Je me suis mis en quête du sens de la vie. Richesse et loisir attirent d’abord […]. La plupart des hommes cependant ont découvert, poussés par leur nature même, qu’il y a mieux à faire pour l’homme que de se goinfrer et de tuer le temps. La vie a été donnée à l’homme pour réaliser une œuvre valable, pour pratiquer un art de qualité. Elle n’a pu lui être donnée sans profit pour l’éternité. Sinon, comment tenir comme un don de Dieu une vie si rongée d’angoisse, traversée de tant de contrariétés, et qui d’elle-même ne peut rien d’autre que se consumer, des balbutiements du berceau au radotage de la vieillesse? Des hommes ont pratiqué la patience, la chasteté et le pardon. Bien vivre signifiait pour eux bien agir et bien penser. Le Dieu immortel pouvait-il nous donner une vie sans autre horizon que la mort ? Pouvait-il nous inspirer un tel désir de vivre, s’il ne devait aboutir qu’à l’horreur de la mort ?
Alors j’ai cherché à mieux connaître Dieu […]. Diverses religions admettent l’existence de familles de divinités. Elles imaginent des dieux mâles et des dieux femelles et enseignent les lignées de ces dieux qui naissent les uns des autres. D’autres affirment qu’il existe des divinités majeures et des divinités mineures, aux attributs divers. Certains prétendent qu’il n’y a pas de Dieu du tout et vénèrent la nature qui, d’après eux, doit son existence à l’effet du jeu et du hasard. Le grand nombre, cependant, admet l’existence d’un Dieu, mais le tiennent pour indifférent aux hommes. […]
Je réfléchissais à ces problèmes lorsque je découvris les livres que la religion juive dit avoir été composés par Moïse et par les prophètes. J’y trouvai ce témoignage que le Dieu créateur se rend à lui-même en ces termes : « Je suis celui qui suis » et « Voici ce que tu diras aux fils d’Israël : Celui qui est m’a envoyé vers vous. » (Ex 3, 14). Je fus rempli d’admiration pour cette parfaite définition qui traduit en mots intelligibles la connaissance incompréhensible de Dieu. Rien ne suggère mieux Dieu que l’être. Ce qui est ne peut avoir ni fin ni commencement. […] Et comme l’éternité de Dieu ne peut se renier elle-même, Dieu n’a eu besoin, pour affirmer son inaccessible éternité, que d’affirmer solennellement qu’il est. Mais il fallait aussi reconnaître l’œuvre divine. […]
« Il tient le ciel dans sa paume
_ et la terre dans le creux de sa main » (Is 40, 12). et plus loin :
_ « Le ciel est mon trône
_ et la terre l’escabeau de mes pieds.
_ […] Ma main n’a-t-elle pas fait toutes choses? » (Is 66, 1-2).
Le ciel tient tout entier dans la paume de Dieu, la terre tout entière dans le creux de sa main. […] Le ciel est aussi son trône et la terre l’escabeau de ses pieds. Il faut certes éviter de représenter Dieu, selon une imagerie toute humaine, comme quelqu’un qui serait assis sur un trône, les pieds sur un escabeau. Ce qui lui sert de trône et d’escabeau est son infinitude toute-puissante, qui renferme tout dans la paume et le creux de sa main. Les images empruntées aux choses créées veulent dire que Dieu existe en elles et hors d’elles, qu’il les transcende et les pénètre, qu’il dépasse et habite toutes choses : la paume et le creux de sa main symbolisent la puissance de sa divinité qui se dévoile. Le trône et l’escabeau montrent qu’il a prise sur les choses extérieures parce qu’il est à l’intérieur d’elles ; en même temps il les enveloppe et les enferme au-dedans de lui-même. Il se tient à l’intérieur et à l’extérieur de tout. […] Rien ne peut se dérober à celui qui est l’infini. […] Ce qui apparaissait à travers mes recherches était bien exprimé par le prophète :
« Où aller loin de ton esprit,
_ où fuir loin de ta face ?
_ Si je monte aux deux, tu es là,
_ si je me couche dans l’enfer, te voilà !
_ Si je prends les ailes de l’aurore,
_ et que j’aille habiter au plus loin de la mer,
_ là encore ta main me conduira,
_ ta droite me saisira » (Ps 139, 7-10).
Il n’y a pas de lieu sans Dieu, il n’est de lieu qu’en Dieu. […] J’étais heureux de contempler le mystère de sa sagesse, et son caractère inaccessible. J’adorais l’éternité et l’immensité de mon Père et Créateur. Mais je désirais contempler aussi la beauté de mon Seigneur. […] Ma ferveur, trompée par la faiblesse de mon esprit, restait enfermée dans sa propre recherche lorsque je découvris dans les paroles du prophète cette pensée magnifique sur Dieu :
« Le Créateur se dévoile, par analogie, dans la beauté de ses créatures » (Sag 13, 5).
[…]
Le ciel et l’air sont beaux, la terre et la mer sont belles. L’univers doit à la grâce divine le nom de « cosmos » que lui ont donné les Grecs et qui signifie « parure ».
[…] Le maître de la beauté créée ne doit-il pas nécessairement être la beauté de toute beauté ?
Quels fruits cependant retirer d’une sainte intuition de Dieu, si la mort supprime tout sentiment, si elle met fin sans recours à une existence épuisée ?
[…] Mon esprit s’égarait, tremblant pour lui-même et son corps. Il était angoissé de son sort et de celui du corps où il demeurait et qui périrait avec lui, lorsque je pris connaissance, après la loi et les prophètes, de la doctrine de l’Évangile et des apôtres :
« Au commencement était le Verbe,
_ et le Verbe était auprès de Dieu
_ et le Verbe était Dieu.
_ Il était au commencement auprès de Dieu.
_ Tout a été fait par lui et sans lui rien n’a été fait.
_ De tout être créé en lui il était la vie
_ et la vie est la lumière des hommes,
_ et la lumière luit dans les ténèbres
_ et les ténèbres n’ont pu l’éteindre.
_ […]
_ Le Verbe est la lumière véritable
_ qui éclaire tout homme
_ venant dans le monde.
_ II était dans le monde
_ et le monde a été par lui
_ et le monde ne l’a pas reconnu.
_ […]
_ Mais à tous ceux qui l’ont reçu,
_ il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu,
_ à ceux qui croient en son nom.
_ […]
_ Et le Verbe s’est fait chair,
_ il a habité parmi nous
_ et nous avons vu sa gloire,
_ gloire qu’il tient de son Père comme fils unique,
_ plein de grâce et de vérité » (Jean 1, 1-14).
Mon intelligence franchit là ses limites et apprit davantage sur Dieu qu’elle ne pressentait. Je compris que mon créateur était Dieu né de Dieu. J’appris que le Verbe était Dieu et avec lui dès le commencement. Je connus la lumière du monde. […] Je compris que le Verbe s’est fait chair, qu’il a habité parmi nous. […] Ceux qui l’ont accueilli ont été faits fils de Dieu, par une naissance non de la chair mais de la foi. […] Ce don de Dieu est proposé à tous […], il est reçu par la liberté qui y trouve son accomplissement.
Mais ce pouvoir même qui est donné à chacun d’être fils de Dieu s’enlisait dans une foi faible, hésitante. Nos propres difficultés rendent l’espérance douloureuse, le désir s’exaspère et la foi s’affaiblit. C’est pourquoi le Verbe de Dieu s’est fait chair : par le Verbe fait chair, la chair pouvait s’élever jusqu’au Verbe. […] Sans s’appauvrir de sa divinité, il s’est fait le Dieu de notre chair. […]
Mon âme accueillit dans la joie la révélation de ce mystère. Par la chair je m’approchais de Dieu, par la foi j’étais appelé à une nouvelle naissance. Je pouvais obtenir la régénération d’en haut. […] J’étais assuré que je ne pouvais être réduit au néant.