Après avoir réfuté, comme nous l’avons pu, toute signification qui suggère en Dieu quelque chose de corporel, nous disons en toute vérité que Dieu est incompréhensible et qu’il est impossible de le penser. Si nous pouvons penser ou comprendre quelque chose de Dieu, il faut croire qu’il est de très loin au-dessus de ce que nous jugeons de lui. C’est comme si quelqu’un pouvait à grand peine regarder une étincelle ou la lueur d’une petite lampe, et si nous voulions apprendre à cet homme, dont le regard ne peut pas supporter plus de clarté que ce que nous venons de dire, l’éclat et la splendeur du soleil : ne faudrait-il pas lui dire que l’éclat du soleil dépasse de façon ineffable et inestimable la lumière qu’il voit ? Pareillement notre intelligence, enfermée dans les barrières de la chair et du sang, rendue plus hébétée et plus obtuse par sa participation à une telle matière, bien qu’elle dépasse de loin la NATURE CORPORELLE, lorsqu’elle s’efforce cependant de comprendre les réalités incorporelles et qu’elle en cherche l’intuition, peut être à grand peine comparée à une étincelle ou à une lampe. Qu’y a-t-il parmi les êtres intellectuels, c’est-à-dire incorporels, qui l’emporte autant sur tous, qui les dépasse d’une manière aussi ineffable et inestimable, si ce n’est Dieu ? Le regard de l’intelligence humaine ne peut absolument pas apercevoir ni contempler sa nature, même s’il s’agit d’une intelligence très pure et très limpide. Traité des Principes: LIVRE I: Premier traité (I, 1-4): Première section
Si certains jugent que l’intelligence ou l’âme elle-même est un corps, qu’ils me disent comment elle reçoit les notions et les affirmations de tant de choses si difficiles et si subtiles. D’où lui vient la faculté de la mémoire ? D’où lui vient la considération des réalités invisibles ? D’où, certes, la compréhension des choses incorporelles peut-elle se trouver dans un corps ? Comment une NATURE CORPORELLE examinerait-elle les doctrines des différents arts, les théories et les raisons des êtres ? D’où lui vient de penser et de comprendre les vérités divines qui sont manifestement incorporelles ? A moins de penser ce qui suit : la forme de ce corps et la constitution des oreilles et des yeux ont quelque rapport avec l’audition et la vision, et chaque membre façonné par Dieu rend possible d’une certaine façon, par la qualité même de sa forme, la fonction à laquelle il est naturellement destiné : de même, il faudrait croire que l’âme ou l’intelligence a été formée d’une manière adaptée et appropriée à son activité, qui est de penser et de comprendre chaque chose et d’être mue par les mouvements de la vie. Mais je ne vois pas comment on pourrait attribuer une couleur à l’intelligence et la décrire en tant qu’elle est l’intelligence et qu’elle se meut sur le plan intellectuel. Traité des Principes: LIVRE I: Premier traité (I, 1-4): Première section
Pour confirmer encore et expliquer ce que nous avons dit de l’intelligence ou de l’âme, à savoir qu’elles dépassent toute la NATURE CORPORELLE, nous pouvons ajouter ce qui suit. A chaque sens du corps correspond en propre une substance sensible vers laquelle ce sens est dirigé. Par exemple, à la vision correspondent les couleurs, les formes, la grandeur, à l’ouïe les voix et les sons, à l’odorat les odeurs, bonnes ou mauvaises, au goût les saveurs, au toucher le chaud et le froid, le dur et le mou, le rugueux et le lisse. Il est clair à tous que la sensibilité de l’intelligence est bien supérieure à tous ces sens dont nous venons de parler. Ne serait-il pas absurde que des substances correspondent aux sens qui sont de moindre valeur et qu’à la faculté qui leur est supérieure, au sens de l’intelligence, rien de substantiel ne réponde, mais que la faculté de la nature intellectuelle soit accidentelle dans les corps et en soit la conséquence ? Ceux qui parlent ainsi outragent sans aucun doute ce qu’il y a de meilleur en eux : bien mieux, l’injure rejaillit sur Dieu lui-même, lorsqu’ils pensent que par la NATURE CORPORELLE on peut le comprendre et qu’il serait donc un corps, quelque chose que par le corps on pourrait comprendre et penser. Et ils ne veulent pas comprendre qu’il y a une certaine parenté entre l’intelligence et Dieu, dont l’intelligence elle-même est une image intellectuelle, et que par là elle peut saisir quelque chose de la nature divine, surtout si elle est davantage purifiée et séparée de la matière corporelle. Traité des Principes: LIVRE I: Premier traité (I, 1-4): Première section
Voyons donc si nous pouvons trouver dans l’Écriture sainte quelque signification de ce genre, s’appliquant au sens propre aux êtres célestes. L’apôtre Paul s’exprime ainsi : A la vanité la création est soumise, malgré elle, mais à cause de celui qui l’y a soumise, dans l’espérance, car la création elle-même sera libérée de la servitude de la corruption pour parvenir à la liberté glorieuse des fils de Dieu. A quelle vanité, je vous le demande, la création est-elle soumise, et quelle est cette création ? Comment cela se fait-il malgré elle et dans quelle espérance ? Comment la création elle-même sera-t-elle libérée de la servitude de la corruption ? Mais ailleurs le même apôtre dit : Car l’attente de la création espère la révélation des fils de Dieu. Et de même ailleurs : Non seulement cela, mais encore la création elle-même gémit et souffre ensemble jusqu’à maintenant. Il faut donc chercher en quoi consiste son gémissement et ses douleurs. Voyons donc d’abord quelle est la vanité à laquelle la création est soumise. Pour moi, je ne pense pas que la vanité soit autre que les corps : car, bien qu’éthéré, le corps des astres n’en est pas moins matériel. C’est pourquoi Salomon me paraît prendre à partie toute la NATURE CORPORELLE, parce qu’elle est d’une certaine façon une charge et qu’elle entrave la vigueur des esprits, quand il dit : Vanité des vanités, tout est vanité, dit l’Ecclésiaste, tout est vanité. J’ai regardé, dit-il, et j’ai vu tout ce qui est sous le soleil et voici que tout est vanité. Traité des Principes: LIVRE I: Second traité (I, 5-8): Deuxième section
Le troisième ordre de la création raisonnable est formé de ces esprits qui ont été jugés par Dieu aptes à remplir le genre humain, c’est-à-dire les âmes des hommes ; parmi eux nous en voyons que leurs progrès ont haussé jusqu’à l’ordre des anges, ceux qui sont devenus fils de Dieu ou de la résurrection, ou ceux qui, laissant les ténèbres, ont préféré la lumière et sont devenus fils de lumière, ou ceux qui, ayant surpassé toute lutte et devenus pacifiques, sont faits fils de la paix et fils de Dieu, ou ceux qui, mortifiant leurs membres terrestres et transcendant non seulement la NATURE CORPORELLE, mais encore les mouvements ambigus et fragiles de l’âme, se sont attachés au Seigneur, devenus entièrement esprits, pour être toujours avec lui un seul esprit, jugeant avec lui de toutes choses, jusqu’à ce qu’ils parviennent au degré des spirituels parfaits qui discernent tout et que, leur intelligence étant éclairée dans la plénitude de la sainteté par la Parole et la Sagesse de Dieu, ils ne puissent plus du tout être jugés par personne. Nous pensons, certes, qu’on ne doit en aucune façon accepter les questions ou les affirmations de certains, qui pensent que les âmes peuvent atteindre un tel degré de déchéance qu’oublieuses de leur nature raisonnable et de leur dignité, elles vont même jusqu’à se précipiter dans la classe des êtres animés déraisonnables, des animaux et des bestiaux. Ils tirent des Écritures des arguments mensongers, s’appuyant par exemple sur le précepte d’inculper et de lapider avec la femme l’animal auquel elle se serait unie contre nature et de lapider aussi le taureau qui donne des coups de corne; ou sur l’histoire de l’ânesse de Balaam qui parla, Dieu lui ouvrant la bouche, lorsque une bête de somme répondant avec une voix humaine, bien qu’elle fût muette, dénonça la folie du prophète. Tout cela, non seulement nous ne l’acceptons pas, mais encore nous réfutons et rejetons ces assertions contraires à notre foi. Cependant, lorsque nous aurons, au moment et à l’endroit convenables, confondu et réfuté cette doctrine perverse, nous montrerons comment il faut comprendre les passages des Écritures saintes qu’ils ont invoqués. Traité des Principes: LIVRE I: Second traité (I, 5-8): Deuxième section
Si le cours de cette discussion est parvenu à ces découvertes, la suite des idées demande, puisque la diversité du monde ne peut subsister sans les corps, que nous discutions ce qu’est la NATURE CORPORELLE. La réalité elle-même montre que la NATURE CORPORELLE subit des changements divers et variés pour pouvoir être transformée de tout en tout : ainsi par exemple le bois est changé en feu, le feu en fumée et la fumée en air ; de même l’huile, un liquide, est transformée en feu. Ne trouve-t-on pas la même cause de changement dans les nourritures elles-mêmes, des hommes ou des animaux ? Car ce que nous prenons comme aliment, quoi que ce soit, se change en la substance de notre corps. Bien qu’il ne soit pas difficile d’exposer comment l’eau se change en terre ou en air, l’air en feu et le feu en air, ou l’air en eau, il suffit cependant pour le présent de mentionner seulement cela si on veut discuter la nature de la matière corporelle. Nous entendons par matière le substrat des corps, c’est-à-dire ce par quoi les corps subsistent avec addition et insertion des qualités. Nous nommons quatre qualités : le chaud, le froid, le sec, l’humide. Ces quatre qualités insérées dans l’hylè, c’est-à-dire la matière, matière qui par sa nature propre est autre que les qualités susdites, constituent les diverses espèces de corps. Cependant cette matière, bien que, comme nous l’avons déjà dit, elle soit sans qualités selon sa nature propre, ne peut subsister sans les qualités. Traité des Principes: Livre II: Troisième traité (II, 1-3): « Le monde et les créatures qui s’y trouvent »
Sur ce point certains se demandent souvent si, de même que le Père engendre le Fils et profère l’Esprit Saint, non comme s’ils étaient des êtres qui n’existaient pas auparavant, mais en tant que le Père est l’origine et la source du Fils et du Saint Esprit, puisqu’on ne peut penser qu’il y a en eux un avant ou un après, on ne pourrait pas entendre de même l’association et la parenté qui existent entre les natures raisonnables et la matière corporelle. Pour faire une recherche plus complète et plus soigneuse, ils passent à un autre problème dès le début de la discussion et se demandent si cette même NATURE CORPORELLE qui sert de support à la vie des intelligences spirituelles et raisonnables, et rend possibles leurs mouvements, perdure de la même éternité qu’eux, ou au contraire si elle périra et sera complètement détruite. Pour saisir la question avec plus de minutie, il faut rechercher d’abord, semble-t-il, s’il est possible que les natures raisonnables restent tout à fait incorporelles, lorsqu’elles parviennent au sommet de la sainteté et de la béatitude, ce qui me semble très difficile et presque impossible ; ou s’il est nécessaire qu’elles soient toujours unies à des corps. Si on pouvait montrer la raison qui fonde la possibilité pour ces âmes d’être complètement dépourvues de corps, il paraîtrait logique de penser que la NATURE CORPORELLE a été créée à partir du néant par intervalles ; de même qu’elle a été faite alors qu’elle n’existait pas, de même elle cesserait d’être lorsque son office ne serait plus utile. Traité des Principes: Livre II: Troisième traité (II, 1-3): L’éternité de la NATURE CORPORELLE
Mais voyons les difficultés qui se présentent à ceux qui raisonnent ainsi. Si la NATURE CORPORELLE est complètement détruite, il paraîtra nécessaire de la restaurer et de la créer une seconde fois, car il semble possible que les natures raisonnables, à qui n’est jamais ôtée la faculté du libre arbitre, puissent de nouveau être soumises à quelques mouvements, et Dieu peut le permettre de peur que, s’ils restaient toujours dans un état d’immobilité, ils perdent de vue que leur maintien dans l’état final de béatitude vient de la grâce de Dieu et non de leur vertu. Ces mouvements entraîneraient de nouveau sans aucun doute la variété et la diversité des corps, qui ornent toujours le monde, car jamais un monde ne pourra être composé d’autre chose que de variété et de diversité : cela ne peut se faire en aucune façon sans la matière corporelle. Traité des Principes: Livre II: Troisième traité (II, 1-3): Le commencement de ce monde et ses causes
Là-dessus certains se demandent si l’essence de la NATURE CORPORELLE, bien que complètement purifiée et devenue totalement spirituelle, ne fera pas alors obstacle, à ce qu’il semble, à la dignité de la similitude et à l’unité au sens propre, puisque, comme la nature divine est certes principalement incorporelle, celle qui est dans un corps ne paraît pas pouvoir lui être dite semblable, ni être déclarée une avec elle, surtout lorsque la vérité de notre foi enseigne qu’il faut rapporter l’unité du Fils avec le Père à leur nature propre. Traité des Principes: Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Seconde section
Je pense que cette expression attribuée à Dieu être tout en tout signifie aussi qu’il sera tout en chaque être. Il sera tout en chaque être en ce sens que tout ce qu’une intelligence raisonnable, purifiée de toutes les ordures des vices et nettoyée complètement de tous les nuages de la malice, peut sentir, comprendre et croire, tout cela sera Dieu, et elle ne fera rien d’autre que sentir Dieu, penser Dieu, voir Dieu, tenir Dieu, Dieu sera tous ses mouvements : et c’est ainsi que Dieu lui sera tout. Il n’y aura plus de discernement du mal et du bien, car il n’y aura plus de mal – Dieu en effet lui est tout, lui en qui il n’y a pas de mal – et celui-là ne désirera plus manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal qui est toujours dans le bien et à qui Dieu est tout. Si donc la fin restituée selon la condition initiale et la consommation des choses rapportée à leur début restaureront l’état qu’avait alors la nature raisonnable, quand elle n’avait pas besoin de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, après avoir écarté tout sentiment de malice, l’avoir nettoyé pour parvenir à la propreté et à la pureté, celui-là seul qui est l’unique Dieu bon lui deviendra tout et il sera tout, non seulement en quelques-uns, ni en beaucoup, mais en tous, quand il n’y aura plus de mort, plus d’aiguillon de la mort, et absolument plus de mal : alors Dieu sera vraiment tout en tous. Mais cette perfection et cette béatitude des natures raisonnables, certains pensent qu’elle perdurera dans l’état dont nous avons parlé, c’est-à-dire celui où tous les êtres possèdent Dieu et où Dieu est pour eux tout, si leur union avec la NATURE CORPORELLE ne les en éloigne pas du tout. Traité des Principes: Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Seconde section
En effet la foi de l’Église ne reçoit pas ce que disent certains philosophes grecs, que, outre ce corps-ci qui est composé des quatre éléments, il y a un cinquième corps, entièrement différent et distinct de notre corps : on ne peut trouver dans les Écritures saintes le moindre soupçon de cela et la logique même des choses ne permet pas de l’accepter, principalement parce que le saint Apôtre affirme clairement que ce ne sont pas des corps nouveaux qui seront donnés à ceux qui ressuscitent des morts, mais ils recevront les mêmes corps qu’ils ont eus de leur vivant, transformés du pire au meilleur. Il dit en effet : Un corps animal est semé, un corps spirituel ressuscitera, et : Il est semé dans la corruption, il ressuscitera dans l’incorruption ; il est semé dans l’infirmité, il ressuscitera dans la force; il est semé dans l’obscurité, il ressuscitera dans la gloire. De même qu’un homme peut progresser d’un état antérieur d’homme animal, incapable d’entendre ce qui est de l’Esprit de Dieu, jusqu’à arriver, grâce à l’éducation, à devenir spirituel et à juger de toutes choses sans être lui-même jugé par personne, de même faut-il penser, à propos de la condition du corps, que le même corps qui maintenant en tant qu’instrument de l’âme est appelé animal, à la suite d’un progrès, lorsque l’âme jointe à Dieu sera devenue avec lui un seul esprit, progressera, en tant qu’instrument de l’esprit, pour atteindre une condition et une qualité spirituelles : cela est d’autant plus possible, nous l’avons souvent montré, que la NATURE CORPORELLE a été faite par le créateur de telle sorte qu’elle puisse prendre successivement de manière aisée n’importe quelle qualité, selon la volonté de Dieu ou ce que demandent les circonstances. Traité des Principes: Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Seconde section
Tout ce raisonnement suppose que Dieu a créé deux natures générales : une nature visible, c’est-à-dire corporelle, et une nature invisible qui est incorporelle. Mais ces deux natures reçoivent des mutations diverses. L’invisible, qui est raisonnable, change de mentalité et de propos par le fait qu’elle est douée de libre arbitre ; à cause de cela elle se trouve tantôt dans le bien tantôt dans son contraire. Mais la NATURE CORPORELLE reçoit une mutation dans sa substance : c’est pourquoi, quelle que soit la chose dans laquelle veuille la façonner, la travailler ou la remanier l’artisan de toutes choses, Dieu, la matière lui est disponible en tout, il peut donc la transmuer et la transformer en n’importe quelle forme ou apparence, selon ce que demandent les mérites des choses. Cela est exprimé clairement par le prophète : Dieu, dit-il, qui a fait toutes choses et les transforme. Traité des Principes: Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Seconde section
De cette manière, il faut penser qu’à la consommation et à la restauration de toutes choses, progressant peu à peu et montant avec ordre et mesure, les saints parviendront d’abord à cette terre-là et à l’instruction qui y est donnée, où ils seront préparés à un enseignement meilleur auquel rien ne peut être ajouté. Après les tuteurs et curateurs, le Seigneur Christ qui est le roi de tous prendra lui-même la royauté, c’est-à-dire qu’après la formation donnée par les puissances saintes, il enseignera lui-même ceux qui pourront le comprendre en tant qu’il est la Sagesse et il régnera en eux jusqu’à ce qu’il les soumette à son Père qui lui a soumis toutes choses : c’est dire que, quand ils auront été faits capables de recevoir Dieu, Dieu sera en eux tout en tous. Et alors pareillement la NATURE CORPORELLE recevra sa condition suprême, à laquelle rien ne pourra être ajouté. Traité des Principes: Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Seconde section
Jusqu’ici nous avons discuté de la manière d’être de la NATURE CORPORELLE ou du corps spirituel : nous laissons à la volonté du lecteur le soin de choisir de ces deux solutions celle qu’il jugera la meilleure. Mais nous, nous terminons ici le troisième livre. Traité des Principes: Livre III: Huitième traité (III, 5-6): Seconde section
Tout homme qui se soucie de vérité ne doit guère s’occuper des mots et des paroles, car dans chaque nation il y a des usages divers concernant les mots ; il doit porter plutôt son attention sur ce qui est signifié que sur les mots qui le signifient, surtout quand il s’agit de réalités si hautes et si difficiles. Par exemple, lorsqu’on se demande s’il existe une substance à laquelle on ne peut attribuer ni couleur ni forme ni toucher ni grandeur, une substance que seule l’intelligence peut percevoir et que chacun nomme comme il veut : car les Grecs l’ont appelée asômaton, c’est-à-dire incorporelle, tandis que les divines Écritures la disent invisible, puisque l’Apôtre affirme que Dieu est invisible : il dit en effet que le Christ est l’image du Dieu invisible. Mais il dit pareillement que par le moyen du Christ tout a été créé, le visible et l’invisible. Il affirme par là qu’il y a parmi les créatures des substances invisibles selon leur nature propre. Mais ces dernières, quoique non corporelles, se servent cependant de corps, bien qu’elles soient supérieures à la NATURE CORPORELLE. Mais la substance de la Trinité, principe et cause de toutes choses, de laquelle et dans laquelle tout existe, il faut croire qu’elle n’est pas un corps, ni dans un corps, mais totalement incorporelle. Tout cela nous l’avons dit brièvement, comme par digression, menés par la suite logique du développement : cela suffît à montrer qu’il y a des réalités dont la signification ne peut être expliquée adéquatement par aucun mot d’un langage humain, mais qui sont affirmées plutôt par un acte plus simple de l’intelligence que par les expressions les plus exactes. Cette règle aussi doit guider la compréhension des divines Écritures, afin d’estimer ce qui est dit non d’après le peu de valeur du style, mais selon la divinité de l’Esprit Saint qui en a inspiré la rédaction. Traité des Principes: Livre IV: Neuvième traité (IV, 1-3): Deuxième section
Cependant il faut savoir que jamais la substance ne subsiste sans qualité et que seule l’intelligence discerne que ce qui est le substrat des corps et est capable de recevoir une qualité est la matière. Certains, voulant se livrer à ce sujet à une recherche plus profonde, ont osé dire que la NATURE CORPORELLE n’est pas autre chose que les qualités. En effet, si la dureté et la mollesse, le chaud et le froid, l’humide et le sec, sont des qualités, lorsqu’on les supprime, elles et les autres qualités de même nature, on s’aperçoit qu’il n’y a plus de substrat, alors les qualités paraîtront être tout. C’est pourquoi les partisans de cette thèse ont essayé de soutenir ceci : puisque tous ceux qui admettent une matière incréée reconnaissent que les qualités ont été faites par Dieu, on trouve alors que, même pour eux, la matière elle-même n’est pas incréée, puisque les qualités sont tout, et que tous, sans contradiction, affirment qu’elles ont été faites par Dieu. Mais ceux qui veulent montrer que les qualités sont ajoutées du dehors à une matière sous-jacente, se servent d’exemples du genre suivant : Paul, sans aucun doute, ou se tait ou parle, ou veille ou dort, ou bien il garde une attitude définie du corps, c’est-à-dire ou il est assis ou il se tient debout ou il est couché. Tout cela constitue pour les hommes des caractères accidentels, mais on ne peut presque jamais les trouver sans l’un d’eux. Cependant l’idée que nous avons de l’homme ne définit manifestement aucun de ces caractères, mais nous le comprenons et considérons sans tenir compte en aucune façon de son attitude, qu’il soit en état de veille ou de sommeil, en train de parler ou de se taire, ni des autres circonstances accidentelles auxquelles les hommes sont nécessairement soumis. De même qu’on considère Paul sans aucun de ces caractères accidentels, de même on pourra comprendre le substrat sans les qualités. Lorsque notre intelligence, ayant écarté toute qualité de sa compréhension, contemple le point, si on peut ainsi parler, de la seule substance sous-jacente et s’y attache, sans regarder à la dureté ou à la mollesse, au chaud ou au froid, à l’humide ou au sec qui affectent cette substance, alors, par une sorte de pensée artificielle, elle semblera contempler la matière dépouillée de toutes ces qualités. Mais on demandera peut-être s’il est possible de trouver dans les Écritures quelque chose qui permette de comprendre cela. Il me semble que c’est indiqué dans les Psaumes par cette parole du prophète : Mes yeux ont vu ton incomplétude. Il semble que l’intelligence du prophète, examinant les principes des choses avec un regard plus perspicace et distinguant avec l’intellect et la raison seuls la matière des qualités, ait senti en Dieu une incomplétude, qui se parfait, comme il faut le comprendre, par l’adjonction des qualités. Dans son livre, Enoch parle ainsi : J’ai cheminé jusqu’à ce qui est imparfait; on peut le comprendre de façon semblable : l’intelligence du prophète a cheminé, scrutant et discutant une à une toutes les choses visibles jusqu’à parvenir au principe où l’on voit la matière imparfaite sans ses qualités. Il est en effet écrit dans le même livre de la bouche d’Enoch : J’ai considéré toutes les matières. C’est à comprendre ainsi : j’ai examiné l’une après l’autre toutes les divisions de la matière, qui, à partir de l’unité de la matière, se sont séparées en chaque espèce, celles des hommes, des animaux, du ciel, du soleil et de tout ce qui est dans ce monde. Traité des Principes: Livre IV: Neuvième traité (IV, 1-3): Deuxième section
Toute créature donc est distinguée auprès de Dieu comme comprise dans un nombre ou mesure déterminés, c’est-à-dire le nombre pour les êtres raisonnables, la mesure pour la matière corporelle ; il était nécessaire que la nature intellectuelle se servît de corps, car on la conçoit comme muable et convertible par le fait même de sa création – ce qui en effet n’était pas et a commencé à être, par ce fait même est manifesté comme ayant une nature muable et c’est pourquoi sa vertu et sa malice ne sont pas substantielles, mais accidentelles – ; à cause de cette mutabilité et convertibilité de la nature raisonnable déjà mentionnée, elle devait se servir selon ses mérites d’un vêtement corporel de nature diverse, ayant telle ou telle qualité. Pour toutes ces raisons, nécessairement, Dieu, qui connaissait d’avance les variations futures des âmes ou des puissances spirituelles, a créé la NATURE CORPORELLE capable de se transformer selon la volonté du créateur, par les mutations de ses qualités, en tous les états que demanderait la situation. Il faut qu’elle subsiste tout le temps que subsistent les êtres qui ont besoin d’elle comme vêtement. Or il y aura toujours des natures raisonnables qui auront besoin de vêtement corporel : par conséquent il y aura toujours une NATURE CORPORELLE dont les créatures raisonnables devront se servir comme vêtement ; à moins que l’on puisse montrer avec preuves que la nature raisonnable puisse vivre sans aucun corps. Nous avons montré plus haut, en le discutant en détail, combien cela est difficile et presque impossible à notre intelligence. Traité des Principes: Livre IV: Neuvième traité (IV, 1-3): Deuxième section