L’ASCÉTIQUE CHRÉTIENNE – CHAPITRE II – LES FAUSSES NOTIONS

I. — Les notions exactes sont aussi précieuses qu’elle; sont rares. Une infinité de gens parlent de tout, semblent ne douter de rien, et ne conçoivent pourtant qu’imparfaitement ce qu’ils affirment. Les choses spirituelles sont naturellement de celles que le vulgaire entend le moins; or comprend qu’il n’ait sur la perfection que des notions erronées et des formules inexactes.

Le monde, qui a l’esprit du mal, accrédite sur ce sujet des erreurs funestes.

Tantôt il donne la perfection comme des subtilités chimériques ou des impossibilités qui ne peuvent avoir d’autre effet que de mettre l’esprit à la torture et de le jeter dans des illusions décevantes, hors de la vie pratique et réelle.

Tantôt, sans nier expressément ni son existence ni sa possibilité, il y voit des finesses auxquelles le commun des hommes n’est pas obligé ni autorisé à prétendre. Souvent il représente la dévotion comme des singularités et des mièvreries, et la fait consister en des attitudes convenues et des dehors mystiques indignes d’un esprit ferme et élevé, confondant par malice et ignorance les travers de certains dévots avec la dévotion elle-même.

II. — Ce n’est pas seulement le monde qui défigure la perfection. Il existe sur ce point, même parmi les personnes qui font profession de piété, des erreurs, des incohérences, des illusions surprenantes. Il est même rare de trouver des âmes pleinement instruites de ce qui constitue la vraie perfection, et qui n’y mêlent point des exigences arbitraires ou de vaines superfluités.

Pour plusieurs, la perfection spirituelle consiste dans la série toujours invariable des mêmes prières vocales. Manquer un signe de croix, une dizaine de chapelet, un Pater, une invocation accoutumée, cela leur paraît des omissions importantes qui les troublent, tandis qu’elles violeront sans inquiétude les lois de la justice, les délicatesses de la charité, les règles de la prudence, de la modestie, de l’humilité. Tels étaient les Pharisiens hypocrites ; à qui le Sauveur reprochait de filtrer le moucheron et d’avaler le chameau1.

D’autres se reprochent les infractions les plus innocentes aux observances extérieures de la religion. On aura été empêché par la maladie d’assister le dimanche à la messe et aux offices, d’observer les jeûnes et l’abstinence : on , s’en accuse au saint tribunal avec un sentiment d’inquiétude qui atteste que l’on attache à ces prescriptions le principal secret de la sanctification.

III. — Beaucoup identifient la vie parfaite avec les austérités, les privations extérieures. Ce qu’ils admirent le plus dans les saints, ce sont les “macérations corporelles, les pénitences héroïques; le vulgaire est facilement pris à ces apparences : dès qu’il voit quelqu’un vivre sans boire ni manger, il en fait un saint, de sorte que l’on ne saurait, dans sa persuasion, réaliser la sainteté en restant dans la vie commune. Parfois sous ces dehors austères se cachent des imperfections grossières, des vices même dégradants, l’absence de ferveur sincère, toutes les faiblesses et les obstinations de l’esprit propre; il n’y a de la vertu qu’une écorce menteuse qui trompe et jette dans l’illusion.

Tels sont encore ceux dont parle l’auteur de l’Imitation, qui mettent toute leur dévotion dans les livres, dans les images, les signes extérieurs et les symboles2. Depuis la chute originelle, l’homme vit plus par le corps que par l’esprit, et au lieu de chercher en dedans de lui-même, dans les secrètes profondeurs de son âme, le vrai bien qui s’y cache et s’y révèle, il le demande au monde extérieur qui frappe ses sens, préférant ainsi l’ombre à la réalité.

IV. — Mais voici l’égarement le plus commun, c’est qu’on se fait une vertu et une perfection du caractère et du tempérament.

Les gens d’un naturel bon et compatissant placent volontiers la perfection dans le soulagement des malheureux. L’aumône, dans leur pensée, rachète tous les péchés et attire les complaisances divines. Quelque merveilleux que soient les effets de la charité extérieure, la notion complète et caractéristique de la perfection n’est pas là.

Les personnes vives et peu disposées à surveiller leur humeur irritable se croient tout à fait dans l’ordre et la justice en aiguillonnant tous ceux qui les approchent, en s’excitant contre tout et contre tous, en ne laissant de paix ni à soi ni aux autres. Les mous et les paresseux estiment, au contraire, que l’essentiel est d’avancer à pas mesurés, de laisser les impatients s’agiter et crier, qu’au fond tout est dans la tranquillité et dans la longanimité, et se persuadent aisément qu’ils ont de la patience parce qu’ils ne sentent ni la tentation de s’irriter ni la force de s’évertuer.

Certains se font une haute perfection d’être de l’avis de tout le monde et de donner leurs suffrages à tous ceux qui leur parlent. D’autres pratiquent l’inverse avec la même abonne foi : ils sont maussades, hargneux, intolérants, et ne s’en tiennent pas moins pour accomplis.

V. — Ils sont nombreux ceux qui pensent que la perfection consiste à mettre son esprit à la torture, à suer et à faire suer l’inquiétude. Ils souffrent et font souffrir. Rien ne discrédite autant la vraie dévotion que ces dévots atrabilaires qui ne voient en Dieu que les foudres de sa justice, dans la vie présente les dérèglements des pécheurs, et dans d’éternité les flammes de l’enfer.

VI. — C’est une opinion assez répandue, et non moins fausse, que la marque authentique de la perfection est dans des révélations et les phénomènes extraordinaires, que l’on n’est pas véritablement saint tant que Dieu n’est pas venu le déclarer par des manifestations miraculeuses. Erreur encore : le miracle est rare, et cependant la perfection est accessible à tous.

VII. — Écoutons en finissant ce chapitre le résumé lucide que saint François de Sales fait, au début de son Introduction à la vie dévote, des fausses dévotions. La vraie dévotion dans l’enseignement de l’aimable docteur ne diffère pas de la perfection chrétienne.

« Il faut avant toutes choses que vous sachiez que c’est que la vertu de dévotion : car d’autant qu’il y en a une de vraie, et qu’il y en a quantité de fausses et vaines, si vous ne cognoissiez quelle est la vraye, vous pourriez vous tromper, et vous amuser à suivre quelque dévotion impertinente et superstitieuse.

« Arelius peignoit toutes les faces des images qu’il faisoit à l’air et ressemblance des femmes qu’il aimoit : et chacun peint la dévotion selon sa passion et fantaisie. Celui qui est adonné au jeusne se tiendra pour bien dévot pourveu qu’il jeusne, quoy que son cœur soit plein de rancune; et, n’osant point tremper sa langue dedans le vin, ny mesme dans l’eau par sobriété, ne se feindra point de la plonger dedans le sang du prochain par la médisance et calomnie. Un autre s’estimera dévot parce qu’il dit une grande multitude d’oraisons tous les jours, quoy qu’après cela sa langue se fonde en toutes paroles fascheuses, arrogantes et injurieuses parmy ses domestiques et voisins. L’autre tire volontiers l’aumosne de sa bourse pour la donner aux pauvres, mais il ne peut tirer la douceur de son cœur pour pardonner à ses ennemis; l’autre pardonnera à ses ennemis, mais tenir raison à ses créanciers, jamais qu’à vive force de justice. Tous ces gens-là sont vulgairement tenus pour dévots, et ne le sont pourtant nullement. Les gens de Saül cherchoient David en sa maison : Michol, ayant mis une statue dedans un lict, et l’ayant couverte des habillemens de David, leur fit accroire que c’estoit David mesme qui dormoit malade. Ainsi beaucoup de personnes se couvrent de certaines actions extérieures appartenant à la saincte dévotion; et le monde croit que ce soient gens vrayement dévots et spirituels ; mais en vérité ce ne sont que des statues et fantosmes de dévotion. »3


  1. Matth. XXIII, 24 : Duces caeci, excolantes culicem, camelum autem glutientes 

  2. Lib. 3, c. 4, n. 5: Quidam solum portant suam devotionem in libris, quidam in imaginibus, quidam autem signis exterioribus et figuris 

  3. Introd. à la vie dévote, 1re p., c. 1