Félix sacramentum aquae nostrae.
« Mystère de notre eau qui nous apporte le bonheur » ; c’est ainsi que Tertullien commence son écrit sur le baptême. C’est la même bienheureuse louange qu’entonnait presque un siècle plus tôt la lettre de Barnabé : « Heureux ceux qui, espérant en la croix, sont descendus dans l’eau. » Le mystère du baptême ne peut être compris que dans le mystère de la croix — c’est au pied de l’arbre de vie que sourd l’eau de la vie. Car ce n’est que dans la force rédemptrice de la crucifixion de Dieu que l’eau est devenue productrice de vie. Dieu est mort « afin de sanctifier l’eau par sa souffrance », dit Ignace d’Antioche. Cette façon de voir ensemble les deux mystères remonte jusqu’à la théologie de saint Paul : « Ne savez-vous pas que nous tous, qui avons été baptisés en Jésus-Christ, c’est en sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du père, de même nous aussi nous marchions en nouveauté de vie » (Romains, 6, 3. 4). Le bain du baptême a, par conséquent, deux conséquences : il libère du péché et il fait don d’une nouvelle vie selon la forme du Christ et ceci uniquement par la puissance de la crucifixion.
Ainsi, le baptême est le mystère fondamental du Christianisme, l’Initiation proprement dite à la participation à la vie divine du Christ mort et ressuscité ; on l’a plus tard, pour cette raison, nommé le mysterion tes teleioseos. Il n’est pas étonnant que l’histoire comparée des Religions se soit occupée de façon très poussée de ce mystère. Car sur aucun autre point, on ne croyait pouvoir prouver plus clairement que sur ce point précis comment le rite primitif de purification emprunté aux Juifs est devenu, en y transportant des espoirs grecs de divinisation, le « mystère syncrétique du baptême ». Cela semblait d’autant plus aisé que s’offrait justement ici une matière considérable provenant des rites d’ablution des antiques mystères. Nous connaissons une ablution dans le rituel d’Eleusis ; nous connaissons par le Discours sur la Couronne de Démosthène l’ablution purificatrice du mystère de Sabazios ; le culte d’Attis avait son Taurobolium, et le mystère d’Isis connaissait un bain baptismal sanctifiant exactement comme le mystère de Dionysos et celui de Mithra. Maintenant certes la recherche la plus récente nie, avec grande circonspection, qu’il y ait eu une influence de rites de cette sorte sur la doctrine baptismale du Nouveau Testament, en particulier sur celle de la lettre aux Romains. On est encore plus libre, par contre, dans l’affirmation d’une prétendue hellénisation du sacrement baptismal à partir du IIe siècle environ, et l’on s’efforce toujours de montrer encore que ce mystère « catholique antique » n’aurait rien à faire avec le message annoncé par Jésus et encore bien compris par saint Paul. Le point central de cette tentative est que l’on se représente (c’est une chose que l’on ne peut arriver à extirper) un aspect « magique » dans le Sacrement. Même Oepke, qui par ailleurs distingue avec tant de bonheur la nature du baptême chrétien des us baptismaux helléniques, qui « ne sont pas moraux mais entendus seulement en un sens rituel et de nature magique de purification et de vivification », tombe aussitôt dans ce préjugé de « l’idée d’un sacrement à surenchère de magie » qui s’est installée au-dessus de la pensée paulinienne — et naturellement sous l’influence de la sorcellerie magique des mystères dont la Chrétienté primitive fut aussi accablée. Il serait en dehors du cadre du présent exposé de contredire cette idée en recourant aux sources, la science l’a d’ailleurs déjà fait pour une bonne partie. Nous voudrions seulement souligner deux choses : d’une part la différenciation plus précise que l’on a déjà fait connaître dans les deux premiers exposés entre la nature du mystère qui est demeurée chrétienne et une terminologie de mystères qui se forme lentement ; et en second lieu, la conviction fondamentale, toujours restée vivace, que, dans le sacrement et dans sa structure dont l’essentiel a été établi par le Christ, en ce qui concerne le baptême, par conséquent, le bain simple dans l’eau et la parole qui l’accompagne (Matthieu, 28, 19) — c’est toujours le Christ crucifié et élevé sur la croix qui agit et qu’aussi, en raison de ce retour à la libre et personnelle volonté de salut de l’homme-Dieu, il ne pourra jamais être question d’une « efficacité magique » du Sacrement — si l’on veut laisser au concept de « Magie » son sens simple de psychologie religieuse. Ce qui s’est ajouté dans le cours du temps en tant que rites, images et mots autour de ce noyau sacramentel « Exorcisme, Onction à l’huile, usage de consécrations, d’investitures et de lumière », ce ne sont pas certes des « restes des mystères », mais cela peut (en se souvenant de nos distinctions basées sur les sources et exposées précédemment) parfaitement être examiné dans sa parenté aux couches profondes avec le mystère antique.
Voici pour l’explication théorique de l’idée de « mystère du baptême ». Si nous présentons maintenant et par la suite quelques-uns des exemplaires les plus précieux provenant du trésor de ce mystère du Christianisme antique, le mystère du baptême se trouve toujours devant nous sous cette forme qu’il a adoptée tout au long de sa croissance organique et intérieurement vivante dans le cours des quatre premiers siècles : il reste dans toute sa richesse presque troublante toujours le simple signe de l’eau et de la parole (Ephésiens, 5, 26), qui puise sa force créatrice de vie dans la crucifixion du Christ. C’est là la représentation fondamentale dont sort tout le développement ; c’est pour ainsi dire l’âme qui rend possible pour l’esprit et les sens et les formes du Chrétien antique l’utilisation en vue de la formation de son mystère baptismal du mystère cosmique et biblique de la croix, et même des pensées et des paroles humainement les plus profondes et les plus pures qui proviennent des mystères. Principalement : que ce soit en fait à partir du rite simple de baptême du Nouveau Testament que la plénitude du mystère de l’antiquité chrétienne se soit formée, cela même se justifie par la nature de l’institution sacramentelle du salut — par le fait qu’un acte si misérablement pauvre, usant d’eau et de mots, puisse être réglé par le Christ et avoir une efficacité si inouïe. Ici intervient le sentiment que possède l’homme antique pour le mystère, pour cette tension, donnée essentiellement avec un symbole, entre ce qui est dit et ce qui est pensé, entre la simplicité du visible et la force de l’invisible. Tertullien a merveilleusement traduit ce sentiment dans son livre du baptême, lorsqu’il oppose l’une à l’autre les deux polarités : « simplicitas divinorum operum quae in actu videtur et magnificentia quae in eifectu promittitur ». Voilà, « simple mais grand », une description marquée de l’empreinte tertullienne. Et si ainsi dans le cours de quatre siècles l’Église entoura la nature simple du baptême d’un riche rituel de mystère, tout cela n’est que la tentative visant à rendre humainement visible ce qui est déjà signifié et opéré de grandeur sublime et divine par le signe simple des temps primitifs. Grégoire de Nysse exprime le même sentiment de mystères lorsqu’il dit en parlant du baptême qu’il est « une faible essence mais cependant la base primitive de grandes richesses ». Le baptistère est, ainsi que le dit la prière de la liturgie baptismale gallicane « un lieu modeste, mais rempli de la grâce » et saint Ambroise a formulé, dans une poésie sur l’Église baptismale qui va nous occuper encore immédiatement ci-après, une phrase, que l’on pourrait écrire au sujet de tout le mystère antique du baptême — c’est l’étonnement qui se crée au sujet de l’opposition paradoxale entre « le point minuscule » du visible et l’efficacité divine invisible qui en provient :
« Nam quid divinius isto ut puncto exiguo culpa cadat populi ? »
Aussi vais-je présenter ici quelques aspects du mystère baptismal du Christianisme primitif qui nous donneront une idée de la façon dont le mystère de la croix se répercute dans le mystère du baptême et de la façon dont chez le Chrétien antique toutes richesses concourent à former son propre mystère primitif.
Le baptême est tout d’abord le « Mystère de la vie éternelle ». Le contenu de ce qu’on entend ici par vie et par quoi le Mystère chrétien se distingue essentiellement du désir de renaissance des mystères antiques lequel était entendu de façon naturelle, est ce que saint Jean entend par zoe aionios, ce que saint Paul a décrit comme une participation à la vie transfigurée du Seigneur dans son exaltation : la communauté avec la nature divine, communauté surnaturelle, qui se consomme à la fin des temps dans la contemplation immédiate de Dieu, mais qui est déjà en racine dans le baptême (2e Pierre, 1. 4).
Pour exprimer ce bien salutaire, qui dépasse de beaucoup l’antique désir, « en des images qui lui étaient familières », et pour indiquer ce qu’avec saint Paul il croyait de cette assimilation à la vie transfigurée de celui qui était ressuscité après sa mort sur la croix, le Chrétien antique prit dans le monde religieux et mystique qui l’entourait un symbole qui devait avoir dans sa variation chrétienne une riche histoire : « le Mystère de l’Ogdoade », le mystère du nombre huit
Christ a été ressuscité des morts le huitième jour, le jour d’Helios, qui devient alors en même temps pour les Chrétiens le premier jour de même qu’il a été autrefois le premier jour de la création du monde. — Nous avons parlé du mystère de lumière de ce jour du soleil à l’Eranos de l’année dernière. Dans la pensée du pythagorisme ancien, le nombre huit est l’image du parfait, de l’Eternel, de la tranquillité. Huit est le chiffre du cube, du corps qui s’étend dans toutes les directions à une même extension, huit est le nombre des sphères qui se meuvent autour de la terre — panta okto — dit un proverbe antique. Cela était courant aussi chez le Chrétien antique. Et maintenant, il rencontre, venant des convictions profondes que lui donne sa foi en ce qui concerne l’efficacité essentielle du baptême, tout partout, le symbole mystique du nombre huit, et il lui donne un sens chrétien. C’est le huitième jour que le Seigneur a été ressuscité ; c’est un jour de Pâques, le huitième jour liturgique que le chrétien a reçu le baptême ; et c’est le même jour que jadis l’esprit « couvait » au-dessus de l’eau. Huit hommes naviguaient dans l’arche sur l’eau et ce bois salvateur est la préfiguration de la croix. Tout est plein de ces signes et symboles secrets. Déjà dans la deuxième lettre de saint Pierre (2, 5) on lit : « Dieu n’a pas épargné le vieux cosmos, mais il a sauvé Noé dans le nombre huit (ogdoon Noe) comme héraut de la justice. » Mais, c’est là, déclare la première lettre de saint Pierre, une préfiguration du baptême (3,20/21) : «Peu d’âmes, seulement huit, furent sauvées dans l’arche en traversant l’eau — et la réalité objet de cette image (antitypon), le baptême, vous sauve maintenant grâce à la résurrection de Jésus-Christ. » A cela se rattache la riche multitude d’images du mystère du nombre huit, déjà formé au IIe siècle chez Justin : « C’est le sens de la parole de Dieu, dit-il à propos des passages mentionnés plus haut, qu’au temps du déluge le mystère du sauvetage de l’homme se réalisa déjà mystérieusement. Car le juste Noé avec les autres hommes du déluge, c’est-à-dire avec sa femme, ses trois fils et les femmes de ses fils, au total au nombre de huit, étaient par ce nombre l’image du jour où notre Christ a été ressuscité de parmi les morts, le huitième jour, mais qui par sa force est toujours le premier. Car le Christ, le premier-né de toutes les créatures, est aussi devenu le début d’une nouvelle race, qui renaît de lui par l’eau et la foi et le bois, dans le mystère de la croix. » Le baptême est ainsi la renaissance dans la vie éternelle, le passage à l’impérissable et au repos, — état qu’exprime la forme symbolique de l’image primitive de l’Ogdoade — le contraire de la naissance terrestre. Dans les extraits de Théodote, que Clément a rassemblés, on lit : « Celui qui est né de mère terrestre, celui-là est projeté dans la mort et dans le monde. Mais celui qui renaît par le Christ, celui-là est versé dans la vie, dans l’Ogdoade. De tels hommes meurent pour le monde mais ils vivent pour Dieu, de sorte que la mort soit détruite par la mort et l’éphémère par la résurrection. » La source baptismale est le tombeau de la vie périssable et en même temps le sein maternel de la vie nouvelle de la céleste Ogdoade — alors dans un tout autre sens, sens plus élevé, comme jadis la terre mère qui est en même temps sein maternel et tombeau. Origène nous a transmis un des plus beaux hymnes à la louange de ce mysterion tes ogdoados, une louange à la gloire du dimanche considéré comme le huitième jour :
« C’est le jour qu’a fait le Seigneur. Qu’est-ce qui pourrait vraiment être égal à ce jour ? C’est en lui que s’est accomplie la réconciliation de Dieu avec les hommes. C’est en lui que fut anéantie la guerre de la vie temporelle, et que la terre est devenue digne du ciel parce que les hommes qui n’étaient pas dignes de la terre, parurent dignes de l’empire du ciel, car le premier-né de notre nature a été élevé au-dessus du ciel et le Paradis a été ouvert, car nous y avons regagné notre ancienne patrie, car la malédiction a été suspendue et le péché a été racheté. Même si Dieu a fait aussi tous les jours, il a créé celui-ci de manière spéciale. Car c’est en ce jour qu’il a accompli les plus hauts de ses mystères. »
L’intelligence de ce mystère est toujours restée vivace à Alexandrie. Cyrille encore en sait ceci : « Ce que désigne pour nous ce huitième jour, c’est le moment de la résurrection, car le Christ, qui avait souffert pour nous la mort, est revenu à la vie. Mais nous lui sommes égalés en esprit, parce que nous mourons par le saint baptême afin de prendre notre part aussi de sa résurrection. Mais le moment qui paraît le mieux approprié pour une telle fête d’initiation (teleiosis) est le Mysterion du Christ, qui est symbolisé par l’Ogdoade. Mais c’est aussi la mystique latine du sacrement qui connaît ce symbole, le « sacramentum ogdoadis » ainsi que le nomme Hilaire, le « sacramentum octavi » dont saint Augustin aime à parler ; le nombre huit est le symbole de la renaissance par le Baptême et en même temps de la vie éternelle, qui commence mystiquement dans l’eau et s’accomplit dans la vie bienheureuse, dans le repos éternel, dans la contemplation de Dieu. Entre le baptême et la contemplation de Dieu toutefois se situe la montée morale du Gnostique Chrétien, la divinisation qui s’accomplit lentement par la force du baptême. Et, elle aussi, est un mystère du nombre huit. Que Clément d’Alexandrie nous la décrive :
« Celui qui s’est élevé, comme l’écrit l’Apôtre, à la taille d’un homme parfait, de lui David dit : ils reposeront sur la montagne sacrée de Dieu. Ils se rassembleront dans l’Église céleste suprême, dans laquelle viennent ensemble les philosophes de Dieu qui sont là avec un cour pur et chez qui il n’y a plus rien de faux. Car ils ne sont pas demeurés dans le nombre sept du repos, mais ils se sont rendus égaux à Dieu par de bonnes ouvres et ils ont été élevés à la dignité d’héritiers des biens qui appartiennent au nombre huit, parce qu’ils veillaient à la pureté du regard d’une insatiable contemplation. »
C’est avec cette mystique symbolique du nombre huit que les Chrétiens antiques ont même donné sa forme au lieu terrestre sur lequel on fêtait un tel mystère, ce « lieu misérable, qui est rempli par la grâce », le baptistère et les fonts du baptême. Ils construisirent les baptistères de préférence en forme octogonale, et le bassin où est l’eau qui engendre la vie est entouré d’une balustrade à huit angles. Nous possédons encore dans une vieille copie l’inscription, depuis longtemps détruite, que saint Ambroise a composée pour l’église baptismale de sainte Thècle à Milan :
« Avec huit niches se dresse le temple du service divin, Octogonale est la source, digne d’un acte aussi sacré. C’est dans le huit mystique que doit s’élever la maison de notre baptême car c’est en elle qu’est accordé à tout peuple l’éternel salut par la lumière du Christ ressuscité, qui fit sauter les verrous de la mort et libéra tous les morts du tombeau qui du fardeau du péché rachète les pécheurs qui se repentent car il les purifie dans le bain de cette source de cristal ».
Et, dans le vers final, que nous connaissons déjà, saint Ambroise prononce les mots qui donnent le sens profond du paradoxe mystique, qui s’accomplit dans le mystère du baptême : « nam quid divinius isto, ut puncto exiguo culpa cadat populi » :
« Dieu peut-il agir de façon plus sublime que de détruire dans un lieu si peu important le péché de tout le peuple ? »
Partant de là, nous pouvons pousser un pas plus loin dans l’intelligence du mystère antique du baptême. Le baptême n’est un « mystère de la vie éternelle », un « sacramentum octavi », que parce qu’en lui la puissance de la crucifixion divine devient agissante. « Qu’est-ce que l’eau sans la croix du Christ ? Un élément ordinaire » dit saint Ambroise à ses Néomystes. Et saint Augustin : « C’est par le signe de la croix que l’eau du baptême a été consacrée. » C’est seulement dans la force génératrice de la croix que le sein maternel de l’Église devient fertile : « Per signum crucis in utero sanctae Matris Ecclesiae concepti estis » est-il dit dans un prêche de baptême post-augustinien. En un mot : nous nous trouvons devant la forme de mystère donnée à cette théologie paulinienne provenant de la lettre aux Romains, dans laquelle le baptême et la croix du Christ ont été embrassés d’un seul regard. Le baptême est le « mystère du bois dans l’eau ». Et, ceci est de nouveau un aspect partiel du mystère entier, sans l’intelligence duquel aussi bien la mystique chrétienne antique et sa liturgie que la forme de l’art chrétien jusqu’au Moyen Age nous resteraient insaisissables.
Quant au développement de ce mystère, nous devons remonter au baptême de Jésus dans le Jourdain, lequel apparaissait déjà à la théologie du Christianisme primitif comme le paradigme proprement dit du mystère du baptême : « Jésus-Christ naquit et fut baptisé afin de consacrer l’eau par sa souffrance », dit un texte célèbre d’Ignace d’Antioche. Que Dieu lui-même sous une forme humaine se tienne debout dans une eau terrestre et qu’à ce moment la théophanie de la voix divine témoigne au-dessus de lui de sa filiation : c’était pour le Chrétien antique le paradoxe, le mystère, c’était une anticipation temporaire de ce qui s’accomplirait finalement dans la souffrance de la croix, la décision entre la lumière et l’obscurité, le changement de forme du monde entier, la divinisation du terrestre, l’intervention du monde d’au-delà. Cette conviction portant sur l’essence mystique du baptême de Jésus se donne déjà de bonne heure une forme que l’on peut saisir en images. Là de l’eau du Jourdain s’enflamme un feu qui brûle, là le Jourdain recule effrayé, là les anges accourent afin de tendre au fils de Dieu le blanc vêtement de son essence divine et lumineuse. Nous ne pouvons nous occuper ici des riches questions d’histoire religieuse que pose cette transformation mystique du baptême du Jourdain. Nous ne jetterons un regard que sur ce seul point : ici, dans le baptême s’accomplit un symbole qui devient ensuite réalité sur la croix ; et qui, de la croix, passe chez les hommes sous forme du mystère du baptême. Jésus qui se plonge dans le Jourdain est l’image sensible de cette divine humilité avec laquelle il se plongera ensuite dans l’eau de mort, afin d’être ressuscité comme fils transfiguré de Dieu. Baptême et croix passent en une seule représentation. Baptême, croix et descente dans l’obscurité du monde souterrain de l’enfer représentent le mystère de l’anéantissement divin, duquel coule la nouvelle vie, et semblable au coucher du soleil dont naîtra le nouveau jour. Nous avons dans le dernier Éranos, donné connaissance du merveilleux texte, dans lequel Melito de Sardes compara cette descente de Dieu dans l’eau du baptême et dans le monde des morts avec la plongée du soleil dans la mer occidentale. Dans une liturgie baptismale syriaque, on trouve la prière : « Jésus a donc habité, ô Père, par ta volonté et celle du Saint-Esprit, dans trois demeures terrestres : dans le sein maternel de la chair, dans le sein de l’eau du baptême, et dans les cavernes pleines de deuil du monde souterrain. Rends-nous par là dignes d’être élevés du profond abîme vers les demeures de gloire de la noble Trinité. » La plongée de Dieu dans le baptême est la source et le modèle de notre élévation dans le baptême. Saint Ambroise l’exprime ainsi dans la prégnance de sa langue : « Unus enim mersit, sed elevavit omnes. Unus descendit, ut ascenderemus omnes. » Le baptême de Jésus agit par la mort de Jésus.
Afin de rendre visible par des images cet ensemble mystique, on place alors, dans le verbe littéraire et dans l’art, la croix au milieu du fleuve du Jourdain. Il s’ajoute ici l’influence de-ce que nous avons dit au sujet de l’arbre de vie dans la source de l’eau des fleuves du Paradis. Mais, en premier lieu, cette croix du Jourdain est le symbole de Jésus crucifié lui-même, lequel a rendu avec son sang l’eau du baptême féconde. Par l’Itinéraire de celui qu’on nomme Antoninus Placentinus nous savons qu’une croix de bois était érigée dans le Jourdain à la place traditionnelle du baptême, à l’endroit exact où d’après la légende, le Jourdain, effrayé, se retira : « et in loco ubi redundat aqua in alveum suum posita est crux lignea intus in aquam ex utraque parte marmoris. » Partant de cette célèbre croix du Jourdain connue dans le monde entier par des rapports de pèlerins, mais pour servir à la représentation sensible d’une idée mystique encore bien plus antique, la croix de bois du Jourdain avec son socle de marbre est copiée dans de nombreuses ouvres d’art. Nous la rencontrons dans le portail de Saint-Paul à Rome, à Saint-Marc de Venise, sur un ivoire de Salerne et au British Muséum, dans le Psautier de Chludof, et même encore dans le tableau du baptême de l’Hortus Deliciarum de Herrad von Landsberg. Cette croix est la représentation sensible du fait que l’eau du baptême, par la mort de Jésus, est devenue celle qui fait don de la vie, elle est l’arbre de vie. Et, de même que dans de nombreuses liturgies orientales maintenant aussi les fonts du baptême sont tout simplement nommés « Jourdain », de même, lors de la consécration de l’eau du baptême, on plonge une croix de bois dans les flots, pour indiquer, en imitant, ce que l’on voulait exprimer aussi par la croix de bois du Jourdain. Une prière d’une liturgie grecque, l’Hymne Prooimion de la fête de l’Epiphanie, chante :
« Voyez et venez, comme l’Hélios plein de lumière est baptisé dans les flots d’un misérable fleuve. Une puissante croix est apparue au-dessus de la source du baptême. Les esclaves du péché y descendent, et en remontent les enfants de l’immortalité. Aussi venez donc, et recevez la lumière ! »
Misérable fleuve et croix puissante : et comme effet la lumière immortelle. Ce mystère est à la fois chrétien et grec. Nous saisissons ici encore quelque chose de nouveau : le bois de la croix, symbole de l’humble crucifié, donne la lumière, en lui s’enflamme ce feu que l’on a relié depuis les temps primitifs au baptême de Jésus dans le Jourdain. La croix est en même temps porteuse de lumière. Et, lorsque la liturgie veut exprimer ce mystère, elle plonge un cierge allumé dans les fonts baptismaux, afin d’indiquer symboliquement que c’est par la puissance du crucifié que l’eau maintenant dispense la « lux perpetua », l’impérissable vie de la lumière. En un mot, la croix est à la fois arbre de vie et porteuse de lumière, et les deux symboles équivalent au Christ même qui, « dans sa souffrance a sanctifié l’eau » cependant qu’il lui donnait la doxa méritée sur la croix, la force de l’Esprit-Saint. Si, pour cette raison, dans la liturgie romaine de la consécration de l’eau du baptême qui existe encore de nos jours, le prêtre souffle sur l’eau en décrivant un “psi” grec, cela n’a rien à voir avec un signe hellénique de vie incompris, mais c’est simplement (ainsi que les dernières recherches l’ont clairement exposé) le symbole de l’arbre de vie, de la croix. Et si le prêtre avant ce signe plonge le cierge dans l’eau en prononçant les mots : « Descendat in hanc plenitudinem fontis virtus Spiritus Sancti », cet usage symbolique, suivi au demeurant seulement depuis le IXe siècle, n’est pas un reste phallique des mystères antiques, comme on l’a affirmé avec une invraisemblable incompréhension de la possibilité des connexités historiques, mais de nouveau un symbole du crucifié qui dispense à l’eau la force lumineuse de l’esprit. Il serait totalement incompréhensible que l’on ait pu entendre par le cierge du baptême un symbole phallique, puisque cependant la liturgie romaine souligne comme toutes les autres que la source baptismale est un « immaculatus uterus » et que l’Église engendre ses enfants, ainsi que Marie, purement et simplement par la force de l’Esprit. Non, le cierge que l’on plonge dans le rituel du baptême est la même chose que la croix que l’on plonge dans la liturgie grecque. Bien plus, nous avons même des représentations de l’art chrétien, dans lesquelles au milieu du Jourdain, au lieu de la croix de bois, se dresse simplement un grand cierge — par exemple dans l’image baptismale du couvent des Archanges à Djemil en Cappadoce. Le cierge de Pâques est le symbole du crucifié, c’est pourquoi on y ajoute les cinq grains d’encens qui sont comme cinq plaies ; c’est l’arbre de vie de la croix, c’est pourquoi on l’orne de fleurs, ainsi que nous le montrent les rouleaux d’Exultet de l’Italie du Sud. Croix et arbre de vie transmettent la vie de lumière — c’est pourquoi le cierge est plongé dans l’eau des fonts baptismaux. Sur le splendide chandelier du cierge de Pâques à Saint-Paul de Rome il est écrit : « Arbor poma gerit, arbor ego lumina gesto. Surrexit Christus. Nam talia munera praesto ».
Nous sommes entrés avec quelques précisions dans ces questions parce que l’explication phallique du cierge de Pâques introduite par Usener et Dieterich a toujours cours, et afin de montrer sur un exemple particulier comment l’on doit expliquer et comme on ne doit pas expliquer le mystère chrétien du baptême. Baptême et croix ne peuvent être séparés, et derrière la richesse des formes liturgiques et mystiques se tient toujours la théologie primitive de la Lettre aux Romains. Un Grec inconnu, dans un prêche de baptême, l’a un jour vêtu des paroles de la pensée des mystères helléniques, mais conformément à la pensée de saint Paul :
« Toi, qui viens d’être récemment illuminé, des arrhes t’ont été données sur la résurrection par cette initiation aux mystères de la Grâce. Tu as imité la descente de ton Seigneur au tombeau. Mais tu en es remonté, et maintenant tu contemples les ouvres de résurrection. Ce que tu viens maintenant de voir en symboles, que cela te soit accordé en réalité. »
Dans les deux aspects du mystère du baptême dont nous avons parlé jusqu’à maintenant, nous avons reconnu le but final et la base primitive de l’action des mystères chrétiens ; le but est l’Ogdoade de la vie éternelle — la base est la force rédemptrice de la Croix. Entre les deux se situe alors la période de vie terrestre du Myste, à l’intérieur de laquelle certes la force céleste de l’Initiation reçue par le baptême agit, mais qui n’est cependant pas encore parvenue à son « accomplissement » proprement dit : car le but et la fin (telos) de la Teleiosis chrétienne est la contemplation eschatologique de Dieu dans la transfiguration de la chair. C’est ainsi que le contenu de cette vie terrestre est déjà, pour celui qui a reçu l’Initiation du baptême, possession de vie éternelle (il est déjà entré dans l’Ogdoade, mais elle est encore invisible) « il n’a pas encore été révélé ce que nous serons, mais nous savons déjà que,lorsque cela sera révélé, nous serons semblables à Dieu, car nous le contemplerons tel qu’il est » (1 Jean, 3, 2), mais c’est une possession encore en danger. Le mystère du baptême est en conséquence une décision qui va, la vie durant, entre la lumière et l’ombre, entre le Christ et Belial, la vie et la mort. Ou, pour utiliser une autre image chrétienne antique : le myste est certes déjà parvenu dans ce port de l’au-delà, mais il est malgré tout encore dans la traversée dangereuse ; il porte certes dans son âme le sceau qui lui ouvrira toutes les portes dans son voyage au ciel, mais cette montée est cependant entourée d’ennemis, le monde des esprits. C’est en cela que réside de nouveau le Paradoxe du Mystère, et à partir de cette idée, nous aurions encore à exposer la multitude de pensées profondes et de précieuses images qui a été inventée par le Christianisme antique pour ce « mystère du temps intermédiaire ». Nous aurions à parler du mystère de décision dans le rituel baptismal : comment le Myste se détourne du « Noir » Satan, pour se tourner vers le Christ Roi de lumière, qui vient comme le soleil de l’orient et communique au Myste l’illumination du baptême (photismos). Ceci serait surtout important parce que c’est justement à ce point que dans la formation du verbe et du geste du rituel du baptême, afin d’exprimer cette essentielle décision chrétienne, s’écoule une multitude de choses provenant du fonds religieux antique, surtout celles provenant de ce domaine commun grâce auquel les usages symboliques des mystères peuvent aussi être éclaircis. Là on a entre autres la représentation imagée de Satan qui habite à l’Ouest, dans l’obscurité ; le rite qui fait souffler et cracher sur ce mauvais ennemi : le lait et le miel, repas des mystes ; la symbolique du sel. Mais nous devrons nous contenter de ces indications. Fr. J. Doelger nous a donné sur l’ensemble de ce mystère du baptême de lumière et d’obscurité un ouvrage qui porte le titre : « Le soleil de la Justice et de la noirceur. Une étude d’histoire des religions sur les voeux du baptême » De même, nous aurions à parler encore maintenant du mystère du voyage vers le ciel qui commence dès le baptême — mais il existe à ce sujet aussi de beaux travaux auxquels je peux me contenter de renvoyer. Autre expression, encore plus profonde, du même paradoxe, parmi la multitude des idées antiques, cette idée du baptême conçu comme traversée mystique vers le port du repos. Le voyage du myste se passe dans l’arche construite avec le bois de la croix, le navire des temps primitifs, sur la noire et amère mer du monde, en courant des dangers monstrueux : et cependant il est déjà arrivé au port, son navire échappe à toute perdition si le mât de 1a, croix demeure debout. Encore une fois on entend ici le son du « Mystère du Bois » et du « Mystère de la décision » : le Christ en Croix a déjà définitivement vaincu, il est entré dans le repos, et c’est pourquoi le myste, qui comme Ulysse dans son voyage mystique se fait lier au bois du mât en croix, est déjà certain d’arriver. « Dans la sombre vallée de la terre tu vas comme sur une mer. O toi, qui n’es pas encore baptisé, hâte-toi d’accourir dans le glorieux port du baptême. Il te conduira jusqu’au port ; nous sommes arrivés lors de la grandiose résurrection du Christ notre rédempteur », dit une liturgie baptismale orientale. P. Lundberg a étudié avec précision cette symbolique du voyage mystique du baptême : moi-même j’ai fait ressortir dans mes articles sur « Antenna crucis » quelque peu de la richesse inouïe du monde des images antiques. Il est impossible de s’étendre ici ne fût-ce que sur peu d’éléments. Mais chacun de ces symboles baptismaux mystiques a une finalité intérieure strictement orientée, laquelle dans la diversité la plus variée demeure la même : quant au contenu le plus profond du mystère chrétien du baptême, quant à la résurrection du Dieu devenu homme et par là quant à la divinisation de l’homme par la participation à la transfiguration du Seigneur « tauta christianon ta mysteria, dit un Chrétien grec, ce sont les mystères des Chrétiens : Nous fêtons la Panégyris en raison de la résurrection de parmi les morts et en raison de la vie éternelle. »
Avec cela nous sommes à la fin de notre essai, visant à faire vivre dans le mystère de la croix et celui du baptême ce que le Christianisme antique s’est représenté sous le nom de mystère. Lorsque l’Église des Grecs et des Romains clans la sainte Pannychis de Pâques fêtait son mystère, en regardant plonger l’arbre de la croix dans l’eau qui donne la vie, dans la lumière des candélabres et dans l’éclat des blancs vêtements : elle peut alors avoir eu conscience de ce que, dans ce nouveau mystère, les anciens mystères voyaient leur fin et leur complétude. Elle peut avoir senti ce qu’exprima un jour Grégoire de Nazianze au début d’un splendide prêche des « lumières » : « Jésus est de nouveau là, et de nouveau il y a là un mystère. Mais ce n’est plus le mystère de l’enivrement grec mais un mystère d’en-haut, un mystère divin ». Dans son poème sur la sainte nuit de Pâques, le poète Drepanius fait encore une fois défiler devant lui tous les mystères antiques : « Vois, comme le peuple en claires troupes se presse vers notre mystère, afin de prier le Dieu trine. Ce n’est pas comme les Galles du mont Ida, qui imitent là la Dindyma, ni comme les veilles d’Eleusis qui honorent la mère nourricière de l’Attique, ni comme les orgies consacrées sur le Cithéron thébain que sont nos mystères. Là ne s’exhale aucune vapeur d’encens, là il ne coule pas de sang, là tout n’est que prière pure et action simple. »
« Non sicut Idaeis simulatur Dindyma Gallis Attica nec Grais nuribus vigilatur Eleusis, Orgia Thebanus vel agit nocturna Cithoron. Nil habet insanum strepitu, nil thure vaporum, Sanguine nil madidum, nil cursibus immoderatum Nox sacris operanda tuis. Tantum prece pura simplicibus votis manibusque ad celsa supinis Te colimus natumque tuum ».
Du mystère de la nuit de Pâques où la croix dans l’eau engendre une nouvelle vie, le regard du myste chrétien passe dans le pays de la lumière et son cri heureux du mystère est : « kaire neon phos ! ». Dans le ciel se découvrira ce qui était enveloppé sur terre dans le signe de la croix et du baptême, dans ce bienheureux empire de l’Ogdoade, du repos et de la perfection. Le Christ nous l’a ouvert avec sa croix, a «crucifié la mort pour la vie ». Chez le myste baptisé va s’accomplir dans un sens chrétien ce dont Platon a eu l’intuition, lorsqu’il écrivait en parlant de l’empire bienheureux dont viennent les âmes et où les bons retournent : « Là les âmes pouvaient voir une beauté brillante lorsqu’elles contemplaient dans une bienheureuse danse des images merveilleuses. » Clément d’Alexandrie qui nous a montré comme aucun autre le mystère chrétien en images grecques prononcera le dernier mot de notre Éranos sur les mystères :
« Evitons donc, évitons d’oublier la vérité ! L’ignorance et l’obscurité qui retardent, nous voulons les éloigner comme un nuage épais de devant nos yeux et contempler le Dieu qui existe en vérité, et nous voulons crier pour l’accueillir et comme louange ce cri : Sois salué, oh ! Lumière ! A nous qui étions enterrés dans l’obscurité et enchaînés dans l’ombre de la mort, pour nous, une lumière se mit à briller du ciel plus pure que la Lumière d’Hélios et plus douce que la vie d’ici-bas. Cette lumière s’appelle : Vie éternelle. Et tout ce qui participe d’elle, vit. Tout est devenu lumière, qui ne tendra plus jamais vers le sommeil, et le coucher s’est mué en un lever. C’est la nouvelle création. Car le soleil de la justice, qui se hâte au-dessus du Cosmos a changé le coucher en lever et a crucifié la mort pour la vie. Il a arraché l’homme à sa perte et l’a enlevé vers l’Ether et il a changé la terre en ciel. »