« Viens, je vais te montrer le Logos et les mystères du Logos, et je vais te les expliquer en images qui te sont familières (Protreptique XII, 119, 1.) ».
Dans ces mots, extraits du Protreptique de Clément d’Alexandrie, que nous plaçons comme un leit-motiv en tête de nos exposés, s’exprime l’ensemble du problème qui va maintenant nous occuper et qui établira une comparaison entre la riche moisson des connaissances, résultant de nos précédentes recherches et l’essence interne ainsi que les formes externes du Christianisme antique. Même le Logos incarné dans l’homme a ses mystères, et son œuvre salvatrice réside dans le Mystère qui était caché pour tout temps et dans tous les âges, mais maintenant révélé aux Saints. (Colossiens 1,26). Mais, est-il permis, du point de vue religieux et du point de vue historique, d’établir une comparaison entre le mystère chrétien et les cultes de mystères qui entouraient le Christianisme naissant ? Ou pouvons-nous au moins parler du Mystère des Chrétiens en des images empruntées au monde des mystères helléniques ? Est-ce que saint Paul ne l’a pas déjà fait ? Du second jusqu’au cinquième siècle, en tout cas, un large courant se rattachant à la religiosité des mystères grecs, n’a-t-il pas poussé une pointe dans l’Église et n’a-t-il pas orienté le christianisme simple de caractère biblique vers la forme mystique et sacramentelle qui continue à vivre dans l’Église du Mysterium byzantine et russe et aussi, mais dans une proportion plus modeste, dans l’Église latine ? Questions sur lesquelles depuis plus d’un demi-siècle, l’histoire des religions tente de s’expliquer à l’aide d’une recherche passionnée et dans une variation multiple des opinions. Et, aujourd’hui encore, nous sommes loin de voir se tarir les questions et les réponses.
Aussi ma tâche sera-t-elle tout d’abord d’exposer l’état dernier des recherches dans ce domaine. Et si, dans cet exposé, pas trop détaillé quoique purement théorique, nous avons découvert les frontières et les points de contact entre les mystères antiques et le mysterium Chrétien, nous pourrons à l’aide de cette méthode irréprochable et scientifiquement correcte, nous tourner vers deux aspects du mystère chrétien, dans lesquels on peut montrer avec une netteté particulière en quoi ces deux Grandeurs que nous avons à comparer se distinguent aussi bien que ce en quoi elles s’influencent : le Mystère Chrétien de la Croix et le Mystère du Baptême. Nous le ferons comme le fit jadis le grand Chrétien grec Grégoire de Naziance dans son magnifique discours sur le mystère du Baptême au jour de la fête des lumières (Oratio 39, 11). Après avoir présenté à l’esprit de ses auditeurs toute la troublante magnificence des antiques mystères, il commence à parler du mystère des Chrétiens : « la langue tremblante, l’esprit et le cœur balbutiant, comme chaque fois que je parle de Dieu ».
Les mystères du monde chrétien qui entourait le Christianisme naissant sont sans doute « le facteur principal de la vie spirituelle du monde antique » (G. Lafaye, Histoire du culte des divinités d’Alexandrie, Paris 1884, p. 108) et « le dernier mot des religions païennes » (F. Bratke, Die Stellung des Clemens Alexandrinus zum antiken Mysterien-Wesen, Theologische Studien und Kritiken 1887, p. 654). Cela seul déjà a arraché à l’esprit de l’homme moderne, orienté vers l’histoire des religions, des tentatives toujours nouvelles de comparaison avec le Christianisme. D’après les exposés que nous avons pu entendre ici, le champ considérable de pensée religieuse, que nous rassemblons sous le concept collectif de « Mystères » se présente clairement devant vous : depuis les commencements primitifs ethnologiques des cultes matriarcaux préantiques jusqu’à la sublime spiritualisation des hermétiques mystères littéraires ou à celle de Plotin, et de là jusque dans la mystique de prière de l’Islam et du Christianisme oriental ; depuis les Cabires jusqu’à la Kaaba ; depuis les profondeurs marécageuses du Saktisme et des Barbelognostiques (dont nous avons eu peur de donner une représentation, parce qu’en esprit nous sommes cependant encore des Grecs) jusqu’à l’auguste fête nocturne d’Eleusis. Quel monde de contrastes, quel monstrueux mélange d’obscurité maternelle et lunaire à la fois et de veille à la pensée solaire nous exprimons avec le seul mot de mystère ! Cela déjà doit nous rendre circonspects et prudents lorsque nous nous livrons à une comparaison de ces grandeurs avec le Christianisme qui subitement s’est mis à fleurir, sortant de ce monde confus. Il s’y ajoute que le Christianisme aussi, entendu dans un sens vrai, possède une histoire et un déploiement, et cela parce qu’il est vivant et qu’il ne se laisse pas enfermer dans la morte statique d’un concept pur et simple ni d’un mot écrit. Ce sera donc avant tout l’objet de mon exposé, de faire pressentir par une vue rapide de l’histoire de cette comparaison tous les risques et toutes les difficultés des problèmes qui se présentent lorsque l’on tente de considérer ensemble du point de vue de leur pensée ou du point de vue de leur genèse les deux sommets que l’on doit comparer (I). Puis on devra aussitôt souligner la riche différenciation des objets de comparaison, pour faire voir plus clairement à quel stade de leur évolution historique ils sont principalement venus en contact, cela dans la mesure où les sources permettent de l’indiquer (II). C’est seulement ensuite que nous pourrons, avec une mesure historique certaine, établir les différences essentielles et les influences réciproques entre les mystères antiques et la religion chrétienne (III).
I
Une chose est établie solidement lorsque nous considérons la riche histoire de la comparaison établie entre les mystères antiques et l’Église antique : ce fut presque toujours cette pressante question de comparaison qui a principalement incité à explorer à nouveau le domaine des religions de mystères de l’antiquité finissante tout à fait en friche durant le Moyen Age et même encore pour l’humanisme. La première œuvre qui déjà recommença à se préoccuper sérieusement des religions de mystères antiques, les Exercitationes de rébus sacris de Isaac Casaubon (Genève, 1655) constitue la tentative d’un chrétien calviniste pour présenter la nature sacramentelle de l’Église catholique comme un résultat génétique venant de l’influence exercée par les mystères antiques. Et à la fin du XIXe siècle lorsque le célèbre Aglaophame Chr. A. Lobecks mit fin à la superficielle rationalisation du xvme siècle qui s’enthousiasmait pour la Grèce, on fut aussitôt prêt à désigner des éléments essentiels de la religion catholique comme des suites tardives des mystères antiques. Le livre le plus remarquable, et aujourd’hui totalement oublié, que je connaisse à ce sujet est l’ouvrage de Fr. Nork, « Le Mystagogue ou signification des doctrines secrètes et des fêtes de l’Église chrétienne » (Leipzig, 1838). Pendant ce temps, la philologie classique (et, certes, dans un juste mouvement instinctif contre cette science sombrement mystique) se détournait encore une fois des mystères — sa victime la plus célèbre est bien, à ce que l’on sait, J. J. Bachofen, qui faisait parler ainsi ses adversaires: « Nous ne voulons pas de théologie, et encore bien moins la pénombre mystique et symbolique d’une doctrine physique de l’immortalité. Cette « supérieure sottise » méconnaît la pensée classique qui se conserve fraîche et claire, même auprès du tombeau d’êtres amis (J. J. Bachofen, Die Unsterblichkeitslehre der orphischen Theologie, Bäle 1867, p. 74). » Il était réservé seulement à notre siècle de poser de bonnes bases à la recherche scientifique (que l’on pense seulement aux œuvres de Cumont, d’Hepding, de Frazer, de Wilamowitz, de Kern — afin de nommer, sans faire un choix, quelques-uns des noms les plus importants). Mais, aussitôt, se leva aussi l’école de l’histoire comparée des religions, qui, avec une ferveur sans pareille, se mit sur la trace des rapports entre mystères antique et chrétien, afin de montrer l’essentielle contribution des mystères à la naissance ou, au moins, à la formation du christianisme ecclésiastique. Cependant, là encore, l’enthousiasme du début a été suivi d’une sobre et lente recherche, et ainsi nous pouvons à bon droit diviser ces essais en trois groupes qui se détachent les uns des autres et dont le dernier représente le récent état de la question.
Le premier groupe établit un rapport proprement dit de dépendance entre les mystères antiques et le Christianisme naissant, et surtout avec la théologie de saint Paul. On y constate tout d’abord ce qu’il y a de commun entre les deux sujets de comparaison dans le concept de « re-naissance ». Après le vieux maître Usener, ceux qui cherchent dans cette voie sont avant tout Dieterich et Reitzenstein. Le grand ouvrage de ce dernier « Les mystères helléniques d’après leurs principes et leurs influences » (Leipzig, 1910, 3e édition 1927) entreprend de conduire dans des cercles de recherches étendus. C’est tout d’abord dans ce qu’on a nommé « mystère iranien de la Rédemption », récemment découvert, c’est ensuite dans le culte censément préchrétien des Mandéens qu’il croit avoir trouvé le domaine des sources de la doctrine chrétienne1. La science a, depuis lors, porté sur ces deux choses un jugement réservé et au fond négatif. Et déjà avant la disparition proprement dite de la théorie mandéenne et iranienne, C. Clemen faisait connaître ses doutesréfléchis dans le livre toujours digne d’être lu « L’Influence des religions de mystères sur le christianisme primitif » (Giessen, 1913). C’est là qu’il prononce le verdict, totalement justifié malgré toute sa sévérité : « Supposer simplement que tous les mystères aient pu exister partout déjà dans le premier siècle chrétien, c’est un scandale scientifique » (p. 4). On a voulu ensuite avoir trouvé un second point permettant la comparaison entre les mystères antiques et la doctrine chrétienne du salut, point riche de substance, dans l’idée de « l’imitation du héros cultuel ». Ceci serait le point commun à tous les mystères de la haute antiquité d’imiter, dans le Dromenon liturgique et mystique, le Dieu auquel est consacré le culte et qui meurt et ressuscite et de participer ainsi à ses forces qui agissent dans l’au-delà — mais ce serait là aussi la structure fondamentale de la doctrine chrétienne de la rédemption et du sacrement. Celui qui prend la tête ici est W. Bousset avec son ouvrage « Kyrios Christos » (2e éd. Göttingen, 1921). Avec une prudence et une circonspection totales dans ses différentes déductions, Bousset voit cependant dans l’imitation cultuelle commune à tous les mystères du Dieu qui meurt et ressuscite « l’atmosphère spirituelle, à l’intérieur de laquelle se trouve la doctrine paulinienne de la mort et de la résurrection avec le Christ » (p. 139). Mais ce n’est pas, pense-t-il, un grossier emprunt, mais un effet plus inconscient d’une forme fondamentale de pensée religieuse de toute l’antiquité, laquelle a une influence toute-puissante. Il suffit de lire à ce sujet le livre par ailleurs si savant de W. Leipoldt « Dieux qui meurent et ressuscitent » (Leipzig, 1923) pour se rendre compte combien est profonde l’influence de la conception de Bousset ; le plus radical est le Français A. Loisy dans son ouvrage lumineusement écrit « Les mystères païens et le mystère chrétien » (Paris, 1930). Pour lui l’essence, aussi bien des mystères grecs que du Christianisme (dans l’empreinte que lui donna saint Paul), est la célébration, par les rites du culte, de la mort et de la résurrection du héros auquel est consacré le culte : « mythe et rite » se répondent. Le mythe est dans le Christianisme le grand drame de la rédemption du monde par le Christ, tel que saint Paul l’a aperçu, sous l’influence des mythes d’hommes-dieux de son temps, dans la simple histoire de Jésus contenue dans les Évangiles. Quant au rite, c’est le petit drame de l’initiation mystique de l’individu2 : « La position de Paul, admettant la régénération du chrétien dans le baptême et par la foi, n’est ni plus ni moins contradictoire que celle des initiés d’Eleusis, dont la foi recevait un gage d’immortalité bienheureuse par leur participation aux angoisses et à la joie de Déméter ; que celle de Lucius, recevant la même assurance et une rénovation morale par son association à la mort, à la sépulture et à la résurrection d’Osiris ; que celle des fidèles de la Mère, à qui leur foi méritait aussi de renaître pour l’éternité par le baptême sanglant du taurobole, qui les assimilait eux-mêmes à un dieu mort et ressuscité » (p. 266-267).
Plus prudents dans les détails, mais identiques quant au fond, sont les développements de S. Angus dans son ouvrage « The mystery Religions and Christianity » (3e édition, Londres, 1928). La possibilité de principe, et même la démonstration d’une dépendance du point de vue génétique du christianisme primitif par rapport aux mystères antiques est par là encore pour beaucoup de savants le fondement d’autres recherches particulières. Mais l’on rencontre aussi déjà partout des tentatives en vue de concevoir plus directement le problème, et on ne peut plus douter de leur résultat : d’une dépendance proprement dite du point de vue genèse historique des positions essentiellement chrétiennes par rapport aux mystères helléniques, il ne peut plus être maintenant question. Qu’on lise à ce sujet ce que déjà C. Clemen a écrit comme résultat de ses recherches. Récemment K. Prumm a montré dans une suite d’ouvrages le peu de valeur de toutes les explications données jusqu’à présent du point de vue seulement de l’histoire des religions sur l’origine du Christianisme3. Par là cependant ne sera diminuée en aucune manière la haute valeur des connaissances particulières qui ont facilité cette comparaison dans le champ d’une étude plus exacte des mystères de l’Antiquité.
Quant au deuxième groupe de recherches portant sur le même problème je ne puis mentionner que ceci : l’exposé plus précis et la position en partie négative relève ici du domaine intérieur de la théologie catholique. C’est la doctrine dite « doctrine des mystères », telle que sous la conduite d’O. Casel l’ont édifiée en premier lieu les moines de Maria Laach4. Elle se distingue par son riche contenu historique des théories dont on a parlé jusqu’à maintenant et qui prônent une dépendance pour ainsi dire génétique. Mais elle accepte comme point cependant commun l’Eidos cultuel du Mystère, qui comme une ombre imparfaite, mais jouant toutefois en quelque sorte comme une préfiguration (comme une Pédagogie, dirigée par le Logos qui influe sur tout, vers le Christ) s’est préformé dans les mystères antiques pour trouver enfin dans le mystère chrétien son accomplissement dont Dieu fut l’auteur. Cet Eidos, par rapport auquel les deux grandeurs seraient considérées ensemble et seraient en vérité mises en comparaison est la « présence dans le culte de l’acte de rédemption » qui, dans le mystère, s’accomplit et se renouvelle toujours : l’influence rédemptrice du Dieu qui meurt et ressuscite est, dans la post-exécution du rite du mystère, par delà l’espace et le temps, toujours prête à se réaliser dans la communauté des initiés. C. Söhngen a tenté d’éclaircir les problèmes qui découlent d’une vue de ce genre dans son ouvrage « Symbole et réalité dans le mystère cultuel » (Bonn, 1937). Jusqu’à quel point cette théorie est exacte en fixant une date plus tardive pour le développement sacramentel du mystère chrétien (environ IVe ou Ve siècles), cela ne pourra être exposé ici ; en ce qui concerne la période de l’apparition du Christianisme et de la théologie paulinienne du mystère, on sera bien obligé de la refuser en raison des dernières recherches linguistiques concernant le mot mysterion. Là, la discussion est encore en pleine évolution5.
Reste donc encore le troisième groupe. Les résultats obtenus jusqu’à maintenant par ses recherches relèvent de la méthode la plus convenable. Elle distingue tout d’abord avec plus de précision que les représentants des deux groupes précédemment nommés entre l’apparition des positions chrétiennes fondamentales, telles qu’elles se présentent chez saint Paul et les écrivains chrétiens primitifs, et l’opposition du christianisme ultérieur pleinement évolué aux mystères de la basse antiquité, qui achèvent également leur évolution à une date plus rapprochée (soit à partir du IIe siècle après Jésus). Elle distingue en outre, avec une clarté totale, entre la dépendance au sens génétique et la dépendance au sens de « l’adaptation ». lorsque saint Paul ou les pères de l’Église du IIIe et du IVe siècle qui ont formé le culte adoptent les paroles, les images et les gestes provenant du monde des mystères, ce n’est pas en tant que gens qui cherchent, mais en tant que gens qui possèdent, ce n’est pas pour former la chose, mais pour former le revêtement — et c’est ce que l’Alexandrin Clément exprima dans la devise de notre exposé : « Je veux vous expliquer les mystères du Logos en images qui vous sont familières. » C’est pourquoi ce groupe de chercheurs est plus respectueux de la nature la plus profonde des deux objets de comparaison : il ne tombe pas dans le danger qui consiste à niveler la nature du Christianisme, afin de le présenter comme un produit génétique ou au moins phénoménologique des mystères ; mais il ne tombe pas non plus dans le danger qui s’est réalisé si souvent et qui consiste à christianiser secrètement la nature des mystères antiques si infiniment différents, — cela les pères de l’Église l’avaient déjà fait afin de combattre les emprunts « diaboliques » des cultes de mystères au Christianisme, et cela a été fait encore par des chercheurs plus modernes, chez lesquels si souvent le tableau de ces cultes est peint en couleurs chrétiennes (K. Prümm, Das antike Heidentum, p. 308). Contre ce mélange qui va dans le sens d’une dépendance génétique, Harnack déjà a prononcé une parole sans équivoque : « Cette mythologie comparative, qui unit tout avec tout par un lien causal, détruit des haies solides, passe en jouant sur les abîmes qui séparent, et tisse des combinaisons à l’aide de ressemblances superficielles, il faut la vaincre. De cette façon, poursuit-il, on peut en un tour de main faire du Christ le Dieu du soleil, des douze apôtres, les douze mois, se rappeler à l’occasion de l’histoire de la naissance du Christ toutes les histoires de naissance de dieux, comprendre, au nom de la colombe, dans le baptême, toutes les colombes mythologiques, adjoindre à l’âne de l’entrée à Jérusalem tous les ânes célèbres, et ainsi, avec le bâton magique de l’histoire des religions mettre heureusement de côté tout caractère spontané (Aus Wissenschaft und Leben II, Giessen 1911, p. 191). » C’est ainsi que, dans les recherches les plus récentes, on a bien plutôt tendance, avec une circonspection heureuse, à souligner les différences essentielles des deux formes de religion que l’on doit comparer afin d’être justement par là plus en état d’apprécier exactement les dépendances éventuelles. Le Théologien protestant G. Kittel a, à ce sujet, dans ses exposés faits à Upsal sur « l’Histoire des Religions et le Christianisme primitif » (Güersloh, 1932) présenté l’idéal : « Ce n’est pas signe d’importance scientifique, mais de plat dilettantisme que le travail d’histoire des religions se tarisse à présenter des analogies et des ressemblances. Ce n’est pas dans le sens d’une apologétique, mais d’une connaissance spirituelle que s’applique la phrase selon laquelle les recherches d’histoire des religions n’ont pas pour but de niveler mais de faire ressortir au moyen de comparaisons les contours du domaine propre des Religions. Reconnaître la nature des choses, et finalement l’essence propre des différentes religions, et par conséquent, l’essence du Christianisme en tant que religion, c’est là le sens le plus profond du travail de comparaison des religions dans la théologie » (p. 9). Fr. J. Dœlger et ses élèves ont donné en ce sens au cycle de problèmes « Antiquité et Christianisme » de nouvelles solutions et de circonspectes méthodes, et l’ensemble de la matière, qui présente souvent des résultats pleins de valeur éparpillés dans des revues scientifiques, a été rassemblé avec un soin infini par K. Prumm dans son très récent ouvrage : « Le paganisme antique d’après ses courants fondamentaux. Manuel d’étude du monde biblique et chrétien antique. »
Il y a lieu aussi de constater que, dans cette défense contre les confusions qu’une histoire libérale commet entre les mystères antiques et le Christianisme naissant, on dépasse le but et que l’on rend au contraire plausible une impossibilité totale de comparer les deux grandeurs. Il est cependant bien visible que toute la théologie dialectique qui après toute la décomposition libérale de la substance chrétienne a redécouvert de manière totalement nouvelle les concepts de révélation et de parole de Dieu, ne peut éprouver qu’un recul instinctif pour toute question visant à la comparaison des religions. La dogmatique de K. Barth en témoigne à chaque chapitre. On ne peut tout d’abord que s’incliner devant cela, car il est correct de reconnaître la nature incomparable que le Christianisme revêt en dernière analyse. A quel point on se détourne, dans ce cercle théologique, de « l’Histoire des Religions » si prisée auparavant, au milieu de la joie que procure la découverte nouvelle de l’indépendance, une belle parole en sera témoin ; c’est celle de E. Fascher dans son ouvrage : « De l’Intelligence du Nouveau Testament » (Giessen, 1930, p. 2) : « Nous sommes allés au loin, parcourant le monde entier en recherchant des parallélismes, mais nous sommes sur le chemin du retour et il en est de nous comme du fils prodigue, à savoir que nous voyons combien tout est beau chez nous. » C’est, je le dis, au premier abord, très bien : mais on peut craindre d’aller à nouveau trop loin dans cette voie et de construire, au nom d’un surnaturalisme, avec lés pierres du Christianisme, une religion du verbe purement de l’au-delà, pour ainsi dire inhumaine.
Par contre, les chercheurs que nous voyons rassemblés dans ce troisième groupe que nous distinguons, après avoir établi avec une entière clarté leur distinction essentielle, soulignent cependant encore eux aussi la possibilité, de principe et qui s’est réalisée du point de vue historique, d’une influence non essentielle. L’Église n’est pas une création venue dans un cadre sans air, mais la suite de l’incarnation humaine de Dieu : ce qui signifie qu’elle doit, avec la révélation que le Christ lui a confiée afin qu’elle la garde, s’adresser à des hommes, soit tout d’abord à l’homme du cadre gréco-romain avec sa langue et sa culture. C’est pourquoi son histoire est celle de la réalisation toujours grandissante de la parole révélée. L’âme de ce corps que nous nommons l’Église vient du ciel, mais son sang est des Grecs, et sa langue est de Rome. Et le point de contact où l’âme recueille, en le transformant, le sang qui coule toujours nouveau, c’est-à-dire la façon dont, tout en s’en distinguant totalement, les mystères antiques pouvaient avoir une influence sur le Christianisme, est triple.
Tout d’abord (pour s’exprimer ainsi) par en bas : la révélation chrétienne s’adresse essentiellement à l’homme, c’est-à-dire à un être pourvu d’un esprit et d’un corps, lequel ne peut jamais exprimer les vérités de l’au-delà que par la liaison sensible de la parole, de l’image,et du geste, et qui, par là, est justement toujours obligé dans le domaine religieux d’utiliser le symbole. La signification du symbole toutefois est donnée par avance à l’homme, et n’est point construite arbitrairement par lui, elle est par conséquent présente dans ses formes primitives dans chaque religion et elle appartient aux archétypes de toute aspiration humaine vers la divinité.— C’est ici au reste que l’on a une confirmation théologique du fait que les recherches de C. G. Jung ne représentent pas comme on l’a souvent pensé une résurgence de la vieille histoire des religions libérale accompagnée de ses « dépendances » superficielles, mais qu’elles descendent dans une couche beaucoup plus profonde de ce qui est commun à tout fait religieux dans le monde mystérieux des archétypes de l’humanité primitive — la théologie catholique dirait : dans la nature commune à tous les hommes et qui est orientée vers Dieu, laquelle par cette religiosité qui s’exprime dans des formes primitives toujours identiques, est toujours susceptible d’une révélation possible de la part du Dieu qui lui parle, ce dernier ne pouvant parler que par un verbe « humain » s’il veut être compris par les hommes. Montrer ces communautés d’archétypes ne signifie (sous réserve de pouvoir discuter les documents particuliers apportés à l’appui) en aucune façon un nivellement de la nature et de la révélation, d’une religiosité purement humaine et d’une foi supranaturelle.
En deuxième lieu, il existe à ce sujet également une possibilité de point de contact « par le milieu » : soit dans le cadre proprement historique des influences — nous aurons encore à en reparler en détail. Mais ce contact qui permet des emprunts ne se fera, si nous avons bien saisi de façon claire l’essence de la révélation chrétienne, que dans des secteurs non essentiels.
En troisième lieu la théologie catholique de l’histoire des Religions n’a jamais perdu de vue qu’il existe également un point de contact venant d’en haut : il passe un sens mis par Dieu dans toute l’évolution de l’humanité considérée du point de vue histoire religieuse, et en particulier chez les peuples de l’antiquité récente, et ce n’est pas là seulement une crisis au sens de la Lettre aux Romains, mais une Pédagogie dirigée vers le Christ. «Dieu n’a pas laissé de rendre témoignage sur lui-même », dit le même saint Paul (Actes des Apôtres 14-17). Les mystères antiques sont l’autel qui portait l’inscription : Au Dieu inconnu.
R. Reitzenstein, Das iranische Erlösungsmysterium, Leipzig 1921. Die Vorgeschichte der christlichen Taufe, Leipzig-Berlin 1929. ↩
Ainsi en est-il dans le bon résumé de K. Prümm : Der christliche Glaube und die altheidnische Welt ; Leipzig 1935, II, p. 472. ↩
Son œuvre principale, en deux volumes, vient d’être nommée. Il y a lieu d’y ajouter : Christentum als Neuheitserlebnis, Durchblick durch die Christlich-antike Begegnung, Fribourg 1939. — En troisième lieu : Religionsgeschichtliches Handbuch, Fribourg, 1943. — Cf. encore à ce sujet : B. Heigl : Antike Mysterienreligionen und Urchristentum, Munster 1932. Et l’œuvre, toujours concluante de G. Anrich : Das antike Mysterienwesen in seinem Einfluss auf das Christentum, Göttingen 1894. ↩
Œuvre principale (en plus d’une multitude d’autres travaux) : Das christliche Kultmysterium (2e éd.), Ratisbonne 1935 — Antike und Christliche Mysterien : Bayrische Blâtter fur das Gymnasial-schulwesen 53 (1927), 329. — Cf. aussi : Mysterium, Collection de travaux des moines de Laach, Munster 1926. ↩
Le plus récent exposé, et le plus détaillé, de l’histoire antique, néotestamentaire et chrétienne antique du mot mysterion dans G. Kittel : Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, Stuttgart 1942, IV, p. 809-834 (rédigé par Bornkamm). — Cf. aussi E. Marsh : The use of mysterion in the writings of Clement of Alexandria : Journal of Theol. Studies 37 (1936) 64-80. — K. Prumm : Mysterion von Paulus bis Origenes : Zeitschr. f. kath. Théologie 61 (1937) 391-425 — J. de Ghellinck, Pour l’histoire du mot sacramentum, Louvain 1924. ↩