Les grands noms de la Kabbale chrétienne ne sont pas français, à l’exception de Guillaume Postel qui, malgré sa puissante personnalité, ou peut-être à cause d’elle, est toujours resté un marginal. Si l’on peut noter cependant, dès les premières années du seizième siècle, des allusions à la Kabbale, il s’agit le plus souvent d’allusions faites par des Français ayant eu des contacts avec l’Italie, ou par des étrangers venus enseigner en France. La Renaissance italienne ne nous a pas transmis seulement un art de vivre et des thèmes littéraires, elle nous a apporté aussi le souci du retour aux sources grecques et hébraïques et le goût des spéculations mystiques. C’est ainsi que le courant de la Kabbale chrétienne passa d’Italie en France, dès la fin du quinzième siècle : les hommes circulent facilement et l’imprimerie permet un contact direct avec les œuvres qui propagent les idées nouvelles. Deux kabbalistes, Jean Pic de la Mirandole et Jean Reuchlin, l’un italien, l’autre allemand, ont exercé une influence directe sur les débuts de la Kabbale chrétienne en France.
Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) n’est pas le premier à avoir voulu découvrir dans les textes de Kabbale juive les principaux dogmes chrétiens. Cependant, par sa précocité, son rang et l’étendue de ses connaissances, son influence fut déterminante pour la diffusion de la Kabbale. Si curieusement, comme le note le père de Lubac, Pic mourait le jour même, 17 novembre 1494, où « les armées de Charles VIII pénétraient dans Florence, acclamées par une foule en liesse 1 », ses relations avec la France ne s’en tinrent pas là et la traduction de YHeptaplus par Nicolas Le Fèvre de la Boderie2, disciple de G. Postel, en 1579, fut une date importante dans l’histoire de la Kabbale chrétienne. Comme son admirateur Jean Reuchlin (1455-1522), il fut pour les kabbalistes chrétiens un garant et son œuvre fut amplement utilisée.
Les contacts de Jean Reuchlin avec la France furent nombreux : en 1473 il accompagne le jeune margrave de Bade à Paris et il profite de ce séjour pour étudier sous les maîtres les plus célèbres : Jean Lapierre pour la grammaire, Guillaume Tardif et Robert Gaguin pour la rhétorique, Grégoire Typheras pour le grec. On le retrouve à nouveau en France, à Orléans, en 1478, et en 1481 à Poitiers. Il apprit l’hébreu avec des juifs et lutta toujours pour la défense de leurs droits, en particulier celui de garder tous leurs livres, et pas seulement la Bible. En dépit des pressions dont il fut l’objet de la part de Luther, il resta toujours attaché à l’Eglise de Rome. Deux de ses œuvres, le Liber de verbo mirifico (1514), et surtout le De arte cabalistica libri tres (1517), eurent un grand retentissement et favorisèrent la diffusion des idées kabbalistiques : un juif, un pythagoricien, un chrétien s’entretiennent et développent chacun leur thèse. Ce dialogue fictif permet à Reuchlin non seulement de faire un exposé de la Kabbale, mais aussi de montrer ses liens avec le pythagorisme et le platonisme d’une part, avec le christianisme d’autre part. Tous les kabbalistes chrétiens reprendront cet essai de synthèse, faisant d’ailleurs de Pythagore un « disciple » de Moïse !
Geneviève Javary, CHKC