Même dans les oracles d’Apollon Pythien on trouverait des injonctions déraisonnables. J’en citerai deux exemples. Il ordonna que Cléomèdès, le pugiliste, je crois, reçût les honneurs divins, comme s’il voyait je ne sais quoi de vénérable dans l’art du pugilat ; mais il n’attribua ni à Pythagore ni à Socrate les mêmes honneurs qu’à ce pugiliste. En outre il a qualifié de « serviteur des Muses » Archiloque, auteur qui manifeste son talent poétique en un sujet d’une extrême grossièreté et impudeur, et révéla un caractère immoral et impur : en le qualifiant de « serviteur des Muses » qui passent pour des déesses, il proclamait sa piété. Or je ne sais si même le premier venu appellerait pieux l’homme qui n’est pas orné de toute modération et vertu, et si un homme honnête oserait dire les propos des ïambes inconvenants d’Archiloque. Mais s’il est flagrant que rien de divin ne caractérise la médecine d’Asclépios et la divination d’Apollon, comment, même en concédant les faits, raisonnablement les adorer comme de pures divinités ? Et surtout lorsqu’Apollon, l’esprit divinateur pur de toute corporalité terrestre, s’introduit par le sexe dans la prophétesse assise à l’ouverture de la grotte de Pytho. Nous ne croyons rien de pareil sur Jésus et sa puissance : son corps, né de la Vierge, était constitué d’une MATIÈRE humaine, apte à subir blessures et mort d’homme. LIVRE III
Mais vois si les doctrines de notre foi, en parfaite harmonie dès l’origine avec les notions communes, ne transforment pas les auditeurs judicieux. Car même si la perversion, soutenue par une ample culture, a pu implanter dans la foule l’idée que les statues sont des dieux, et que les objets d’or, d’argent, d’ivoire, de pierre, sont dignes d’adoration, la notion commune exige de penser que Dieu n’est absolument pas une MATIÈRE corruptible et ne peut être honoré sous les formes façonnées par les hommes dans des MATIÈREs inanimées qui seraient « à son image » ou comme des symboles. Aussi, d’emblée, est-il dit des images qu’« elles ne sont pas des dieux » et de ces objets fabriqués qu’ils ne sont pas comparables au Créateur, étant si minimes par rapport au Dieu suprême qui créa, maintient et gouverne l’ensemble de l’univers. Et d’emblée, comme si elle reconnaissait sa parenté, l’âme raisonnable rejette ceux qui lui avaient jusque-là paru être des dieux, et recouvre son amour naturel pour le Créateur ; et, à cause de cet amour, elle accueille aussi Celui qui le premier a donné ces enseignements à toutes les nations, par les disciples qu’il a établis et envoyés avec puissance et autorité divines prêcher la doctrine sur Dieu et sur son Règne. LIVRE III
Il revient ensuite au reproche sur Jésus : Bien qu’il soit formé d’un corps mortel, nous le croyons Dieu, en quoi nous jugeons faire un acte de piété. Inutile de répondre encore à l’objection, car on l’a déjà fait plus haut tout au long. Cependant les critiques doivent savoir que Celui que nous croyons avec conviction être dès l’origine Dieu et Fils de Dieu est, par le fait, le Logos en personne, la Sagesse en personne, la Vérité en personne. Et nous affirmons que son corps mortel et l’âme humaine qui l’habite, ont acquis la plus haute dignité non seulement par l’association, mais encore par l’union et le mélange avec Lui et que, participant à sa divinité, ils ont été transformés en Dieu. Est-on choqué de cette affirmation même à propos de son corps? Qu’on se réfère aux affirmations des Grecs sur la MATIÈRE : à proprement parler dépourvue de qualités, elle est revêtue des qualités dont il plaît au Créateur de l’entourer, et fréquemment, elle abandonne ses qualités antérieures pour en recevoir d’autres supérieures et différentes. S’il y a là une vue saine, quoi d’étonnant que par la Providence de Dieu qui en décrète ainsi, la qualité mortelle du corps de Jésus ait été changée en une qualité éthérée et divine ? LIVRE III
Aussi n’est-ce pas en bon dialecticien que Celse compare la chair humaine de Jésus à l’or, à l’argent et à ta pierre et dit qu’elle était davantage corruptible. Car, en rigueur de terme, il n’est pas vrai qu’une chose incorruptible soit plus incorruptible qu’une autre chose incorruptible, ni qu’une chose corruptible soit plus corruptible qu’une autre chose corruptible. Mais admettons qu’elle puisse être plus corruptible, je n’en répliquerai pas moins : s’il est possible que la MATIÈRE sous-jacente à toutes les qualités change de qualités, pourquoi ne serait-il pas possible aussi que la chair de Jésus ait changé de qualités et soit devenue telle qu’il le fallait pour séjourner dans l’éther et les régions au-dessus de lui, après avoir dépouillé les caractéristiques de la faiblesse charnelle, qualifiées par Celse d’impuretés. C’est encore une erreur philosophique. Est impur, au sens propre, ce qui provient de la malice ; mais la nature du corps n’est pas impure ; ce n’est pas en tant qu’elle est nature d’un corps qu’elle possède la malice, principe générateur de l’impureté. LIVRE III
De plus il est probable que les paroles de Paul dans la Première aux Corinthiens, Grecs fort enflés de la sagesse grecque, ont conduit certains à croire que le Logos exclut les sages. Que celui qui aurait cette opinion comprenne bien. Pour blâmer des méchants, le Logos déclare qu’ils ne sont pas des sages relativement à l’intelligible, l’invisible, l’éternel, mais parce qu’ils ne s’occupent que du sensible, à quoi ils réduisent toutes choses, ils sont des sages de ce monde. De même, dans la multitude des doctrines, celles qui, prenant parti pour la MATIÈRE et les corps, soutiennent que toutes les réalités fondamentales sont des corps, qu’en dehors d’eux il n’existe rien d’autre, ni « invisible », ni « incorporel », le Logos les déclare « sagesse de ce monde », vouée à la destruction, frappée de folie, sagesse de ce siècle. Mais il déclare « sagesse de Dieu » celles qui élèvent l’âme des choses d’ici-bas au bonheur près de Dieu et à « son Règne », qui enseignent à mépriser comme transitoire tout le sensible et le visible, à chercher avec ardeur l’invisible et tendre à ce qu’on ne voit pas. Et parce qu’il aime la vérité, Paul dit de certains sages grecs, pour les points où ils sont dans le vrai : « Ayant connu Dieu, ils ne lui ont rendu comme à un Dieu ni gloire ni actions de grâces. » Il rend témoignage à leur connaissance de Dieu. Il ajoute qu’elle ne peut leur venir sans l’aide de Dieu, quand il écrit : « Car Dieu le leur a manifesté. » Il fait allusion, je pense, à ceux qui s’élèvent du visible à l’invisible, quand il écrit : « Les oevres invisibles de Dieu, depuis la création du monde, grâce aux choses créées, sont perceptibles à l’esprit, et son éternelle puissance et sa divinité ; en sorte qu’ils sont inexcusables, puisqu’ayant connu Dieu, ils ne lui ont rendu comme à un Dieu ni gloire ni actions de grâce. » Mais il a un autre passage : « Aussi bien, frères, considérez votre appel. Il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de nobles. Mais ce qu’il y a de fou dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de vil et qu’on méprise, Dieu l’a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est ; afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant lui. » Et peut-être à cause de ce passage, certains furent-ils incités à croire qu’aucun homme qui a de la culture, de la sagesse, du jugement ne s’adonne à la doctrine. A quoi je répondrai : on ne dit pas « aucun sage selon la chair », mais « pas beaucoup de sages selon la chair ». Et il est clair que, parmi les qualités caractéristiques des « évêques », quand il écrit ce que doit être l’évêque, Paul a fixé celle de didascale, en disant : il faut qu’il soit capable « de réfuter aussi les contradicteurs », afin que, par la sagesse qui est en lui, il ferme la bouche aux vains discoureurs et aux séducteurs. Et de même qu’il préfère pour l’épiscopat un homme marié une seule fois à l’homme deux fois marié, « un irréprochable » à qui mérite reproche, « un sobre » à qui ne l’est pas, « un tempérant » à l’intempérant, « un homme digne » à qui est indigne si peu que ce soit, ainsi veut-il que celui qui sera préféré pour l’épiscopat soit capable d’enseigner et puisse « réfuter les contradicteurs ». Comment donc Celse peut-il raisonnablement nous attaquer comme si nous disions : Arrière quiconque a de la culture, quiconque a de la sagesse, quiconque a du jugement ! Au contraire : Qu’il vienne l’homme qui a de la culture, de la sagesse, du jugement ! Et qu’il vienne de même, celui qui est ignorant, insensé, inculte, petit enfant ! Car le Logos, s’ils viennent, leur promet la guérison, et rend tous les hommes dignes de Dieu. LIVRE III
Est-ce à cause de leurs doctrines que Celse n’approuve pas et dont il paraît ignorer le premier mot, que les Juifs et les chrétiens seraient des vers et des fourmis à la différence du reste des hommes? Alors, comparons les doctrines des chrétiens et des Juifs qui sont d’elles-mêmes connues de tous, aux doctrines des autres hommes. N’est-il pas évident, dès qu’on a admis que certains hommes sont vers et fourmis, que ces vers, fourmis et grenouilles sont ceux qui, déchus d’une saine compréhension de Dieu, adorent par une apparence de piété des animaux sans raison, des statues, ou même les créatures, alors qu’il faut, à partir de leur beauté, admirer leur Artisan et l’adorer ? Ne doit-on pas considérer comme des hommes, et des êtres plus honorables que des hommes s’il en est, ceux qui, sous la conduite du Logos, ont pu s’élever à partir de la pierre et du bois, et même de la MATIÈRE estimée la plus précieuse, l’argent et l’or, et qui, après s’être élevés des merveilles du monde jusqu’au Créateur de l’univers, se sont confiés à Lui ? Car du moment qu’il est seul capable de combler tous les êtres, de percevoir les pensées de tous et d’entendre la prière de tous, ils lui adressent leurs prières, ils accomplissent toutes leurs actions en pensant qu’il voit ce qui arrive, et sachant qu’il entend ce que l’on dit, ils se gardent bien de dire un mot qui ne pourrait être rapporté à Dieu sans lui déplaire. LIVRE IV
Remarque ici encore la haine bien peu philosophique de cet auteur contre la très ancienne Écriture des Juifs. Car, il ne peut dénigrer l’histoire du déluge. Il ignore même les objections possibles contre l’arche et ses dimensions, par exemple, qu’en acceptant comme le vulgaire les chiffres de « trois cents coudées » de longueur, de « cinquante » de largeur, de « trente » de hauteur, on ne pouvait maintenir qu’elle a contenu les animaux qui sont sur terre, quatorze de chaque espèce pure, quatre de chaque espèce impure. Alors il se contente de la qualifier d’arche étrange contenant tous les êtres. Mais qu’a-t-elle d’étrange, puisqu’on raconte qu’elle fut construite en cent ans, et qu’elle fut réduite des trois cents coudées de longueur, des cinquante de largeur, jusqu’à ce que les trente coudées de sa hauteur se terminent en une seule coudée de longueur et de largeur ? Ne serait-ce pas plutôt admirable que cette construction, semblable à une très grande ville, soit décrite par les dimensions prises à la puissance, en sorte qu’elle était, à la base, de neuf myriades de coudées de longueur, et de deux mille cinq cents de largeur ? Ne devrait-on pas admirer le dessein de la rendre solide et capable de supporter la tempête cause du déluge? Et en effet, ce n’est ni de poix, ni de quelque autre MATIÈRE de cette nature, mais d’asphalte qu’elle a été fortement enduite ? Et n’est-ce point admirable que les survivants de chaque espèce aient été introduits à l’intérieur par la Providence de Dieu, afin que la terre ait de nouveau les semences de tous les êtres vivants, Dieu s’étant servi de l’homme le plus juste qui serait le père de ceux qui naîtraient après le déluge ? Celse a rejeté l’histoire de la colombe pour se donner l’air d’avoir lu le livre de la Genèse, mais n’a rien pu donner comme preuve du caractère fictif de ce trait. Puis, à son habitude de traduire l’Écriture en termes ridicules, il change le corbeau en une corneille et il suppose que Moïse a transcrit là sans scrupule l’histoire grecque de Deucalion ; à moins peut-être qu’il ne considère le livre comme l’oeuvre non du seul Moïse mais de plusieurs autres, comme l’indique la phrase : Démarquage sans scrupule de l’histoire de Deucalion ; ou encore celle-ci : Ils ne s’étaient point avisés, je pense, que cette fable paraîtrait au grand jour. Mais comment se fait-il que ceux qui ont donné des Écritures à la nation tout entière ne se soient point avisés qu’elle paraîtrait au grand jour, alors qu’ils ont même prédit que cette religion serait prêchée à toutes les nations ? Et quand Jésus dit aux Juifs : « Le Règne de Dieu vous sera retiré pour être confié à une nation qui en portera les fruits1 », quelle autre disposition a-t-il en vue que celle de présenter lui-même au grand jour, par la puissance divine, toute l’Écriture juive qui contient les mystères du Règne de Dieu ? Après cela, lecteurs des théogonies des Grecs, et des histoires de leurs douze dieux, ils leur attribuent un caractère vénérable par des interprétations allégoriques ; détracteurs de nos histoires, ils les disent fables bonnement racontées aux petits enfants ! LIVRE IV
Ensuite, livré pour ainsi dire uniquement à sa haine et à son animosité contre la doctrine des Juifs et des chrétiens, il dit : Les plus raisonnables des Juifs et des chrétiens allégorisent tout cela. Il ajoute : La honte qu’ils en ont leur fait chercher refuge dans l’allégorie. On pourrait lui dire : s’il faut appeler honteuses dans leur acception première les doctrines des mythes et des fictions, écrits avec une signification figurée ou de toute autre manière, à quelles histoires cette qualification s’impose-t-elle sinon aux histoires grecques ? Là, les dieux fils émasculent les dieux pères ; les dieux pères dévorent les dieux fils ; la déesse mère, à la place d’un fils, livre à celui qui est père « des dieux et des hommes », une pierre ; un père s’unit à sa fille ; une femme enchaîne son mari, prenant comme complices pour le mettre aux fers, le frère et la fille de celui qu’elle enchaîne. Mais pourquoi devrais-je énumérer les histoires absurdes des Grecs sur leurs dieux, manifestement honteuses même allégorisées ? Ainsi le passage où Chrysippe de Soles, qui passe pour avoir honoré le Portique par maints ouvrages pénétrants, explique un tableau de Samos où Héra était peinte commettant avec Zeus un acte obscène. Le grave philosophe dit dans son traité que la MATIÈRE, ayant reçu les raisons séminales de Dieu, les garde en elle-même pour l’ordonnance de l’univers. Dans le tableau de Samos, Héra c’est la MATIÈRE, et Zeus c’est Dieu. C’est pour cette raison et à cause des mythes de ce genre et d’une infinité d’autres, que nous refusons d’appeler, ne serait-ce que de nom, le Dieu suprême Zeus, le soleil Apollon, et la lune Artémis. LIVRE IV
Ensuite, parmi tous les traités renfermant des allégories et des interprétations en un style qui n’est pas sans beauté, il a fait choix du plus ordinaire, apte peut-être à favoriser la foi de la multitude des simples, mais bien incapable d’impressionner les intelligents. Il dit : De ce genre, justement, je connais une controverse d’un certain Papiscos et Jason, qui mérite moins le rire que la pitié et la haine. Donc loin de moi le propos d’en réfuter les inepties : elles sautent aux yeux de tous, surtout de celui qui a la patience de supporter la lecture du livre lui-même. Je préfère enseigner ceci conformément à la nature : Dieu n’a rien fait de mortel; mais tous les êtres immortels sont oeuvres de Dieu, et les êtres mortels sont leurs oeuvres. L’âme est oeuvre de Dieu, mais autre est la nature du corps. En fait, à cet égard, il n’y aura aucune différence entre un corps de chauve-souris, de ver, de grenouille ou d’homme: la MATIÈRE en est la même, de même espèce aussi leur principe de corruption. Néanmoins je voudrais que quiconque a entendu Celse s’indigner et déclarer que le traité intitulé “Controverse de Papiscos et de Jason” sur le Christ mérite moins le rire que la haine prenne en mains le petit traité, et ait la patience de supporter la lecture de ce qu’il contient, afin de condamner aussitôt Celse, parce qu’il n’y trouve rien qui mérite la haine. Un lecteur sans parti pris trouvera que le livre ne porte même point à rire : on y présente un chrétien discutant avec un Juif, à partir des Écritures juives, et montrant que les prophéties sur le Christ s’appliquent à Jésus, bien que l’autre s’oppose à l’argument d’une manière qui n’est pas sans noblesse et qui convient au personnage d’un Juif. LIVRE IV
Dans le passage de Celse que j’ai cité, qui est une paraphrase du “Timée, se trouvent expressions telles que : « Dieu n’a rien fait de mortel, mais seuls les êtres immortels, et les êtres mortels sont oeuvres d’autres êtres. L’âme est oeuvre de Dieu, mais autre est la nature du corps. Et un corps d’homme n’aura aucune différence avec un corps de chauve-souris, de ver ou de grenouille ; car la MATIÈRE est la même, de même espèce aussi leur principe de corruption. » Discutons donc quelque peu ces points, et prouvons ou qu’il dissimule son opinion épicurienne, ou, dira-t-on peut-être, qu’il l’a abandonnée pour de meilleures doctrines, ou même, pourrait-on dire, qu’il est un homonyme du Celse épicurien. Puisqu’il manifestait de telles opinions et se proposait de contredire, avec nous, l’illustre école philosophique des disciples de Zénon de Cittium, il aurait dû prouver que les corps des animaux ne sont pas des oeuvres de Dieu, et que leur si minutieuse organisation ne procède pas de l’intelligence première. Au sujet des plantes, si nombreuses et si variées, régies de l’intérieur par une nature qu’on ne peut imaginer et créées pour l’importante fonction dans l’univers d’être à l’usage des hommes et des animaux qui sont au service des hommes ou dans toute autre situation, il aurait dû ne pas se contenter de déclarer, mais enseigner qu’une intelligence parfaite ne pouvait avoir introduit ces innombrables qualités dans la MATIÈRE qui constitue les plantes. LIVRE IV
Une fois qu’il a présenté les dieux comme créateurs de tous les corps, tandis que seule l’âme serait l’oeuvre de Dieu, s’il voulait répartir la multitude des oeuvres créées et l’attribuer à plusieurs dieux, ne devait-il pas établir par un argument valable les différences entre les dieux produisant, certains les corps des hommes, d’autres ceux des bestiaux, d’autres ceux des bêtes sauvages ? Voyant des dieux créateurs de dragons, d’aspics, de basilics, d’autres créateurs de chaque espèce d’insectes, d’autres de chaque espèce de plantes et d’herbes, il lui fallait donner les raisons de cette division du travail. Car peut-être s’il s’était livré à un examen précis de la question, ou bien il aurait maintenu qu’un seul Dieu est créateur de toutes choses et a fait chacune en vue d’une fin et pour une raison, ou bien, s’il ne le maintenait pas, il aurait vu la réplique à faire à l’objection que ce qui est corruptible est de sa propre nature MATIÈRE indifférente, et qu’il n’y a aucune absurdité à soutenir que le monde, constitué d’éléments dissemblables, est l’oeuvre d’un unique Artisan qui établit les différences entre les espèces pour le bien du tout. Ou, finalement, s’il ne savait pas établir ce qu’il professait d’enseigner, il aurait dû ne pas faire connaître du tout son avis sur une doctrine de cette importance ; à moins, par hasard, que lui qui se moque de ceux qui professent une foi simple ait voulu lui-même que nous ajoutions foi à ce qu’il avançait, bien qu’il ait prétendu non pas exprimer son avis, mais enseigner. LIVRE IV
Mais encore, Celse dit : « L’âme est oeuvre de Dieu, mais autre est la nature du corps. En fait, à cet égard, il n’y aura aucune différence entre un corps de chauve-souris, de ver, de grenouille ou d’homme ; car la MATIÈRE est la même, de même espèce aussi leur principe de corruption. » A cet argument, il faut répondre : si vraiment, parce que la même MATIÈRE est sous-jacente aux corps d’une chauve-souris, d’un ver, d’une grenouille, d’un homme, ces corps ne doivent différer en rien l’un de l’autre, il est évident que les corps de ces êtres ne différeront en rien du soleil, de la lune, des étoiles, du ciel, de n’importe quel autre être appelé chez les Grecs divinité sensible. Car la MATIÈRE qui est sous-jacente à tous les corps est la même : elle est, à parler strictement, sans qualité ni forme, et je ne sais pas d’où elle reçoit ses qualités d’après Celse qui ne veut pas que rien de corruptible soit l’oeuvre de Dieu. Car, selon l’argument de Celse, le principe de corruption de quelque être que ce soit, provenant de la même MATIÈRE qui les soutient, est nécessairement de même espèce. A moins qu’ici, devant la difficulté, Celse ne s’écarte de Platon qui fait sortir l’âme d’un certain cratère, et ne se réfugie vers Aristote et les Péripatéticiens qui affirment que l’éther est immatériel et d’une cinquième nature, autre que les quatre éléments : doctrine à laquelle les Platoniciens et les Stoïciens se sont noblement opposés. Et nous aussi, malgré le mépris de Celse, nous nous opposerons à elle, puisqu’on nous demande d’exposer et de prouver ce qui est dit en ces termes chez le prophète : « Les cieux périront, mais tu resteras ; tous, comme un vêtement, s’useront, comme un habit tu les retourneras et ils seront changés. Mais toi, tu es toujours le même. » Cependant, ces paroles sont une réplique suffisante à l’assertion de Celse : L’âme est oeuvre de Dieu, mais autre est la nature du corps, argument ayant pour conséquence : Il n’y a aucune différence entre un corps de chauve-souris, de ver, de grenouille et le corps éthéré. LIVRE IV
Vois donc s’il faut prendre parti pour l’homme qui, avec de pareilles doctrines, accuse les chrétiens, et s’il faut abandonner une doctrine qui explique la diversité par les qualités inhérentes aux corps ou qui leur sont extérieures. Nous savons, nous aussi, qu’il y a « des corps célestes et des corps terrestres » et que, autre est « l’éclat des corps célestes » et autre celui des « terrestres » ; et que, même entre « les corps célestes » il n’est pas identique, car « autre est l’éclat du soleil, autre l’éclat des étoiles » ; et que, parmi les étoiles, « une étoile diffère d’une étoile en éclat ». Et c’est pourquoi, comme nous attendons la résurrection des morts, nous disons que les qualités inhérentes « aux corps » changent ; certains d’entre eux, semés « dans la corruption, se lèvent dans l’incorruptibilité » ; semés « dans l’ignominie, ils se lèvent dans la gloire » ; semés « dans la faiblesse, ils se lèvent dans la puissance », semés corps psychiques, ils se lèvent spirituels. Que la MATIÈRE fondamentale est capable de recevoir les qualités que veut le Créateur, nous tous qui avons admis la Providence, nous en sommes assurés : par la volonté de Dieu, quelle que soit la qualité actuelle de telle MATIÈRE, elle sera dans la suite, disons-le, meilleure et supérieure. De plus, puisqu’il y a des lois établies concernant les changements qui s’effectuent dans les corps depuis le commencement jusqu’à la fin du monde, leur succédera peut-être une loi nouvelle et différente après la destruction du monde que nos Écritures nomment sa consommation. Aussi n’est-il pas étonnant que dès à présent, comme on le dit couramment, d’un cadavre d’homme soit formé un serpent venant de la moelle épinière, du boeuf une abeille, d’un cheval une guêpe, d’un âne un scarabée, et généralement de la plupart, des vers. Celse juge que cela peut fournir la preuve qu’aucun d’eux n’est oeuvre de Dieu, qu’au contraire, les qualités, déterminées pour je ne sais quelles raisons à changer d’un caractère à l’autre, ne sont pas l’oeuvre d’une raison divine qui ferait se succéder les qualités inhérentes à la MATIÈRE. LIVRE IV
Il ajoute encore : Commune est la nature de tous les corps susnommés, unique dans le flux et le reflux de changements alternés. Il faut répondre que manifestement, d’après ce qu’on a dit, la nature est commune, non seulement celle des corps précédemment nommés, mais aussi celle des corps supracélestes. Dans cette perspective, évidemment pour lui, mais j’ignore si c’est vrai, unique est la nature de tous les corps dans le flux et le reflux de changements alternés. C’est évidemment la pensée de ceux qui pensent que le monde est corruptible. Et même ceux qui refusent de le croire corruptible et n’admettent pas un cinquième élément s’efforceront de montrer que d’après eux aussi, unique est la nature de tous les corps dans le flux et le reflux de changements alternés. Mais ainsi, même ce qui est périssable demeure à travers le changement ; car d’après ceux qui tiennent qu’elle est incréée la MATIÈRE qui est le substrat de la qualité périssable demeure lorsque périt la qualité. Si toutefois un argument peut établir qu’elle n’est pas incréée, mais qu’elle a été créée pour un usage déterminé, manifestement elle n’aura pas la même nature permanente que dans l’hypothèse où elle serait incréée. Mais il ne s’agit pas ici de philosopher sur la nature pour répondre aux critiques de Celse. LIVRE IV
Il dit également : Rien n’est immortel de ce qui provient de la MATIÈRE. LIVRE IV
A quoi il suffira de répondre : Si rien n’est immortel de ce qui provient de la MATIÈRE, ou bien le monde entier est immortel et ainsi il ne provient pas de la MATIÈRE, ou bien il n’est pas immortel. Or si le monde est immortel, et tel est l’avis de ceux qui disent que l’âme seule est oeuvre de Dieu et sort d’un cratère, que Celse montre qu’il ne provient pas d’une MATIÈRE sans qualité, pour être dans la logique de son affirmation que rien n’est immortel de ce qui provient de la MATIÈRE. Mais si le monde, provenant de la MATIÈRE, n’est pas immortel, est-ce que ce monde mortel est corruptible ou non ? S’il est corruptible, c’est comme oeuvre de Dieu qu’il sera corruptible. Dès lors, dans cette corruption du monde, que fera l’âme qui est l’oeuvre de Dieu, à Celse de le dire ! Veut-il dire, pervertissant la notion d’immortalité : le monde est immortel, car, bien que sujet à la corruption, il ne sera pas corrompu, puisque, susceptible de subir la mort, en fait il ne meurt pas ? Il est clair qu’il y aurait alors, d’après lui, une réalité à la fois mortelle et immortelle, parce que susceptible de l’un et l’autre sort ; qu’elle serait mortelle tout en ne mourant pas ; et que n’étant pas immortelle par nature, elle peut être dite en un sens particulier immortelle, pour la raison qu’elle ne meurt pas. En quel sens donc, s’il faisait cette distinction, dirait-il que rien n’est immortel de ce qui provient de la MATIÈRE ? Visiblement, à les soumettre à un examen serré, on prouve que les idées de ce livre n’ont rien de noble ni d’incontestable. LIVRE IV
Ensuite Celse déclare : L’origine du mal n’est pas facile à connaître pour qui n’est pas philosophe; mais il suffit de dire à la foule que le mal ne vient pas de Dieu, qu’il est inhérent à la MATIÈRE et réside dans les êtres mortels; la période des êtres mortels est semblable du commencement à la fin, et, au cours des cycles déterminés, ont été, sont et seront nécessairement toujours les mêmes choses. Celse affirme que l’origine du mal n’est pas facile à connaître pour qui n’est pas philosophe, comme si le philosophe pouvait facilement la connaître, et comme si le non philosophe ne pouvait facilement apercevoir l’origine du mal, mais pouvait tout de même la connaître, quoique non sans effort. A cela je répondrai que l’origine du mal n’est pas facile à connaître même pour un philosophe ; peut-être même lui est-il impossible de la connaître purement, à moins que par inspiration divine ne soit manifestée la nature du mal, révélé son mode d’apparition, comprise la façon dont il disparaîtra. Ainsi l’ignorance de Dieu fait partie du mal, et le pire mal est de ne pas savoir la manière d’honorer Dieu et de lui manifester sa piété. Et cela, même au dire de Celse, certains philosophes ne l’ont pas connu du tout, et la diversité des écoles de philosophie le montre. Or pour nous, il est impossible de connaître l’origine du mal si on n’a pas reconnu que c’est un mal de croire la piété sauvegardée dans les lois établies des États compris au sens commun du mot. Impossible encore de connaître l’origine du mal si on n’a pas connu les enseignements sur le diable et ses anges, ce qu’il était avant de devenir un diable et la raison pour laquelle ses anges partagèrent son apostasie. Et il faut, pour pouvoir la connaître, avoir compris très exactement que les démons ne sont pas créatures de Dieu en tant que démons, mais, en tant que créatures raisonnables, et comment ils en sont venus à être tels que leur esprit les constitue dans leur état de démons. Donc, entre les questions ardues pour notre nature, exigeant des hommes un examen approfondi, on peut placer l’origine du mal. LIVRE IV
Ensuite, comme s’il avait quelques secrets sur l’origine du mal, mais les taisait pour ne dire que ce qui est adapté aux foules, il ajoute qu’il suffit de dire à la foule sur l’origine du mal que le mal ne vient pas de Dieu, qu’il est inhérent à la MATIÈRE et réside dans les êtres mortels. Or il est bien vrai que le mal ne vient pas de Dieu. Car selon notre Jérémie il est clair que : « De la bouche du Seigneur ne sortent pas le mal et le bien. » Mais pour nous il n’est pas vrai que la MATIÈRE qui réside dans les êtres mortels soit la cause du mal. L’esprit de chacun est cause de sa malice personnelle : c’est elle le mal ; les maux sont seulement les actions qu’elle commande, et pour nous, à parler en rigueur de termes, rien d’autre n’est un mal. Mais je sais que le sujet requiert une discussion et une argumentation développées : grâce à un don de Dieu illuminant l’esprit, elles peuvent être menées à bien par celui que Dieu juge digne de pareille connaissance. LIVRE IV