Quelle définition Pic de la Mirandole donne-t-il de la Kabbale ? Voyons d’abord le côté formel de sa définition, puis l’aspect matériel.
Nous avons déjà évoqué plus haut l’un des aspects les plus généraux de la conception qu’il a de la Kabbale. Celle-ci est — comme son nom l’indique — une tradition, plus précisément une tradition ancienne, voire mosaïque, transmise par les juifs en langue hébraïque (ou araméenne) de génération en génération. « C’est une doctrine des juifs — explique l’auteur dans l’Apologia — à propos de laquelle nos propres savants reconnaissent et croient également qu’elle a été révélée par Dieu à Moïse, et par Moïse à d’autres sages par voie de succession ; et c’est cette doctrine appelée Kabbale, en raison précisément de ce mode de transmission, que je vois fréquemment être désignée par nos propres auteurs [chrétiens] de cette manière-là. Ceux-ci disent : Comme le rapporte la [ou une] vieille tradition [antiqua traditio]. »
Le lecteur pourrait croire, d’après ce passage, que Pic identifie toute la tradition judéo-hébraïque à la Kabbale. Ce serait une erreur ; une telle vision de sa part serait même tout à fait préjudiciable à la réalisation de ses aspirations à l’harmonie et à la poursuite de ses objectifs intégristes. En fait, il distingue expressément entre trois tronçons dans la tradition et la doctrine juive. « L’ensemble de l’enseignement des juifs », dit-il, « est divisé en trois sectes [ou tendances] : il y a les philosophes, les kabbalistes et les talmudistes. » Une telle distinction ne semble pas injustifiée, même si on la considère selon les critères de la recherche actuelle. Pour Pic de la Mirandole, la Kabbale ne représente donc pas la totalité de la tradition juive, mais un tronçon particulier de celle-ci, différent des traditions (à son avis beaucoup plus récentes) des talmudistes et des philosophes du judaïsme.
D’après lui, les juifs pour leur part ne respectent pas strictement cette définition limitative du terme « Kabbale » ; ils ont l’habitude, remarque-t-il, de l’utiliser dans un sens un peu plus large. Il écrit : « Etant donné que cette forme de transmission par voie de succession, appelée kabbalistique, semble être associée à tout objet secret [ésotérique] et mystique, cela explique le fait que les juifs prétendent appeler Kabbale toute science qu’ils tiennent pour secrète et cachée ; et que toute connaissance qui leur parvient d’où que ce soit par une voie occulte est considérée par eux comme une connaissance acquise par la voie de la Kabbale. » Pic s’abstient de critiquer cette conception élargie de la Kabbale. Néanmoins, pour lui, la distinction entre le sens étroit et le sens large du terme est importante. C’est délibérément qu’il la souligne. Son but est assez évident : il a besoin d’une justification pour pouvoir, le cas échéant, éliminer certaines parties de ce que les juifs appellent la Kabbale. Ainsi, selon lui, dans la Kabbale des juifs, tout n’appartient pas à cette antique tradition qu’il appelle prima et vera Cabala (première et vraie Kabbale) ; il y a là des additions que l’on peut, que l’on doit même, laisser de côté sans regret.
Toujours dans le contexte de la discussion terminologique, et se référant toujours à la conception des juifs (telle qu’il la connaît), il distingue par ailleurs entre deux formes ou branches différentes de la Kabbale. Les juifs, remarque-t-il, « désignent par ce nom deux sciences : l’une appelée “ ars combinandi ” [art combinatoire]… et une autre qui traite des forces des êtres supérieurs qui se trouvent au-dessus de la lune… ». Si l’on ajoute que Pic de la Mirandole, dans un contexte différent (à savoir, dans la première de ses Conclusions kabbalistiques), exprimant sa propre conception davantage fondée sur une définition du contenu de la Kabbale et dépassant les caractérisations exposées ci-dessus, désigne la Kabbale comme la science des Sefirot d’une part et des noms divins d’autre part (ce en quoi il se rattache à Abraham Aboulafia), on ne peut nier que ses descriptions et distinctions s’appuient sur une certaine connaissance des choses.
Pour ce qui concerne les contenus des doctrines kabbalistiques, son intérêt se concentre, comme il a déjà été suggéré plus haut, essentiellement sur les considérations théologiques qui sont en rapport avec les doctrines chrétiennes, et plus particulièrement avec le complexe doctrinal Rédemption-Messie-Jésus et avec les spéculations sur la Trinité.