c’est le fait que Dieu l’aime. l’agape est un principe créateur de valeur.
Nous atteignons ainsi ce qu’il y a de plus profond, et d’original dans l’idée d’agape. Et c’est précisément ce point qui se trouve être le plus obscur dans la théologie moderne. Un fait, en particulier, attire notre attention. Depuis Ritschl, les théologiens ont pris l’habitude de. considérer « la valeur infinie de l’âme humaine » comme l’une des idées centrales du christianisme et l’ont unie à l’idée de l’ « amour paternel de Dieu ». C’est ainsi que Harnack soutient, dans son livre intitulé « L’essence du Christianisme », que la prédication de Jésus peut être présentée en trois parties dont chacune la renferme tout entière1. Il intitule l’une de ces parties : « Dieu le Père et la valeur infinie de l’âme humaine. »2 On peut objecter que la « valeur infinie de l’âme humaine » n’est pas une idée centrale du christianisme. Ce n’est qu’en l’interprétant faussement que l’on peut alléguer, à l’appui de cette thèse, le texte de Marc, 8, 36 et ss, constamment cité à ce propos : « Que servirait-il à un homme de gagner le monde entier, s’il perdait son âme ? ‘ Que donnerait un homme en échange de son âme ? »3. Ce qui nous intéresse ici, c’est que cette idée a faussé l’intelligence du sens de l’amour divin. Lorsqu’on nous dit que l’homme possède, par nature, cette valeur incomparable, l’idée nous vient aussitôt, que c’est cette valeur inaliénable qui est l’objet de l’amour de Dieu. Même si l’étincelle divine semblait tout à fait éteinte en l’homme qui a sombré dans le péché, elle n’en est pas moins présente en tous ceux qui « ont figure humaine », et la virtualité qui est donnée par là-même, peut se réaliser en chacun. La rémission des péchés signifierait alors que Dieu ferait abstraction des nombreux manquements de 4a vie extérieure et ne considérerait que cette valeur intérieure, impérissable, que le péché lui-même ne peut anéantir. Dieu ne pardonnerait, dans son amour, qu’eu égard à cette perle de grand prix… sans tenir compte de sa souillure. Il passerait sur les fautes et les imperfections pour ne considérer que la personnalité elle-même qui lui plaît4.
Si cette interprétation du pardon des péchés et de l’amour de Dieu était exacte, l’amour divin ne serait, en définitive, ni spontané, ni sans motif. Il trouverait une raison suffisante dans la valeur infinie inhérente à la nature humaine. Le pardon des péchés ne serait que la constatation d’une valeur déjà existante. Or, il est évident que Jésus ne conçoit pas ainsi la rémission des péchés. Lorsqu’il déclare : « Tes péchés te sont pardonnes », il ne s’agit pas seulement de la constatation théorique d’une valeur qui serait cause, de la rémission des péchés, mais d’un don. Il y a là une réalité vraiment nouvelle. La rémission des péchés est un acte divin, créateur, un acte de puissance (exousia) que Jésus se sent appelé à accomplir sur terre et qui doit être placé à côté des autres miracles de Dieu (Marc, 2, 5 à 12).
d) L’agape crée la communion.
Si l’agape, avec ce qui la caractérise, forme le contenu de la communion chrétienne avec Dieu, elle joue également, en vertu de sa nature créatrice, un rôle dans l’établissement de la communion avec Dieu. C’est elle qui crée la communion entre Dieu et les hommes. Si l’on envisage les conséquences de l’idée d’agape, toutes les voies par lesquelles l’homme cherche à accéder à la communion avec Dieu se révèlent sans valeur. Ceci s’applique, tout d’abord, à celle que suit le juste pour approcher de Dieu par une conduite méritoire. Ceci vaut également pour celle que suit le pécheur en faisant pénitence. Car la pénitence est incapable de motiver l’amour divin. L’agape signifie une conversion totale. Jusqu’ici, la question de la communion avec Dieu était celle de savoir par quelle voie l’homme peut accéder à Dieu. Or, s’il faut rejeter non seulement la voie de la justice, mais encore celle de l’humilité et de la pénitence, parce qu’elles ne conduisent pas au but, il n’existe pas de voie qui aille de l’homme vers Dieu. S’il existe une communion entre l’homme et Dieu, elle ne peut être établie que par un acte divin. Il faut que Dieu vienne lui-même au devant de l’homme et lui offre Sa communion. Il n’existe donc pas de voie allant de l’homme vers Dieu, mais uniquement une voie descendant de Dieu vers l’homme : celle de l’agape. Nous touchons déjà à l’idée paulinienne de l’agape.
Ad. Harnack : Das Wesen des Christentums, 1913, p. 33. ↩
Ibid., pp. 40 et ss. ↩
Cette idée d’une valeur infinie inhérente à l’homme, a son origine ailleurs que dans le christianisme. Cela ressort très clairement de l’expression même de Harnack : « Tous ceux qui ont figure humaine, ont plus de valeur que le monde entier. » Ibid., p. 43. ↩
F. C. Kkarup exprime une pensée analogue dans son ouvrage Livsforstaaelse, 1915, p. 97 et ss. ↩