Dans le Eckhart Sermon 53|Sermon 53, on l’a vu, Eckhart, en rappelant les thèmes centraux de sa prédication, dispose autour de l’attitude à tous égards centrale du détachement les deux réalités que sont «la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme» et «la limpidité de la nature divine». Deux réalités qui ne sont qu’une en leur essence, même si le théologien que fut Maître Eckhart sait apporter les nuances qui tiennent à ce que l’homme a certes en lui une part « incréée et incréable » mais n’est point tel en sa totalité. On peut dire en effet que l’union entre Dieu et l’homme les saisit l’un et l’autre dans l’ultime de ce qui constitue leur fond — la « déité », le « petit château fort » — mais selon une différence qui tient à ce que l’un est par soi-même tandis que l’autre est ce qu’il est — pleinement égal à son origine — sous la modalité de l’image. Cette égalité plénière dans la figure de la différence constitue l’essentiel de la doctrine eckhar-tienne concernant l’union de l’homme et de Dieu. De cette doctrine, on verra que le Eckhart Sermon 16|Sermon 16 b, qui développe une réflexion sur le thème de l’image, présente à son propos une étude des plus fines, servie par des expressions aussi précises que paradoxales. Ainsi peut-on lire : «L’image n’est pas par elle-même ni n’est pour elle-même, mais elle est proprement par ce dont elle est l’image et est pleinement à lui, et c’est de lui qu’elle prend son être et est le même être.»
Un même être, par conséquent, mais dans la disparité qui existe entre ce qui procède et ce dont il procède. Pareille unité substantielle détermine par conséquent un type de réalité qui est d’ordre véritablement ontologique. Maître Eckhart nomme le lieu où s’exprime cette unité d’origine : «Une puissance est dans l’âme qui sépare le plus grossier et se trouve unie à Dieu : c’est la petite étincelle de l’âme. Encore plus une avec Dieu devient mon âme que la nourriture avec mon corps ».
A propos de cette «petite étincelle», Eckhart ne craint pas d’articuler deux séries d’affirmations d’apparence contradictoire et qu’il faut pourtant saisir dans leur conjonction. Elle est, dit-il, «de nature divine » — et il développe avec force ce point de vue radical, allant jusqu’à corriger ses déclarations antérieures : «J’ai dit parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est un rempart de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une lumière de l’esprit; parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle. Mais je dis maintenant : Ce n’est ni ceci ni cela; pourtant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel au-dessus de la terre. C’est pourquoi je le nomme maintenant de plus noble manière que je ne l’ai jamais nommé, et il se rit de la noblesse et de la manière et est au-dessus de cela. Il est libre de tous noms et démuni de toutes formes, dépris et libre tout comme Dieu est dépris et libre en lui-même. Il est aussi pleinement un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que d’aucune manière l’on ne peut y jeter le regard. » Aussi pleinement un et simple que Dieu est un et simple : on se voit donc contraint, tout en ne cessant de dire que son siège est « dans l’âme », d’affirmer qu’elle «n’est pas une puissance de l’âme». Voilà qui illustre ce que l’on a appelé plus haut la nature métaphysiquement complexe de l’homme : il est Dieu même, en Dieu et de par Dieu. Dans le même sermon où il a dit que la petite étincelle est « de nature divine», Eckhart ajoute en effet qu’elle est «créée par Dieu», «une lumière imprimée d’en haut» — et il conclut en rassemblant ces deux dimensions inséparables dans une formule paradoxale : cette petite étincelle est en l’homme «une image de nature divine ».
Penser la conjonction de ces deux affirmations, c’est l’enjeu d’un éveil à la logique eckhartienne. La différence n’y est jamais soustraite à la plénitude de l’unité, et celle-ci n’est pas l’autre de ces différences qui constituent sa richesse sans jamais porter atteinte au principe de son identité à soi-même. Simplicité et multiplicité vont donc ici de pair pour cette pensée de la différence réelle dans la non-hiérarchie. Dieu et l’homme sont un seul être et possèdent un seul fond, sans que pour autant le Un qui les rassemble (au-delà même de l’égalité) induise ce qu’il faudrait appeler la non-pensée d’une fusion. Car «amour a pour nature sienne de fluer et de jaillir à partir de deux en tant que un. Un en tant que un ne donne pas amour, deux en tant que deux ne donne pas amour ; deux en tant que un donne de nécessité amour naturel, impérieux, ardent».
Du côté de l’homme, cette division de l’unité, en expression de sa richesse, se redouble dans une première articulation que Eckhart, le visionnaire et le poète, institue entre ce qu’il appelle «les deux visages de l’âme». S’appuyant sur l’opinion des maîtres, il écrit en effet : «L’âme a deux visages, et le visage supérieur contemple Dieu en tout temps, et le visage inférieur regarde vers le bas et informe les sens ; et le visage supérieur, c’est ce qui de l’âme est le plus élevé, cela se tient dans l’éternité et n’a rien à faire avec le temps, et ne sait rien du temps ni du corps; et j’ai dit parfois qu’en cela se trouve cachée comme une origine de tout bien et une lumière lumineuse qui luit en tout temps, et comme un brasier ardent qui arde en tout temps, et le brasier n’est rien d’autre que le Saint Esprit. »
Deux ordres hétérogènes? Nullement. Le visage supérieur de l’âme, en tant que tel, ne saurait se commettre, certes, avec ce qui relève de la temporalité ou du corps dans la mesure où ces réalités seraient abordées et comprises, en prime instance, sur une ligne de fuite par rapport à l’origine — le rapport se spécifiant alors comme cette extériorité oppositive qui dispose la créature face au créateur ; mais il est de la nature de la sensibilité de se ranger sous la tutelle des puissances supérieures de l’âme et de faire allégeance, à travers elles, à «la suprême vérité» — selon «l’ordonnance d’une armée» où «l’écuyer est subordonné au chevalier et le chevalier au comte et le comte au duc». Hiérarchie, cette fois? Disons plutôt que là se dessine cette « ordonnance de l’âme » qui est une image exacte — au sens précisé plus haut — de l’ «ordonnance divine».
Resserrant l’objectif, Eckhart montre alors comment le visage supérieur de l’âme est lui-même constitué par deux réalités, à la fois pleinement identiques et de capacité différente — l’une d’entre elles portant plus loin que l’autre dans ce que l’on pourrait appeler l’échelle de la gratuité. «Les maîtres disent, précise à ce propos Eckhart, que dans la part supérieure de l’âme fluent deux puissances. La première se nomme volonté, la seconde intellect. » La volonté aborde Dieu «en tant qu’il est bon, et si le nom de bonté faisait défaut à Dieu, amour n’irait jamais plus loin. Amour prend Dieu sous un pelage, sous un vêtement». Ce n’est pas ainsi qu’agit l’intellect; il «prend Dieu nu, tel qu’il est dévêtu de bonté et d’être»; sans nul intérêt, par conséquent, que la simple reconnaissance de l’absolu de son être. Mettant à nouveau en regard l’une de l’autre la volonté et l’intellect, Eckhart affirme : «La perfection de ces puissances tient à la puissance supérieure qui s’appelle intellect, qui jamais ne peut entrer en repos. Elle ne veut pas Dieu en tant qu’il est le Saint Esprit et en tant qu’il est le Fils, et fuit le Fils. Elle ne veut pas non plus Dieu en tant qu’il est Dieu. Pourquoi ? Là il possède un nom, et s’il y avait mille dieux elle fait d’autant plus sa percée, elle le veut là où il n’a pas de nom : elle veut quelque chose de plus noble, quelque chose de meilleur que Dieu en tant qu’il a nom. Que veut-elle donc? Elle ne sait pas : elle le veut en tant qu’il est Père. C’est pourquoi saint Philippe dit : “Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit.” Elle le veut en tant qu’il est une moelle d’où jaillit bonté ; elle le veut en tant qu’il est un noyau d’où flue bonté; elle le veut en tant qu’il est une racine, une veine où s’origine bonté, et là il est uniquement Père. »
Tout semble donc clair : puissances inférieures et puissances supérieures, au titre de leur ordonnance réciproque et de l’unité que leur confère le mouvement ascensionnel de la « percée en retour », trouvent dans l’intellect, sommet de l’âme, le lieu d’une union entre Dieu et l’homme qui excède toute modalité pour toucher à l’ultime de leur être. En de nombreux passages, Eckhart s’en tient à cette structure métaphysique, qui justifie que l’on parle à son propos de mystique spéculative : «Je ne suis pas bienheureux de ce que Dieu est bon. Je ne veux jamais désirer que Dieu me rende bienheureux par sa bonté, car cela il ne voudrait le faire. Je suis seulement bienheureux de ce que Dieu est doué d’intellect et que je connais cela. » Mais à côté de cette perspective qui met fort nettement la béatitude, c’est-à-dire l’accomplisse-
ment de l’homme dans la vérité de son être originel, sinon au pouvoir de l’intellect, du moins à sa portée en l’instituant comme le lieu de l’union par delà toute image, un autre ensemble de textes, non moins explicites, affirment que cette union excède l’intellect autant que la volonté et qu’elle est à situer au-delà de l’un et de l’autre. Car s’il est vrai que l’intellect est capable de se rendre présent à Dieu dans la plénitude positive d’un « sans pourquoi », il ne peut pourtant jamais le saisir en lui-même « dans la mer de son insondabilité » ; et c’est pourquoi Eckhart ajoute avec quelque solennité : «Je dis : au-dessus de ces deux, connaissance et amour, il y a miséricorde ; là Dieu opère miséricorde, dans le plus élevé et le plus limpide que Dieu puisse opérer. » De cette unité entre l’homme et Dieu par delà tout multiple — Dieu dépouillant « ses noms divins et sa propriété personnelle» pour n’être plus que pure déité, et l’homme campant par delà ses puissances dans le petit château fort « élevé par-delà tout mode et toute puissance » — le Eckhart Sermon 2|Sermon 2 propose une vision flamboyante, aussi rigoureuse que pure. Mais il est bien d’autres déclarations qui vont dans ce sens, Eckhart multipliant à ce propos les expressions de nature symbolique : le petit château fort est aussi l’étincelle, le quelque chose ; ou encore, rejoignant ce qui est dit de ce Dieu au-delà de Dieu qui est origine et terme de cette union : le lieu de cette unité fondatrice par delà tout multiple est dite aussi moelle, noyau, racine, veine.
Ainsi donc, l’union entre Dieu et l’homme est-elle à la fois en l’âme et au-delà de l’âme. Car la « lumière divine», dont l’intellect procède à l’origine et à laquelle il se trouve essentiellement ordonné, n’a pas de prise immédiate sur les puissances en tant qu ‘elles sont créées. Ainsi s’exprime en effet Eckhart : « Lumière divine est trop noble pour en venir à faire communauté avec les puissances; car tout ce qui là touche et se trouve touché, de cela Dieu est loin et à cela étranger. Et c’est pourquoi lorsque les puissances se trouvent touchées et touchent, elles perdent leur virginité.» Ce qu’il faut entendre ainsi : les puissances supérieures elles-mêmes, bien qu’intrinsèquement ordonnées à Dieu, ont nécessairement commerce avec les sens et avec le cosmos ; comment pourrait-on parler autrement d’une unité de l’homme? Mais cette finalité double et une — volonté et intelligence puisant dans le corps et dans le monde la matière de leur mouvement ascensionnel — laisse ouverte la possibilité d’un détournement de finalité. C’est pourquoi l’on doit dire qu’un procès de déprise et de détachement est requis pour que la «percée en retour» des deux puissances supérieures puisse s’opérer. D’où la nuance capitale apportée par Eckhart aux propos que l’on vient de lire : « Lumière divine ne peut briller en elles ; mais en s’exerçant et en se dépouillant, elles peuvent devenir réceptives”. » Ainsi les puissances supérieures — et singulièrement l’intellect — reçoivent-elles en partage « une lumière qui est égale à la (lumière) intérieure»; mais cette lumière «n’est pas la lumière intérieure». Une fois encore, il y a une différence (sans hiérarchie) entre ce qui est par soi et ce qui n’est pas tel. Disons alors qu’à ces puissances « advient une impression, de sorte qu’elles se trouvent réceptives à la lumière intérieure ». Le dernier mot est laissé à « un autre maître » : « Toutes les puissances de l’âme qui opèrent dans le corps meurent avec le corps, sauf connaissance et volonté : cela seulement demeure dans l’âme. Si meurent les puissances qui là opèrent dans le corps, elles demeurent pourtant dans la racine. » Cette racine de toutes les puissances — et en première instance, bien sûr, des puissances supérieures que sont la volonté et l’intellect — n’est autre cette fois que la lumière divine, laquelle se trouve alors dans l’âme comme ce qui est au-delà de l’âme, la constituant en vérité dans son ultime profondeur.
Tel est ce que l’on pourrait appeler le cadre général de la pensée eckhartienne quand sont en jeu, dans leurs derniers ressauts, l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance divine. Sur ce canevas viendront se greffer bien des précisions ou des nuances ; elles feront l’objet d’explications, chaque fois que cela paraîtra s’imposer, dans les notes qui accompagnent la lecture de ces trente premiers sermons.