Lhoumeau: La pratique intérieure.

« L’esprit de cette dévotion est de rendre une âme intérieurement dépendante et esclave de la très Sainte Vierge et de Jésus par elle ». Ces paroles nous font comprendre qu’outre la consécration extérieure, il y a une pratique intérieure qualifiée d’« essentielle » par Montfort lui-même. Sans elle, en effet, que serait notre consécration ? Un acte de piété extérieur et passager. Au contraire, cette pratique intérieure animera tous nos actes de l’esprit de cette consécration, et nous établira dans la dépendance habituelle envers Marie.

Voici du reste les importantes et judicieuses réflexions de notre Saint :

« Ce n’est pas assez de s’être donné une fois à Marie, en qualité d’esclave ; ce n’est même pas assez de le faire tous les mois, toutes les semaines : ce serait une dévotion trop passagère et elle n’élèverait pas l’âme à la perfection où elle est capable de l’élever.

« Il n’y a pas beaucoup de difficulté à s’enrôler dans une confrérie, à embrasser cette dévotion et à dire quelques prières vocales tous les jours… ; mais la grande difficulté est d’entrer dans l’esprit de cette dévotion, qui est de rendre une âme intérieurement dépendante et esclave de la très Sainte Vierge et de Jésus par elle. J’ai trouvé beaucoup de personnes qui, avec une ardeur admirable, «se sont mises sous leur saint esclavage, à l’extérieur ; mais j’en ai bien rarement trouvé qui en aient l’esprit et encore moins qui y aient persévéré. » (Secret de Marie, n. 44).

Cette même pensée se retrouve encore exprimée dans la Vraie Dévotion : « Comme l’essentiel de cette dévotion consiste dans l’intérieur qu’elle doit former, elle ne sera pas également comprise de tout le monde : quelques-uns s’arrêteront à ce qu’elle a d’extérieur et ne passeront pas outre, et ce sera le plus grand nombre ; quelques-uns, en petit «nombre, entreront dans son intérieur.» (n. 119).

Quelle est donc cette pratique intérieure ? « C’est, en quatre mots, de faire toutes ses actions par Marie, avec Marie, en Marie et pour Marie, afin de les faire plus parfaitement par Jésus, avec Jésus, en «Jésus et pour Jésus.» (n. 257).

Le lecteur sait maintenant que ce n’est pas là une vaine formule, une amplification oiseuse ; il voit, du point où nous en sommes, l’enseignement de Louis-Marie de Montfort se développer dans une admirable unité ; il peut sonder la profondeur de ses formules et apprécier la vitalité de ses pratiques.

« Par Marie, avec elle, en elle et pour elle », c’est le circuit qui se ferme, le système qui se complète. En effet, puisque Dieu vient à nous par Jésus et que Jésus nous est donné par Marie, dans notre retour à Dieu, la fin dernière, nous suivons la même voie qu’il a prise pour descendre jusqu’à nous. Passant par Marie, nous irons au Christ, et du Christ à Dieu. Voilà la place et la fonction de cette dernière formule à l’égard des autres.

Quant à sa valeur intrinsèque, ce que nous avons dit, en expliquant : « Par le Christ, avec lui et en lui », montre combien ces mots sont pleins de choses et à quelle profondeur cette pratique intérieure plonge dans le dogme. Tant il est vrai qu’en Montfort nous devons admirer le maître de la vie spirituelle, non moins que le missionnaire et le fondateur d’Instituts religieux !

Exposons maintenant le sens de cette formule : « Agir par Marie, avec Marie, en Marie et pour Marie », et comparons-la avec son analogue : « Agir par le Christ, avec le Christ, dans le Christ et pour le Christ ». Il importe de préciser en quoi elles s’accordent ou différent. Mais pour éviter tout malentendu, nous ferons préalablement deux observations.

Le lecteur aura sans doute remarqué que le pieux auteur n’a pas toujours gardé le même ordre dans l’énoncé de cette maxime1. La cause en est, sans doute, dans la hâte avec laquelle il écrivit ses ouvrages. Ces variantes sont, du reste, sans importance ; et nous suivrons l’ordre adopté dans la Vraie Dé’ votio’n, à l’endroit où se trouve le principal commentaire de ces termes. Cet ordre est conforme à celui des paroles liturgiques2 il se rapproche davantage du texte sacré ; enfin il est le plus logique.

En second lieu, il nous paraît difficile de suivre l’opinion de quelques-uns touchant cette formule : « Par Marie, avec Marie et en Marie ». A leur avis, ces expressions marqueraient trois degrés successifs dans l’union avec Notre-Seigneur ou avec la Sainte Vierge ; de sorte que par serait pour les commençants, avec pour les progressants, et en pour les parfaits.

Chaque mot correspondrait ainsi aux trois degrés de la vie spirituelle : la voie purgative, illuminative et contemplative. Une telle explication nous paraît inexacte. Il est bien vrai que ces mots expriment des choses distinctes et même, absolument parlant, separables. Par exemple, un pécheur qui prie sous l’influence d’une grâce actuelle, peut bien, à la vérité prier par le Christ ; cependant on ne peut dire absolument qu’il prie en lui, puisqu’il n’y demeure pas encore par l’amour, ne lui étant pas uni par la charité. Mais, puisqu’il s’agit ici d’une pratique proposée aux âmes justifiées pour les faire croître en grâce, ces trois choses : « par le Christ, avec le Christ et dans le Christ » sont inséparables. Ce sont trois aspects, trois phases d’un seul mouvement d’union : son point de départ (par), son cours (avec) et son arrivée (en). Ces trois phases se retrouvent dans tout acte que fait l’âme juste en union avec le Christ.

Il faut en dire autant de ces locutions : « par Marie, avec Marie et en Marie ». Qu’il s’agisse d’une âme au début de la vie spirituelle ou déjà avancée en perfection, toute la différence consistera en ce que ces divers modes d’union : par, avec et en seront plus ou moins parfaitement pratiqués, comme on le verra plus tard.

ARTICLE I – AGIR PAR MARIE

Agir par Marie, c’est d’abord agir par l’impulsion et la vertu de la grâce qu’elle nous procure. Voilà ce qu’exprime dans un langage populaire le Père de Montfort, quand il dit : « C’est lui obéir en toutes choses et se conduire par son esprit ».

Agir par Marie, c’est encore nous servir d’elle comme de médiatrice pour aller à Jésus et nous unir à lui ; c’est faire passer nos offrandes par ses mains, nous appuyer sur son intercession, recourir à son assistance, nous mettre à son école pour mieux connaître et aimer Jésus.

Maintenant cherchons comment agir par Marie c’est agir par le Christ. Montfort nous dit, en effet, « qu’il faut faire toutes ses actions par Marie, avec Marie, en Marie et pour Marie, afin de les faire plus parfaitement par Jésus, avec Jésus, en Jésus et pour Jésus ».

Toute explication est superflue, si l’on entend « par » au sens de la médiation ; car nous avons déjà montré que Marie nous mène à Jésus. Mais comment peut-on dire qu’agir par le Christ (ou par le mouvement de son esprit) et agir par Marie, c’est tout un ? Sur ce point le saint auteur résume ainsi sa pensée : Agir par Marie, c’est lui obéir en tout et se conduire par son esprit ; or, comme l’esprit de Marie n’est autre que celui de Jésus, se conduire par Marie, c’est donc se conduire par Jésus. (V. D., n. 258).

Cette proposition : « L’esprit de Marie est celui de Jésus », ne doit pas s’entendre comme si l’Esprit-Saint, qui procède du Père et du Fils, procédait aussi de Marie et était envoyé par elle ; ou comme si elle nous le donnait au même titre et de la même manière que le fait Notre-Seigneur. Toutefois il est vrai de dire que l’esprit de Jésus est l’esprit de Marie: d’abord, parce qu’elle en est remplie, possédée et gouvernée, à des titres particuliers et d’une manière plus excellente que nulle autre créature ; ensuite, parce qu’en sa qualité de Mère de Dieu elle peut être considérée comme l’Epouse du Saint-Esprit, et qu’elle a reçu3 une certaine autorité sur ses missions ou venues dans les âmes. Lors donc que l’Esprit-Saint opère en nous, c’est de concert avec Marie ; et, par conséquent, agir par Marie, c’est-à-dire « ne prendre de vie intérieure et d’opération spirituelle que dépendamment d’elle », c’est nous rendre attentifs et dociles à la conduite de ce divin Esprit.

Toujours ami des grands horizons, Louis-Marie de Montfort porte ensuite ses regards jusqu’aux conséquences plus éloignées de cette vérité. En peu de mots ij nous rappelle notre qualité d’enfants de Dieu et d’enfants de Marie ; et sur le texte de saint Paul : « Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont enfants de Dieu»: Quicumque… Spiritu Dei aguntur, ii sunt filii Dei4, il fait en substance ce raisonnement : Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu deviennent enfants de Dieu ; ceux qui sont conduits par l’Esprit de Marie deviennent donc enfants de Marie et par conséquent enfants de Dieu, puisque c’est le même Esprit5 ! (V. D., n. 258).

Il y a cependant une différence entre ces deux formules : « agir par le Christ » et « agir par Marie ». La première signifie que le Christ produit en nous la grâce par le mouvement et la vertu de laquelle nous faisons des actes surnaturels ; c’est lui qui nous conduit par son Esprit, et notre action dépend de l’influence directe et physique qu’il exerce sur nous. La seconde formule, au contraire, n’exprime qu’un rapport moral et indirect, puisque la grâce nous vient de Marie, en ce sens qu’elle nous l’obtient par ses mérites, par sa prière et par sa volonté.

Sous le bénéfice de cette explication, nous n’avons pas à craindre d’être inexacts en disant que nous agissons par Marie, que nous lui obéissons et nous laissons conduire par son esprit. Pour indirecte qu’elle soit, la causalité morale concourt réellement à l’effet ; et celui qui a commandé, obtenu une chose, ou qui seulement y a consenti d’une manière efficace, celui-là peut dire : « Cette chose m’est imputable, j’en suis la cause, on me la doit ».

Enfin, entre « agir par le Christ » et « agir par Marie », dans le sens que nous usons de leur médiation, il y a la même différence qu’entre les deux médiations. Le Christ, avons-nous dit, est médiateur principal, nécessaire et universel ; Marie est médiatrice subordonnée et ainsi établie par la libre volonté de Dieu. Lors donc que par elle nous allons à Dieu, nous ne supprimons pas le Christ ; mais c’est à lui d’abord que Marie nous conduit.

ARTICLE II – AVEC MARIE

Regardez comment la mère procède avec son enfant, quand elle lui enseigne à marcher, à prier. Non seulement elle l’invite et l’encourage du geste et de la voix, mais elle agit avec lui en donnant l’exemple, en aidant sa faiblesse et son inexpérience. De son côté, l’enfant agit avec sa mère ; car il la regarde, il continue d’être docile à sa direction, il ne se sépare pas d’elle. Pour agir avec Marie, je dois donc, après avoir obéi à son impulsion, demeurer sous sa conduite et son influence, tenir mon regard attaché sur elle pour l’imiter ; il faut encore m’aider de sa main maternelle pour me soutenir et, au besoin, me relever ; enfin je dois la suivre sans la devancer ni retarder.

Telle est la réalisation pratique des divers sens que nous avons donnés de cette locution : « avec le Christ ». Ici et là, c’est bien l’association et la compagnie, la coopération continue, la concordance dans les pensées, la volonté et l’action.

L’Eglise distingue nettement ces deux phases dans l’influence de la grâce : l’impulsion initiale et la coopération au cours de l’action. « Seigneur, nous vous en prions, prévenez nos actions par le souffle de votre grâce (qui nous meuve) ; puis aidez-nous à les poursuivre, afin que toutes nos prières et toutes nos œuvres aient en vous leur principe et qu’après avoir ainsi commencé, elles finissent par vous6 !» Les recommandations suivantes du Père de Montfort développent la même pensée. « Il faut qu’en chaque action nous regardions comme Marie l’a faite ou la ferait, si elle était à notre place… Il faut de temps en temps, pendant son action et après l’action, renouveler le même acte d’offrande et d’union ». « Il faut commencer, continuer et finir toutes ses actions par elle, avec elle et en elle… ». « Il faut se livrer à l’esprit de Marie pour être mus (au début de l’action) et conduits (au cours de l’action) de la manière qu’elle voudra ». (V. D., n. 260 et 259).

ARTICLE III – EN MARIE

Pour expliquer comment nous sommes dans le Christ, nous avons aussi montré comment le Christ est en nous. Faisons de même pour cette formule analogue : « en Marie », qui s’éclaire et se complète par cette autre : « Marie en nous ». Outre que cette réciprocité est fondée sur la nature des choses, elle donne une idée plus juste de cette présence de Marie que Montfort nous presse de désirer. A mesure que nous exposerons les sens divers de ces deux locutions, nous préciserons ce qui les différencie d’avec ces autres : « Le Christ demeure en nous, et nous en lui ».

Pour nous restreindre aux points qui nous occupent, ramenons toutes nos considérations à ces quatre chefs : la cause efficiente, la cause exemplaire, la cause finale et l’union par l’amour, sans toutefois répéter les explications données précédemment.

« Quand… la divine Marie est Reine dans une âme, quelles merveilles n’y fait-elle point ?… Elle porte, dans tout l’intérieur où elle est, la pureté de cœur et de corps, la pureté en ses intentions et desseins… Elle éclaire l’esprit par sa pure foi ; elle approfondit le cœur par son humilité ; elle l’élargit et l’embrase par sa charité». (Secret, n. 55-57). « Elle nous dirige et nous conduit selon la volonté de son Fils, elle nous protège et nous défend, etc.. » (Vraie Dév., passim). Or tout agent est présent là où se fait sentir son action ; s’il n’y est pas substantiellement, il y est du moins par sa vertu, par sa puissance. Nous pouvons donc affirmer en ce sens que Marie est présente en nous par son influence, bien qu’elle n’y soit point par sa substance.

Dans ce même ordre d’idées, à savoir sous le rapport de l’opération, nous sommes en Marie, parce que nous sommes soumis à son influence, placés sous son regard, suivis par sa prière et protégés par son assistance. Si donc pour opérer nous entrons dans ses vues et ses volontés, si nous nous soumettons à sa conduite, alors nous agissons en elle.

De même qu’entre « par le Christ » et « par Marie » il y a une différence, ainsi il en existe une, et pour la même raison, entre ces deux locutions : « En Jésus » et « en Marie » sous le rapport de la causalité. Jésus est cause principale de la grâce, en tant que Dieu, et cause instrumentale, en tant qu’homme ; lui-même nous atteint par sa vertu divine. Nous sommes donc en lui, comme dans la cause efficiente, qui directement et physiquement agit sur nous ; et c’est de la même manière que nous sommes soumis à son influence et opérons dans la vertu de sa grâce. Mais nous passons dans un autre ordre, dans celui des causes morales et des rapports seulement moraux, quand nous disons : « Marie nous donne cette grâce, nous éclaire, nous conduit, nous défend, etc. » En réalité elle ne produit pas la grâce, mais elle obtient qu’elle soit produite en nous par l’Esprit-Saint ; elle commande à ses anges de nous défendre, etc. Nous ne sommes donc et n’agissons en elle qu’autant que nous dépendons de sa volonté et sommes influencés par ses actes.

« Devenir des copies vivantes de Marie… établir sa vie en nous… », voilà le but immédiat de notre dévotion. Marie qui, au regard de Jésus, est une copie parfaite, est, par rapport à nous, un exemplaire qu’il faut reproduire. Or, ne disons-nous pas que le modèle est dans sa copie par la ressemblance, et réciproquement la copie dans son modèle, comme dans la cause de cette ressemblance ? Puis donc qu’en imitant ses vertus, en nous conformant à ses volontés et à ses dispositions, nous ressemblons à la Sainte Vierge, de cette manière elle est en nous, et nous sommes en elle.

Le Père de Montfort a résumé ces idées dans une comparaison populaire. Il dit que Marie est le moule où a été fait l’Homme-Dieu et où les saints sont parfaitement formés à l’image du Christ. Un moule est un vase qui imprime sa propre forme dans la matière qu’il contient. Il est donc à la fois l’instrument et l’exemplaire. Ce que le moule est à la matière qu’il renferme, les pensées, les vouloirs, l’influence directrice et providentielle de la Sainte Vierge le sont à notre âme. Ce sont là comme des formes qui la façonnent à la ressemblance de Marie, pourvu que nous voulions y entrer et nous y adapter docilement7, c’est-à-dire agir et demeurer en elle.

Toutefois, pour bien entendre cette comparaison, n’en forçons pas l’application. La matière est renfermée dans le moule comme dans un lieu, tandis que nous sommes contenus seulement par l’influence du pouvoir et de la volonté de Marie. Puis le moule agit physiquement sur la matière, en lui imprimant sa propre forme, au lieu que l’influence de Marie en nous, comme on l’a dit, est seulement d’ordre moral. Ce qu’elle produit en nous est une forme purement extrinsèque ; c’est une ressemblance morale par la conformité des dispositions, des actes et des intentions. Bien différente est la ressemblance surnaturelle que Dieu opère en nous par la grâce; celle-ci est, en effet, une qualité physique, intrinsèque et permanente, quoique accidentelle.

Lorsque Montfort revient çà et là dans son Traité sur cette comparaison du moule, il l’explique toujours dans le sens orthodoxe que nous venons d’exposer.

Est-il question de vivre en union avec Marie ? Montfort souhaite ardemment que cette glorieuse Reine « ait l’empire des cœurs », c’est-à-dire qu’ils soient dociles à ses impulsions et à sa conduite (c’est Marie, cause efficiente). Il demande que «le Saint-Esprit trouve sa chère Epouse reproduite dans les âmes… devenues des copies vivantes de Marie » (c’est l’envisager comme notre exemplaire). Enfin, quand il écrit que « l’effet principal de cette dévotion est d’établir la vie de Marie dans une âme, en sorte que ce n’est plus l’âme qui vit, mais Marie qui vit en elle, car l’âme de Marie, pour ainsi dire, devient son âme », on comprend qu’il s’agit de cette union de pensée et d’affection, où deux êtres ne font qu’un. Nous allons en parler.

Nous sommes aussi en Marie et elle est en nous par l’union d’affection. Ainsi qu’on l’a déjà expliqué, celui qui aime a en lui l’objet de son amour, dans lequel réciproquement il vit et demeure. Mais ici, plus soigneusement encore qu’ailleurs, notons la différence de cette double formule : « Le Christ en moi » et « moi en lui », d’avec cette autre : « Marie en moi » et « moi en elle ». Dans la première il s’agit d’une union bien différente de celle qu’exprime la seconde ; car nous savons que par la foi et la charité notre âme atteint Dieu lui-même et qu’il habite en elle par sa substance8. Dans la seconde, il n’est question que d’une présence de pensée, d’un lien moral d’affection, qui mettent deux personnes en relation mutuelle et, pour ainsi parler, les font passer l’une dans l’autre. Lorsque nous renonçons à nos vues, à nos intentions et à nos vouloirs, pour nous perdre en Marie, ainsi qu’il nous est recommandé, alors nous agissons et demeurons en elle, comme elle agit et demeure en nous. Cette conformité et cette union morale font de nous une autre elle-même.

Bien que l’âme de Marie n’habite pas substantiellement notre âme, elle demeure donc vraie cette parole de saint Ambroise citée par Montfort : « L’âme de la Sainte Vierge se communiquera à vous pour glorifier le Seigneur ; son esprit entrera à la place du vôtre pour se réjouir en Dieu9 ». (V. D., n. 217). Plus on réfléchit, en effet, sur l’unité du corps mystique du Christ, dont tous les membres sont reliés et vivifiés par un même Esprit, et plus on comprend que, pour être morale, l’influence de Marie n’en est pas moins véritable, efficace et d’un ordre supérieur.

Pour clore ces explications sur « en Marie », nous ferons observer que le Traité de la Vraie Dévotion, aussi bien que le Secret de Marie, ne présente guère à ce sujet qu’une série d’images. Au premier abord, on est tenté de n’y voir que de pieuses appellations, faisant office de remplissage et n’allant pas au fond des choses ; mais, en y réfléchissant, on entre facilement dans la pensée de S. Louis-Marie. Il écrivait au courant de la plume un traité populaire. Au lieu de définitions, il propose des images qui, outre l’avantage de la clarté, ont celui d’insinuer des applications pratiques. Les unes, comme la tour où l’on se réfugie, le jardin où l’on se promène, nous figurent « l’agir en Marie » ; d’autres, comme la lampe qui nous éclaire, représentent l’action de Marie en nous.

Montfort a voulu nous expliquer, par ces images, sous quel aspect nous pouvons, en séjournant dans l’intérieur de Marie, considérer les choses de la vie spirituelle et y trouver secours dans nos actions.

ARTICLE IV – POUR MARIE

A la formule : « par Marie, avec elle et en elle », le saint auteur ajoute ici « pour Marie ». Il aurait dit également « pour le Christ », après avoir dit « par lui, avec lui et en lui», s’il avait exposé la pratique de l’union à Jésus-Christ ; mais il s’est contenté de nous montrer cette union comme la fin de notre dévotion à la Sainte Vierge ; et c’est seulement quand il arrive au moyen d’atteindre cette fin, quand il parle de l’union à Marie dans toutes nos actions, qu’il complète la formule au point de vue pratique.

En réponse à cette question : Dans quel but agissez-vous ? nous répondons : « Pour Marie », c’est-à-dire pour la servir en accomplissant sa volonté, pour la glorifier en la faisant connaître et aimer. Remarquez qu’agir pour Marie, la prendre pour fin de ses actions, c’est encore une manière d’agir en elle, ainsi que nous l’avons expliqué de Jésus-Christ10; car alors, nous rapportant à Marie et, selon le plan de Dieu, nous subordonnant à elle, nous sommes compris en elle, comme le moyen dans la fin. Et • dans cette fin, non pas dernière assurément, mais immédiate, notre volonté demeure et se repose comme au terme11.

N’est-ce pas ce que nous demande le Père de Montfort, quand il veut nous faire « entrer et prendre séjour dans l’intérieur de Marie ? »

§ I

« Pour Marie » résume la direction pratique de toute la formule « par, avec et en ».

En effet, si dans l’action le but est atteint en dernier lieu, c’est lui cependant que tout d’abord l’on regarde, c’est à lui que tout se réfère, sur lui qu’on se guide dans le choix des moyens, sur lui que l’on se règle tant au commencement qu’au cours de l’action. C’est pourquoi dans nos actes il suffit de nous appliquer à la pureté d’intention, c’est-à-dire au choix d’une fin pure ; et, par une conséquence heureuse, nous les ferons sous l’impulsion de la grâce, nous la suivrons docilement et nous unirons à Dieu.

Dans une formule qui regarde principalement la pratique de notre dévotion, il convenait donc d’ajouter « pour Marie » aux autres locutions.

§ II

Mais pourquoi prendre Marie pour fin de nos actions ? Parce que nous appartenons sans réserves à cette glorieuse Maîtresse, que nous sommes voués entièrement à son service. N’avons-nous pas, de ce chef, ainsi que l’observe Montfort, l’obligation de travailler toujours pour sa gloire et selon sa volonté, comme de bons serviteurs et de fidèles esclaves ?

Un autre motif nous presse d’agir pour cette bonne Mère : c’est l’amour que nous voulons lui témoigner par cette pratique ; car on cherche à honorer, à servir, à contenter ceux que l’on aime. Jésus « vivait pour son Père ». Qui nous donnera de comprendre comment Marie vivait pour Jésus ?

§ III

Est-il vrai que la Sainte Vierge puisse être prise pour fin de nos actions; et en quel sens peut-on l’admettre ?

Il n’est pas besoin, en effet, de longues réflexions pour comprendre combien ce point offrait matière aux criailleries jansénistes. C’est pourquoi Montfort, pour couper court aux ridicules attaques des sectaires, prit soin à plusieurs reprises de nous expliquer sa pensée : « Ce n’est pas, dit-il, que l’on prenne Marie pour la fin dernière de ses oeuvres, qui est Jésus-Christ seul, mais pour sa fin prochaine, son milieu mystérieux et son moyen aisé pour aller à lui ».

Et pourquoi craindrions-nous d’en agir ainsi? Dieu lui-même ne nous en donne-t-il pas l’exemple ? Il a tout fait pour son Fils : propter quem omnia (Heb. il, 10), nous dit saint Paul. Le monde fut créé pour manifester cet exemplaire éminent ; il fut modelé sur cet archétype divin qui le résume et le couronne, qui en est l’alpha ou le principe, comme il en est aussi l’oméga ou la fin. Tout part du Christ et tout aboutit à lui ; son règne est la consommation de toutes choses. Mais dans le plan divin, Marie n’est pas séparable de son Fils. A cause de lui et en union avec lui, quoique au-dessous de lui, elle est « en tête des voies de Dieu » et comme exemplaire éminent et comme fin intermédiaire. Saint Bernard a donc pu dure en vérité : « Pour elle, après le Christ, tout a été fait, toute créature existe12 ».

Si de la création nous passons à la Rédemption, on nous enseigne que la Sainte Vierge en est le but principal et le plus magnifique trophée. N’est-ce pas surtout pour elle que Jésus est né, qu’il a souffert et qu’il est mort ? C’est la pensée d’un grand nombre de Pères, et saint Albert le Grand la résume en ces mots : « Marie fut prédestinée pour être la cause finale de toute notre réparation ; sa gloire, après celle de Dieu, est le but de toute la Rédemption13 ».

Disons encore que, toujours à cause du Christ et par rapport à lui, Marie est dans la religion la fin immédiate et subordonnée14. Il suffit pour le comprendre de se rappeler la médiation universelle de cette divine Mère. C’est à elle que tout va, dans ses mains que tout se concentre, par elle que tout passe, avant de monter au Christ et par lui jusqu’à Dieu : louanges, supplications, hommages de toutes sortes. A cette Vierge bénie par-dessus toute créature, que le Seigneur a posée comme la cime et le but de la création, de la Rédemption et de la religion, est-ce donc trop d’offrir notre vie et d’apporter nos humbles actions ? Ah ! entrons plutôt dans le transport de zèle qui faisait s’écrier à notre Père : « Il ne faut pas demeurer oisif, mais il faut, appuyé de sa protection, entreprendre et faire de grandes choses pour cette auguste Souveraine». (V. D., n. 265).


  1. Vraie Dévotion, n. 115 (8°) et 257. Secret, n. 43 

  2. Per ipsum et cum ipso et in ipso. — On lit dans l’Epitre aux Romains: xi, 36: Quoniam ex ipso et per ipsum et in ipso… 

  3. Voir le texte de S. Bernardin, cité p. 156-157. 

  4. Rom. VII, 14. S. Thomas explique comme il suit : « Nous disons des êtres qui agissent sous l’impulsion d’un instinct supérieur, qu’ils sont mus ou conduits. Ainsi les animaux sans raison sont mus, poussés, mais ils n’agissent pas, ils ne se conduisent pas ; car dans ce qu’ils font ils obéissent aux instincts de leur nature et n’ont pas de mouvement proprement délibéré ou volontaire. Pareillement ce qui incline l’homme spirituel à agir, ce n’est pas principalement le mouvement de sa propre volonté, mais l’impulsion du Saint-Esprit ». 

  5. Avec cette différence toutefois que l’Esprit-Saint nous fait enfants de Dieu en nous rendant participants de la nature divine, au lieu que notre qualité d’enfants de Marie ne nous met pas avec elle en pareille relation. 

  6. « Actiones nostras quassumus, Domine, aspirando præveni et adjuvando prosequere, ut cuncta nostra oratio et operatio a te semper incipiat et per te coepta finiatur ». Voix aussi l’oraison du 16e dimanche après la Pentecôte. 

  7. Le Père de Montfort cite une parole attribuée à saint Augustin : « Vous êtes digne d’être appelée le moule de Dieu ». Si formam Dei appellent, digna existis. En Marie sans doute a été formé l’Homme-Dieu ; mais on peut encore donner de cette appellation un autre motif. C’est qu’en Marie se retrouvent éminemment toutes les perfections que Dieu a distribuées aux créatures. Elle est donc, après le Verbe fait chair, en union avec lui et à cause de lui, la forme idéale d’après laquelle Dieu a créé et à laquelle il veut nous conformer dans l’ordre de grâce. De texte cité par le saint auteur doit être attribué à Fulbert de Chartres, si l’on en croit l’éditeur de la Patrologie latine de Migne. Il mérite d’être cité en entier : « Quid dicam pauper ingenio cum de te quidquid dixero minus profecto est quam dignitas tua meretur ? Si matrem vocem gentium, pracellis ; si formam Dei appellem, digna existis ; si nutricem cœlestis panis vocitem, lactis dulcedine repies. Lacta ergo, mater, cibum nostrum; lacta cibum angeloirum, lacta eum qui talem te fecit ut ipse fieret in te ». (Patrol., t. XXX. parmi les lettres apocryphes de saint Jérôme). On trouve aussi dans l’Appendice des sermons de saint Augustin (Migne, t. XXXIX, p. 2129) un sermon, le 208e (In festo Assumpt. B. M.) que les éditeurs donnent comme de Fulbert de Chartres, et où ces paroles sont reproduites avec une variante. Ceci explique pourquoi elles ont été attribuées à saint Augustin

  8. Ephes. III, 17. 

  9. Ces dernières paroles peuvent, il est vrai, s’entendre de l’Esprit-Saint qui est aussi l’esprit de Marie, comme on l’a montré précédemment, et cela d’autant mieux que l’Esprit-Saint habite réellement l’âme juste. 

  10. En Jésus, comme dans notre cause finale. 

  11. Scrutez cette expression : « demeurer ». La demeure (mansio) au sens de l’Evangile (il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père) indique la béatitude où l’âme se repose et se fixe comme dans sa fin. Or l’union habituelle avec Marie, où nous conduit notre dévotion, est aussi un terme. Il est vrai que Marie est une voie et que nous n’allons à elle que pour trouver Jésus, mais c’est avec elle et en elle que nous le trouvons. Nous pouvons donc bien la prendre comme fin subordonnée et nous y reposer. 

  12. « Propter quam post Christum, omnia; propter quam omnis creatura facta est ». (S. Bernardus, sermo 3 in Salve). 

  13. Super Missus est, cap. CLXXXIV. 

  14. « Finis non ratione sui, sed ratione alterius » comme s’exprime la philosophie