Nuage: Une forte et profonde douleur spirituelle

Armel Guerne

Mais tu me demandes maintenant comment tu peux détruire cette connaissance et ce sentiment tout nus de ton être propre. Car peut-être crois-tu que s’il était détruit, tous les autres obstacles seraient détruits; et si tu crois cela, tu crois assurément comme il convient. Mais à cela je réponds et je dis que, sans une pleine grâce spéciale toute librement donnée par Dieu, et aussi une pleine aptitude correspondante de ta part à recevoir cette grâce, cette connaissance et ce sentiment tout nus de ton être ne pourront nullement être détruits. Et cette aptitude n’est autre chose qu’une forte et profonde douleur spirituelle… Tous les hommes ont matière à douleur; mais celui-là tout particulièrement éprouve matière à douleur, qui sait et sent qu’il est. Toutes autres douleurs, en comparaison de celle-là, ne sont, en quelque sorte, qu’un jeu par rapport à chose sérieuse. Car celui-là peut prendre douleur au sérieux, qui sait et sent non seulement ce qu’il est, mais qu’il est. Et celui qui n’a jamais ressenti cette douleur, qu’il s’afflige; car il n’a encore jamais ressenti douleur parfaite. Cette douleur, quand on l’a eue, purifie l’âme, non seulement du péché, mais encore de la souffrance qu’elle a méritée par ses péchés; et elle rend aussi l’âme capable de recevoir cette joie, qui arrache à un homme toute connaissance et sentiment de son être. Cette douleur, si elle est sincèrement conçue, est pleine de désir sacré; sinon, un homme ne pourrait jamais, dans cette vie, s’y soumettre ou la supporter. Car, n’était qu’une âme qui fût en quelque sorte nourrie d’une espèce de réconfort par ce qu’il œuvre bien, il ne serait pas capable de supporter cette douleur qu’il a par la connaissance et le sentiment de son être. Car aussi souvent qu’il aurait une connaissance et un sentiment sincère de son Dieu dans la pureté de l’esprit (comme il se peut ici) et sentirait alors qu’il ne le peut point — car il trouve à jamais sa connaissance et son sentiment en quelque sorte occupés et remplis par une masse infecte et puante de son moi, lequel doit toujours être haï, méprisé et abandonné, s’il doit être le disciple parfait de Dieu, instruit par Lui-Même dans la montée de la perfection, — aussi souvent il faillirait en devenir fou de douleur…

Cette douleur et ce désir, il faut que toute âme les ait et les ressente en elle (soit de cette façon, soit d’une autre), selon que Dieu daigne instruire ses disciples spirituels suivant son bon vouloir et leur aptitude correspondante de corps et d’âme, en degré et disposition, avant que puisse advenir le temps où ils pourront être unis parfaitement à Dieu dans la charité parfaite — comme il est possible de l’avoir ici, si Dieu daigne. (Le Nuage d’inconnaissance)


Cloud of Unknowing

But now thou askest me how thou mayest destroy this naked knowing and feeling of thine own being. For per-adventure thou thinkest that if it were destroyed, all other hindrances were destroyed; and if thou thinkest thus, thou thinkest right truly. But to this I answer thee and I say, that without a full special grace full freely given by God, and also a full according ableness on thy part to receive this grace, this naked knowing and feeling of thy being may in nowise be destroyed. And this ableness is nought else but a strong and a deep ghostly sorrow…. All men have matter of sorrow; but most specially he feeleth matter of sorrow that knoweth and feeleth that he is. All other sorrows in comparison to this be but as it were game to earnest. For he may make sorrow earnestly that knoweth and feeleth not only what he is, but that he is. And whoso felt never this sorrow, let him make sorrow; for he hath never yet felt perfect sorrow. This sorrow, when it is had, cleanseth the soul, not only of sin, but also of pain that it hath deserved for sin; and also it maketh a soul able to receive that joy, the which reaveth from a man all knowing and feeling of his being.

This sorrow, if it be truly conceived, is full of holy desire; and else a man might never in this life abide it or bear it. For were it not that a soul were somewhat fed with a manner of comfort by his right working, he should not be able to bear that pain that he hath by the knowing and feeling of his being. For as oft as he would have a true knowing and a feeling of his God in purity of spirit (as it may be here), and then feeleth that he may not—for he findeth evermore his knowing and his feeling as it were occupied and filled with a foul stinking lump of himself, the which must always be hated and despised and forsaken, if he shall be God’s perfect disciple, taught by Himself in the mount of perfection—so oft he goeth nigh mad for sorrow….

This sorrow and this desire must every soul have and feel in itself (either in this manner or in another), as God vouchsafeth to teach his ghostly disciples according to his good will and their according ableness in body and in soul, in degree and disposition, ere the time be that they may perfectly be oned unto God in perfect charity—such as may be had here, if God vouchsafeth.