sensible

Cette grande et précieuse chose qu’est l’homme n’avait pas encore trouvé place dans la création. Il n’était pas naturel que le chef fît son apparition avant ses sujets, mais ce n’était qu’après la préparation de son royaume que devait logiquement être révélé le roi, lorsque le Créateur de l’univers eut pour ainsi dire préparé le trône de celui qui devait régner . Voici la terre, les îles, la mer et sur eux, la voûte du ciel comme un toit. Des richesses de toutes sortes avaient été placées dans ces palais : par richesses, j’entends toute la création, tout ce que la terre produit et fait germer, tout le monde SENSIBLE, vivant et animé et aussi (s’il faut compter dans ces richesses ces matières que leur beauté rend précieuses aux yeux des hommes, tel que l’or, l’argent et ces pierres tant convoitées) tous ces biens que Dieu cache en abondance dans le sein de la terre comme en des celliers royaux. Alors Dieu fait paraître l’homme en ce monde, pour être des merveilles de l’univers et le contemplateur et le maître : il veut que leur jouissance lui donne l’intelligence de celui qui les lui fournit, tandis que la grandiose beauté de ce qu’il voit le met sur les traces de la puissance ineffable et inexprimable du Créateur . II

Par ces mots, l’Écriture nous enseigne que la force qui est dans les vivants et les êtres animés est de trois sortes : premièrement, celle qui permet aux êtres de s’accroître et de se nourrir, en attirant à eux la nourriture nécessaire à leur développement. On l’appelle « naturelle » : elle se trouve chez les plantes. Dans les produits du sol, en effet, on peut voir une force vitale privée de sensation. Secondement, il y a une autre forme de vie, qui possède la première et qui a en plus un organisme sensoriel. C’est le cas des animaux sans raison : ils se nourrissent et se développent, mais ont aussi une activité SENSIBLE et la perception. Enfin la perfection de la vie corporelle se trouve dans la nature rationnelle, c’est-à-dire la nature humaine : elle se nourrit, a des sens, participe de la raison et se gouverne par l’esprit. VIII

Donnons donc des êtres la division suivante : d’un côté, la nature intellectuelle, de l’autre la nature corporelle. Laissons pour le moment la question de savoir comment se divise la première : ce n’est pas notre sujet. Disons seulement : parmi les natures corporelles, les unes ne participent en aucune façon à la vie, les autres ont une énergie vitale. De nouveau, parmi les corps vivants, les uns ont la sensation, les autres en sont dépourvus. A son tour, la nature SENSIBLE se divise en rationnelle et en irrationnelle. VIII

Aussi après la matière inanimée, qui est comme le fondement sur lequel repose le genre des animés, Moïse parle de la formation de cette vie « naturelle » qui existe dans les plantes ; il place ensuite la naissance des êtres qui ont une organisation SENSIBLE. Alors suivant le même ordre logique, parmi les êtres qui reçoivent la vie à travers la chair, il y a, d’un côté, les êtres SENSIBLEs qui existent sans posséder de nature spirituelle, de l’autre, les êtres doués de raison, qui ne subsisteraient pas dans un corps, s’ils ne se fondaient dans un organisme SENSIBLE. Aussi c’est en dernier lieu, après les plantes et les animaux, que l’homme est créé ; car la nature avance vers la perfection par un ordre et un chemin régulier. VIII

Cet animal rationnel qu’est l’homme est en effet formé de la fusion de tous les genres d’âmes : sa nourriture, il la prend par la partie « naturelle » de son âme ; à cette puissance d’accroissement, il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la lourdeur de la matière, moins elle participe de l’intelligence. Ensuite se fait l’intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu’il y a de plus mince et de plus lumineux dans la nature SENSIBLE, en sorte que l’homme se trouve composé de ces trois substances. VIII

Quelle est donc la nature de l’esprit, qui se divise dans les facultés SENSIBLEs et qui tire de chacune d’elles, d’une manière conforme à leur nature, la connaissance de l’univers ? Qu’il soit tout autre que les sens, sans doute, personne d’avisé n’en doutera. S’il avait même nature qu’eux en effet, il n’aurait de rapports qu’avec une seule de leurs activités, parce qu’il est sans composition et que ce qui est sans composition ne connaît pas la diversité. Or, dans notre être composé, le toucher est une chose, l’odorat une autre, et de même les autres sens n’ont entre eux ni communauté ni mélange. Puisque l’esprit est présent également à tous selon la nature de chacun, il faut bien supposer qu’il est tout autre que la nature SENSIBLE, si l’on ne veut pas introduire la diversité dans une nature spirituelle. XI

Ainsi donc comme l’âme a sa perfection dans ce qui est intelligent et doué de raison, tout ce qui ne réalise pas cette qualité peut recevoir par similitude le nom d’âme, mais ne l’est pas réellement : il ne s’agit alors que de quelque énergie vitale, mise par appellation en parallèle avec l’âme. Aussi Dieu qui fixe les lois de chaque être a également remis à l’homme pour ses besoins les animaux qui tiennent encore de près à cette vie « naturelle », pour qu’ils lui servent de nourriture comme les plantes : « Vous mangerez, dit-il, de toutes les viandes comme des herbes des champs. » L’animal, en effet, par son activité SENSIBLE, paraît peu élevé au-dessus des êtres qui se nourrissent et s’accroissent sans cette activité. Ceci peut servir d’enseignement aux amis de la chair pour leur persuader de ne pas conduire leurs pensées selon les apparences SENSIBLEs, mais de se consacrer aux biens supérieurs de l’âme, puisque c’est en eux que celle-ci réside en sa vérité, tandis que la sensation leur est commune avec les animaux. XV

Revenons à la parole de Dieu : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance » . Certains « philosophes de l’extérieur » ont eu sur l’homme des idées vraiment mesquines et indignes de sa noblesse. Ils ont cru glorifier l’humanité en la comparant à ce monde-ci. Ils appellent l’homme un « microcosme », composé des mêmes éléments que l’univers . Par ce nom pompeux, ils ont voulu faire l’éloge de notre nature, mais ils n’ont pas vu que ce qui faisait pour eux la grandeur de l’homme appartenait aussi bien aux cousins et aux souris. Ceux-ci sont composés des quatre éléments, comme absolument tous les êtres animés, à un degré plus ou moins grand, en sont formés, car sans eux aucun être SENSIBLE ne peut subsister. Quelle grandeur y a-t-il pour l’homme a être l’empreinte et la ressemblance de l’univers ? Ce ciel qui tourne, cette terre qui change, ces êtres qui y sont enfermés passent avec ce qui les entoure. XVI

Ceux qui tiennent la doctrine contraire, en effet, s’efforcent d’établir que la matière est coéternelle à Dieu et pour fonder cette façon de penser, ils usent des arguments suivants : d’un côté, la nature de Dieu est simple, sans matière, sans qualité, grandeur ou composition ; elle ne connaît aucune délimitation extérieure. De l’autre, toute matière se définit par son extension dans l’espace et est soumise à la perception SENSIBLE, puisqu’elle se fait connaître à nous par la couleur, la forme extérieure, le poids, la quantité, la résistance et toutes les autres qualités dont on ne peut absolument pas admettre l’existence dans la nature divine. Or comment imaginer que la matière vienne d’un être immatériel ? que ce qui a des dimensions vienne de ce qui n’en a pas ? Si l’on croit que la matière tire de Dieu son origine, il faut admettre que d’une façon inexplicable elle est en Dieu, d’où elle viendrait ainsi à l’existence. Mais si la matière est en Dieu, comment celui qui la contient est-il immatériel ? Il faut en dire autant de toutes les autres caractéristiques de la nature matérielle : si la quantité est en Dieu, comment Dieu est-il sans elle ? S’il contient en lui l’être composé, comment est-il simple, sans parties ni composition ? Aussi on doit conclure : ou Dieu est nécessairement matériel, puisque la matière tire de lui son origine, ou, si on veut éviter cette conséquence, il faut supposer qu’il prend hors de lui la matière dont il a besoin pour la formation de l’univers. En conséquence, si la matière était hors de Dieu, il faudrait absolument admettre un principe différent de lui, qui lui soit coéternel et n’ait pas d’origine. On en vient à poser la coexistence de deux principes sans commencement ni origine, celui dont l’art réalise le monde et celui sur lequel il s’applique. Une telle théorie qui admet comme une nécessité la coexistence éternelle de Dieu et de la matière est une approbation donnée aux idées des Manichéens qui mettent sur le même plan, comme incréées l’une et l’autre, la cause matérielle et la nature du bien . XXIII

La cause de cette absurdité est la croyance en la préexistence des âmes. Le principe à la base de cette opinion l’entraîne logiquement de proche en proche jusqu’à des conclusions invraisemblables. Si l’âme, tirée, à cause du vice, de cet état plus élevé où elle est, après avoir goûté une fois, comme ils disent, à la vie corporelle, devient homme à son tour et si on doit reconnaître que cette vie charnelle est toute soumise aux passions en comparaison de la vie éternelle et incorporelle, il s’ensuit nécessairement que l’âme, dans cette vie où elle trouve en grand nombre les occasions de pécher, en vient à une malice plus grande et connaît de plus en plus l’esclavage des passions. Or, pour l’âme humaine, cet esclavage consiste à ressembler aux animaux. Comme donc elle s’est rapprochée d’eux par sa nature, elle tombe dans la nature bestiale et, une fois sur le chemin du vice, elle ne peut s’arrêter dans la voie qui l’emmène au mal, pas même dans l’irrationnel. L’arrêt dans ce mal est déjà une reprise du chemin vers la vertu. Or il n’est pas question de vertu parmi les animaux. Donc nécessairement l’âme ne cessera de passer dans un état pire, allant toujours à ce qui est plus méprisable et toujours en quête de ce qui est inférieur à la nature où elle est. Et de même que du rationnel, on passera au SENSIBLE, de même à partir de ce dernier la chute continue vers l’inSENSIBLE. XXVIII