Quand vous lisez dans l’Évangile : « Jésus rempli du Saint-Esprit, s’en retourna », et dans les Actes des Apôtres le passage où il est écrit à leur sujet : « Ils furent remplis du Saint-Esprit », n’allez pas penser à une égalité entre les Apôtres et le Sauveur, sachez que Jésus, les Apôtres et n’importe quel autre saint sont remplis du Saint-Esprit, mais à la mesure de leur capacité ; si vous dites par exemple : ces récipients sont pleins de vin ou d’huile, vous n’entendez pas indiquer d’emblée qu’ils sont remplis d’une quantité égale – l’un peut contenir un setier, l’autre une urne, l’autre une amphore -, de même, Jésus et Paul étaient tous deux remplis du Saint-Esprit, mais le vase de Paul était beaucoup plus petit que celui de Jésus et cependant l’un et l’autre étaient comblés selon leur mesure. Donc, après son baptême, le Sauveur, « rempli du Saint-Esprit », descendu sur lui du ciel « sous la forme d’une colombe », « était conduit par l’Esprit ». Car « tous ceux qui sont conduits par l’Esprit sont fils de Dieu » ; or Jésus seul était à proprement parler Fils de Dieu ; aussi fallait-il qu’il fût, lui aussi, conduit par l’Esprit-Saint. C’est bien ce qui est écrit : il était conduit au désert par l’Esprit pendant quarante jours, et il était tenté par le diable.
Pendant quarante jours, Jésus est tenté. De quelles tentations s’agit-il ? Nous l’ignorons. Peut-être ont-elles été passées sous silence parce que trop fortes pour être confiées à l’Écriture. De même que « le monde n’aurait pas pu contenir tous les livres » qu’il aurait fallu écrire pour mentionner les enseignements et les actions de Jésus, ainsi les tentations de quarante jours que le Seigneur eut à subir de la part du diable, le monde n’aurait pas eu la force de les supporter, si l’Ecriture nous les avait apprises. Il nous suffit de savoir « qu’il fut dans le désert pendant quarante jours, qu’il y était tenté par le diable et ne mangea rien durant ces jours-là », car il mortifiait le désir de la chair par un jeûne assidu et continuel.
« Et quand ces jours furent achevés, il eut faim. Le diable lui dit : Si tu es fils de Dieu, dis à cette pierre de se changer en pain. » « Dis à cette pierre », mais à quelle pierre ? Sans doute à celle que montrait le diable, à celle qu’il veut voir se changer en pain. Quelle est donc cette tentation ? « Un père à qui son fils demande du pain ne va pas lui donner une pierre », et voici que le diable, en adversaire sournois et trompeur, donne une pierre au lieu de pain ? Est-ce là tout ce que le diable voulait, que la pierre devienne pain et que les hommes se nourrissent, non de pain mais de la pierre que le diable leur avait montrée en guise de pain ? Pour ma part, je pense qu’aujourd’hui encore, le diable montre une pierre et incite chacun à prononcer la parole : « Ordonne à cette pierre de se changer en pain. » Toutes les tentations que les hommes devaient subir, le Seigneur les a subies le premier dans la chair qu’il a assumée. Mais, s’il est tenté, c’est pour que, nous aussi, nous puissions vaincre par sa victoire. Mes paroles restent peut-être obscures, sans un exemple qui les rende plus claires. Si vous voyez les hérétiques manger, en guise de pain, le mensonge de leurs doctrines, sachez que leur discours est la pierre que montre le diable, mais ne croyez pas qu’il ne dispose que d’une seule pierre. Il en possède plusieurs mentionnées dans le texte de saint Matthieu : « Ordonne à ces pierres de se changer en pain. » Marcion a donné cet ordre et la pierre du diable est devenue son pain. Valentin a donné le même ordre et une autre pierre s’est changée pour lui en pain. Basilide également et tous les autres hérétiques avaient du pain de cette sorte. Aussi, faut-il veiller avec soin : qu’il ne nous arrive pas de manger la pierre du diable en croyant nous nourrir du pain de Dieu. D’ailleurs où était la tentation dans le cas d’une pierre changée en pain et mangée par le Sauveur ? Imaginons que, sur la proposition du diable, le Seigneur, après avoir changé la pierre en pain, ait mangé ce qu’il aurait réalisé par sa propre puissance et ait apaisé sa faim ; où serait la tentation, où serait la victoire sur le diable, si tout cela n’avait pas un sens spirituel ? Or, comme nous l’avons dit, un examen approfondi des faits montre à la fois la réalité de la tentation, dans l’hypothèse où l’offre pouvait s’accomplir et aussi la victoire, puisqu’elle fut, en fait, négligée.
Il nous est montré en même temps que ce pain fait d’une pierre n’est pas la Parole de Dieu qui nourrit l’homme et dont il est écrit : « L’homme ne vivra pas seulement de pain, toute parole qui sortira de la bouche de Dieu fera vivre l’homme. » Je te réponds, être sournois et méchant qui ne crains pas de me tenter : il y a un autre pain, celui de la Parole de Dieu, qui fait vivre l’homme. Et, remarquons-le en même temps, ce n’est pas le Fils de Dieu qui parle ainsi mais l’homme que le Fils de Dieu a daigné assumer. C’est en sa qualité d’homme qu’il répond en disant : « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain », ce qui montre clairement que ce n’est pas Dieu mais l’homme qui a été tenté.
En scrutant avec soin le sens de l’Écriture, je crois découvrir la raison pour laquelle Jean n’a pas raconté la tentation du Sauveur, mentionnée seulement par Matthieu, Luc et Marc. Jean, en effet, dans son prologue, était parti de Dieu : « Dans le Principe, était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. » Aussi, faute de pouvoir retracer la manière dont s’est accomplie la génération divine, il s’était borné à affirmer que le Verbe était de Dieu et avec Dieu, et il avait ajouté : « Et le Verbe s’est fait chair. » Et parce que Dieu dont il avait à parler ne peut pas être tenté, il ne l’a pas montré aux prises avec la tentation du diable. Au contraire, l’évangile de Matthieu présente « le livre de la généalogie de Jésus-Christ », cet homme, né de Marie ; Luc décrit sa génération humaine et, dans Marc, c’est l’homme qui est tenté ; c’est pour cette raison qu’est rapportée cette même réponse de Jésus : « L’homme ne vit pas seulement de pain. » Par conséquent, si le Fils de Dieu, vraiment Dieu, s’est fait homme pour vous et est tenté, vous qui êtes hommes par nature, vous n’avez pas le droit de vous indigner si par hasard survient la tentation. Mais si dans la tentation vous imitez l’homme qui pour vous a été tenté et si vous surmontez l’épreuve, vous aurez part à l’espérance de celui qui, homme alors, a maintenant quitté la condition humaine. Car celui qui, jadis, était homme, après avoir été tenté et avoir vu « le diable s’éloigner de lui jusqu’au temps » de sa mort, « est ressuscité d’entre les morts et désormais ne meurt plus. » Or tout homme est assujetti à la mort ; par conséquent, lui, qui ne meurt plus, n’est plus homme mais Dieu. Mais s’il est Dieu, lui qui jadis fut homme, et si vous devez lui devenir semblables, puisque « nous lui serons semblables et nous le verrons tel qu’il est », il vous faudra vous aussi devenir dieux dans le Christ Jésus, « à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen ».