Hilaire de Poitiers : Jacob

{{Le droit d’aînesse d’Ésaü préfigure de l’élection d’Israël.}}

(pour Ésaü, il est facile de comprendre) le sens propre de son nom, puisque l’Écriture elle-même l’interprète. “Ésaü dit à Jacob : Fais-moi goûter de cette nourriture que tu prépare, car je défaille. A cause de cela on l’appela Edom.” Après cela, il vendit son droit d’aînesse pour de la nourriture, disant : ” Voici que je meurs, et à quoi me sert mon droit d’aînesse ? ” Chez les anciens, le droit d’aînesse comportait cette dignité que l’aîné obtînt l’héritage de la maison de son père, tandis que ses frères plus jeunes lui étaient soumis. Ainsi donc, puisque, pour ceux qui vivent dans un corps, la dignité du droit d’aînesse que, sous la préfigure du peuple infidèle, Ésaü vendait à cause des désirs de sa chair, s’applique à cette vie, ce n’est pas des honneurs immédiats du droit d’aînesse qu’il désespère lorsqu’il dit : ” Voici que je meurs, et à quoi me sert mon droit d’aînesse?”, car avant sa mort ce droit d’aînesse, qui est des hommes, lui restait acquis ; mais il désespère parce que, aîné lui-même par la loi, il portait en lui le type d’un peuple. Ce peuple, en effet, avait été élu le premier pour l’héritage de Dieu, mais il déchut de l’espoir de la résurrection et de la Gloire de Dieu, en proie aux désirs du corps, il proclama qu’il désespérait de l’honneur qu’en qualité d’aîné il lui convenait d’espérer après la mort.

{{Bénédiction de Jacob.}}

Esaü désespérant de son droit d’aînesse, le reste des événements est conforme à la réalité historique et à la puissance de la préfigure. Isaac avait la vue faible ; il avertit Ésaü selon la coutume de lui préparer un plat des produits de sa chasse et de venir recevoir sa bénédiction avant sa mort. Rébecca layant appris exhorte Jacob à préparer promptement à son père un plat avec deux chevreaux et à revêtir la robe d’Ésaü ; parce quelles sont lisses, elle donne à ses mains et sa nuque en y liant la peau des chevreaux une apparence trompeuse. Par ce stratagème, il prévint la bénédiction qui avait été préparée à Ésaü. Voici les termes de la bénédiction : ” L’odeur de mon fils est comme l’odeur dun champ fertile que le Seigneur a béni. Que le Seigneur te donne de la rosée du ciel et de la fécondité de la terre l’abondance du blé et du vin ! que les nations soient tes esclaves ! Les princes t’adoreront et tu régneras sur ton frère et les fils de ton père t’adoreront ; celui qui te maudira sera maudit, et celui qui te bénira sera béni. ”

{{Sens spirituel.}}

L’événement comporte ses effets présents pour Ésaü et pour Jacob, mais la préfigure spirituelle garde sa place. Poussé par les désirs du corps, l’aîné avait vendu son droit d’aînesse, car il désespérait des honneurs de son droit d’aînesse futur, à cause de sa cupidité des biens présents, tandis que le cadet l’acheta au prix d’un renoncement aux biens présents. Les événements spirituels de l’ordre futur ne succèdent-ils pas à ceux qui se sont passés corporellement ? Les infidèles pensent que le bien suprême réside dans le plaisir et le premier peuple perdit l’honneur de la résurrection par l’effet des désirs de la chair ; les croyants, au contraire, renoncent aux joies présentes, et placent toute leur espérance dans les joies de la vie future ; en pratiquant à cause de cette espérance la continence du coeur et du corps, ils préviennent les biens destinés à l’aîné. Jacob, en effet, revêt la robe d’Ésaü qui, selon l’exégèse ordinaire, représente le vêtement de l’immortalité même dans l’Évangile, où le frère cadet, lui qui a dilapidé le patrimoine paternel qu’on lui avait donné, a reçu la robe de l’aîné. Et parce qu’il devait passer du péché à l’éclat de l’innocence, Jacob se revêt de la peau des chevreaux, voulant imiter réellement l’extérieur de son frère. Mais parce que, de pécheur qu’il était, il devait recevoir la dignité de la bénédiction dont il s’emparait, il prend la figure du pécheur sous la peau de bêtes mortes.

{{La préfigure du peuple chrétien.}}

La manière dont est donnée la bénédiction et la force des termes montrent qu’il n’y a rien à comprendre ici d’après les événements présentement racontés. La bénédiction promet en effet à Jacob que de la rosée du ciel et de la fécondité de la terre lui viendront en abondance le vin et le blé. Mais au contraire, il souffrit de la faim et acheta du blé en Égypte. Les nations lui sont soumises en esclavage : c’est lui, bien plutôt, qui avec toute sa maison se livra au pouvoir de Pharaon. Il est dit que les princes doivent l’adorer mais sous la domination de Laban, il subit un long esclavage. Il reçoit la domination sur son frère ; pourquoi donc rendit-il à son frère les honneurs dus à un maître ? Puisque l’Écriture ne peut risquer de mentir, bien que ces paroles aient été adressées à Jacob, leur signification et leur accomplissement concernent pourtant le peuple qu’il préfigurait. Toutes ces choses, en effet, conformément aux promesses des prophètes et de l’Évangile, sont réservées aux fidèles, je veux dire à ceux qui jugeront le monde et les anges et qui sont destinés au partage du Royaume céleste.

Enfin, le début même de la bénédiction ne concerne pas les événements présents, mais ceux qui seront accomplis dans le futur. Il dit en effet : ” Voici que l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ fertile que Dieu a béni.” L’odeur, c’est la prescience de l’esprit, le champ fertile, la maturité des fruits. Or le champ, comme l’enseigne l’Évangile, désigne le monde ; il faut donc penser que nous avons là la figure d’un monde béni, non assurément de celui qui sera détruit et n’existera plus, mais de celui qui est éternel et fertile en fruits parfaits. Or, puisque l’odeur de Jacob est la même que celle d’un champ fertile et que, d’autre part, dans l’ordre naturel l’odeur représente la prescience de l’esprit, puisqu’on reconnaît à l’odeur la nature de chaque chose, Isaac signifie qu’il a reconnu à l’odeur, c’est-à-dire qu’il a su d’avance en esprit, que cette bénédiction s’adressait dans l’avenir au peuple cadet et au monde éternel, ce monde et ceux qui en jouiront étant également éternels.

{{La bénédiction d’Ésaü.}}

Pour que nous apercevions l’abondante miséricorde de Dieu dans la préfigure des événements futurs sous les événements présents, tout a été raconté et écrit avec tant de soin qu’un seul et même enchaînement historique convient aux événements présents et à l’espérance de ceux à venir. Sur le point, en effet, de bénir Jacob à la place d’Ésaü, Isaac s’inquiète d’être la dupe de quelque erreur ; car Jacob disait que c’était lui Ésaü. Comme Isaac était aveugle, il disait : ” Approche-toi de moi, mon fils, et je te toucherai pour voir si tu es bien mon fils Ésaü ou non. ” Bien que celui-ci ait revêtu la robe d’Ésaü et qu’il ait pris faussement l’apparence de ce dernier en se couvrant des peaux, son père aveugle le toucha pourtant avec méfiance. Il dit en effet après lavoir touché : “La voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d’Ésaü. ” Cet incident nous apprend que le coeur d’Isaac allait à Ésaü. Lorsqu’un peu plus tard ce dernier revient des champs et de la chasse et qu’il se présente à son père en qualité d’aîné pour recevoir sa bénédiction, Isaac ne manifeste aucune émotion, même en découvrant que sa bénédiction a été prévenue ; il confirme au contraire la bénédiction qu’il a donné à Jacob en disant : ” Si j’en ai fait ton maître et que j’aie fait de ses frères ses esclaves, si je lui ai promis l’abondance du blé et du vin, que faire pour toi, mon fils ? ” Bien plus, comme Ésaü, avec des gémissements et des larmes, le suppliait de le bénir, il lui dit : ” Voici, tu ne jouiras pas de la fécondité de la terre et de la rosée du ciel, tu vivras des fruits de ton épée et tu seras l’esclave de ton frère. Mais un temps viendra où tu enlèveras son joug de ton cou. ”

D’où vient donc cette conversion de sa volonté ? Et pourquoi l’affection de cet homme se dément-elle, sinon parce que le langage de l’Écriture est accordé à la fois à l’accomplissement des événements présents et à l’attente de l’espérance ? La méfiance envers celui qui lui demandait sa bénédiction tenait à l’affection du père, le refus de changer la bénédiction à la connaissance de l’esprit. Là il accomplit une oeuvre naturelle, ici il observa l’ordonnance de la préfigure ; là le père est préoccupé de la sanctification de son fils aîné, ici, poussé par l’esprit prophétique il confirme la bénédiction du peuple cadet :

l’histoire raconte l’événement présent et son ordonnance laisse place à l’espérance préfigurée. Mais la démarche prophétique ne sen tint pas là chez lui ; le peuple pécheur et aîné pouvait espérer sa part de la bénédiction du peuple cadet, s’il accédait à la Foi. La porte du salut est ouverte à tous, et ce ne sont pas ses propres difficultés, qui assurément n’existent pas, qui rendent pénible le chemin de la vie, mais l’usage de notre volonté. Car le retard à obtenir les effets de la miséricorde divine tient à la volonté humaine, ce que nous font comprendre les paroles adressées ici à Ésaü. Celui-ci, en effet, avait demandé à être béni. Mais son père, poussé par l’esprit, l’abandonna au monde, lui concéda le droit d’user de l’épée et l’attacha au service de son frère. Toutefois, pour que l’effet de ces décisions ne fût pas éternel et n’exclût pas tout repentir, il reporta l’effet de la bénédiction qu’il demandait au temps où il aurait enlevé de son cou le joug de son frère qui devait dominer sur lui. Il est laissé maître de déposer ce joug, car chacun dispose librement de sa propre volonté dans l’accès à la Foi : il sera digne de la bénédiction lorsqu’il aura passé de la servitude de l’impiété à la liberté de la Foi.