Henry (1963) – Eckhart

(MHEM)

Elle ne s’est, à vrai dire, presque jamais rencontrée dans l’histoire, si ce n’est cependant chez un penseur d’exception qu’on appela autrefois, à juste titre, un maître : Eckhart. 38

La compréhension des structures ontologiques ultimes qui constituent l’essence de la réalité n’est pas apparemment le but que se propose Eckhart. 39

Eckhart prêche à l’âme son union possible avec Dieu. 39

Ce n’est donc pas la structure interne de l’absolu lui-même ou Dieu, c’est le rapport de l’homme à celui-ci qui constitue le thème de la pensée et de la prédication d’Eckhart. 39

Tel est précisément renseignement d’Eckhart : c’est l’absolu dans l’accomplissement effectif de son œuvre qui constitue selon lui l’essence de l’âme, essence qui, comme telle, n’est pas différente de cette œuvre ou, comme le dit Eckhart, de l’opération de Dieu. « 39

Que l’essence de l’âme soit l’essence même de Dieu, c’est ce qu’Eckhart affirme inconditionnellement : « elle est, dit-il, la même chose qu’il est », « elle est elle-même le Royaume de Dieu », et cela parce que « le Fond de Dieu et le Fond de l’âme (n’est) qu’un seul et même Fond ». 39

Parlant au nom de l’homme, Eckhart dit : « Je suis non-né » et, d’une manière générale, rejette pour lui, en tant qu’il doit être compris dans son essence, la condition de créature. 39

Cette identité d’essence, Eckhart ne l’exprime pas seulement dans l’affirmation de l’indépendance de l’âme à l’égard de Dieu mais, d’une manière plus extrême, dans celle de la dépendance de Dieu à l’égard de l’âme. « 39

Et s’identifiant avec l’homme considéré dans son essence, c’est-à-dire précisément dans son indépendance à l’égard de toute création, Eckhart affirme, plus explicitement encore : « ici, je fus cause de moi-même et de toutes choses. 39

C’est pourquoi la signification de ces thèses radicales, leur vérité, est bien celle qu’Eckhart exprime lui-même dans la suite du texte : « que Dieu et moi sommes un ». 39

L’identité ontologique de l’âme et de Dieu peut-elle être comprise cependant comme le contenu essentiel de la pensée d’Eckhart, son affirmation est-elle susceptible seulement d’être maintenue si, loin de se réaliser d’une manière nécessaire et d’être effective à priori, l’union de l’homme avec Dieu ne s’accomplit au contraire qu’au terme d’un progrès et sous certaines conditions qui apparaissent contingentes et, comme telles, étrangères à la structure de l’essence ? Ces conditions, explicitement nommées par Eckhart, sont notamment l’amour, la pauvreté, l’humilité. 39

De l’amour, il est vrai, Eckhart affirme avec force – et ce n’est pas là un des aspects les moins originaux et les moins profonds de sa pensée – qu’il ne saurait accomplir ni réaliser par lui-même notre union avec Dieu. 39

C’est parce qu’il opère dans l’âme, dit Eckhart, que Dieu l’aime également comme son œuvre. » 39

Cette opération dont Eckhart dit dans le même passage qu’elle est identiquement l’amour, n’est pas « une opération » mais l’essence même de l’absolu, c’est-à-dire, comme il le dit encore, Dieu lui-même. 39

Et Eckhart ajoute : « Dieu s’aime lui-même… Mais dans l’amour dont Dieu s’aime lui-même, Il aime aussi toutes les créatures, non en tant que créatures, mais en tant qu’elles sont Dieu. » 39

Le dépouillement radical de l’homme compris comme la condition de la présence en lui de Dieu, n’est-ce point là le thème fondamental et en même temps le sens dernier de la « mystique » d’Eckhart ? En tant que celle-ci présuppose un tel dépouillement comme sa condition, comme une condition qui doit s’accomplir d’abord pour qu’elle soit elle-même possible, elle se trouve liée à un devoir, suspendue, dans sa réalisation, à une éthique. 39

Voilà pourquoi la pensée religieuse d’Eckhart revêt une forme édifiante, pourquoi elle s’exprime dans la prédication, parce qu’elle vise une transformation de l’existence au terme de laquelle seulement celle-ci pourra se trouver véritablement unie à Dieu. « 39

L’homme doit être vide, dit Eckhart, … il doit laisser Dieu opérer ce qui lui plaît et rester pour sa part entièrement disponible. » 39

C’est ici, dit encore Eckhart, le baiser entre l’unité de Dieu et l’homme humble ». 39

Formuler une telle unité qui n’exprime rien d’autre, en un sens, que l’identité extérieure de l’essence avec soi dans la tautologie, n’est pas assurément sans conséquence : c’est parce que l’essence de l’homme réside en Dieu et se trouve constituée par lui que toute la problématique d’Eckhart qui se donne comme thème apparent l’homme et le problème de ses rapports et, finalement, de son union avec Dieu, se ramène en réalité à la détermination de celui-ci, à la détermination de l’essence et de sa structure interne. 39

Dieu, dit Eckhart, est immanent à cette pure essentialité de lui-même qui ne renferme rigoureusement plus rien d’autre. » 39

Ainsi la structure interne de l’absolu est-elle pensée par Eckhart à partir de l’exclusion hors d’elle de l’altérité. 39

Le « monde » et toutes ses « images », c’est là justement, selon Eckhart, ce qui se trouve rejeté hors de l’absolu, ce qu’il faut exclure de celui-ci, si du moins sa structure interne doit être comprise. « 39

C’est pourquoi, comme l’affirme inlassablement Eckhart, la libération de l’essence implique que la pensée se détourne de tout ce qui est extérieur. « 39

Ainsi est explicitée, dans sa signification ontologique radicale en même temps que décisive, la nécessité sans cesse affirmée par Eckhart de dépasser le plan de la créature et de la création, le plan du créé, pour parvenir à l’essence et à son ouverture, la nécessité, comme il le dit, de laisser « tout le créé pour atteindre à ce Fond qui est Abîme ». 39

Ainsi apparaît de plus en plus nettement la manière dont Eckhart pense l’approche et la libération de l’essentiel à partir du rejet hors de lui de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire d’abord comme un retrait. « 39

Et c’est de cette façon qu’Eckhart comprend la parabole du trésor enfoui dans un champ. 39

Qu’elles n’aboutissent pas, en conséquence, à une simple modification de l’existence humaine, comme feraient, à proprement parler, des déterminations existentielles, mais bien à la mise en lumière en elle de son essence, c’est-à-dire de l’absolu, c’est ce qu’affirme Eckhart : « ici, dit-il, dans cette pauvreté, l’homme retrouve l’être éternel qu’il a été, qu’il est actuellement et qu’il demeurera éternellement », c’est-à-dire précisément l’être de l’absolu, libéré dans cette pauvreté et par elle. 39

Ces dernières une fois écartées, se découvre la région originaire de l’essence, celle où, dit encore Eckhart, « je suis ce que j’étais ». 39

L’identité ontologique de l’essence et des déterminations dans lesquelles s’accomplit sa manifestation est reconnue par Eckhart et explicitement affirmée par lui : « la vertu qui a nom humilité, dit-il, est enracinée au Fond de la Déité où elle est insérée de façon à n’avoir d’être que dans l’unité éternelle et nulle part ailleurs ». 39

dans le retrait de ce qui la recouvre, mais au contraire sa structure interne elle-même comprise comme l’unité ? Ou bien ne suffit-il pas une fois de plus à la problématique de se remémorer ses propres résultats, si, comme elle l’a établi, l’exclusion n’écarte pas seulement un obstacle devant la pensée qui veut parvenir jusqu’à l’essentiel, si c’est dans l’essence qu’il n’y a rien d’autre, rien d’étranger, et cela parce qu’il n’y a en elle aucune opposition, aucune différence ? Telle est aussi, justement, l’affirmation réitérée d’Eckhart : « aucune différence, dit-il, n’existe… dans la nature de Dieu ». 39

Il n’y a, dit Eckhart, rien d’étranger dans l’unité. » 39

Voilà pourquoi Eckhart affirme que Dieu engendre l’homme « sans aucune distinction », parce que, comme il le dit dans la même proposition, « tout ce que Dieu opère est unité », parce qu’il n’y a dans la réalité originaire de la révélation et, par suite, dans l’homme où celle-ci s’accomplit, aucune différence précisément, aucune opposition ni aucune distinction. 39

Loin d’impliquer l’identification de la créature avec l’absolu, c’est, bien au contraire, son exclusion hors de celui-ci qui se trouve affirmée, d’une manière radicale, par Eckhart dans le rejet de la distinction et aussi bien de toute différence. 39

S’élever à l’intelligence de ce « parce que », c’est-à-dire aussi bien à celle de l’identité entre l’inclusion de l’homme en Dieu et l’exclusion hors de celui-ci de toute créature, c’est là comprendre Eckhart, c’est comprendre l’essence et tout ce qui a part à sa manifestation, comme manifestation de soi, dans sa détermination radicale à partir de l’exclusion de toute différence et de toute distinction, c’est comprendre comment et pourquoi, pour parler comme Eckhart, « lorsque l’homme se trouvait encore dans l’éternelle façon de Dieu, rien d’autre ne vivait en lui ». 39

A ceux qui le condamnèrent comme si, dupe de son enthousiasme et peut-être aussi de son amour, Eckhart avait, dans l’identification prétendue de la créature avec Dieu, comme exagéré les sentiments et les idées que lui suggérait son âme « mystique », il ne manqua qu’une chose, la compréhension de sa pensée. 39

La détermination de la structure interne de l’essence comme unité à partir de l’exclusion hors d’elle de la différence trouve son fondement ontologique dans ce qui rend possible une telle exclusion, dans celle du processus ontologique sur lequel repose toute distinction et toute différence, processus pensé par Eckhart comme celui de la création, non plus au sens de la créature, mais de ce qui la crée et lui donne naissance dans le monde, au sens d’un pouvoir et d’une activité, celle-ci explicitement reconnue comme telle, comme « activité », comme « opération », ou comme « médiation ». 39

Que l’unité de l’essence repose ultimement sur l’exclusion hors d’elle du processus ontologique créateur de l’extériorité, de ce qu’Eckhart appelle encore la « naissance », c’est là ce qui se trouve clairement énoncé. « 39

Parce qu’elle fonde la possibilité des images extérieures en général, la naissance ainsi entendue dans cette signification ontologique reçoit le même concept antithétique qu’elles, celui qu’Eckhart qualifie, dans son langage en apparence existentiel, de « virginité » ou encore de « pureté ». 39

Voilà pourquoi Eckhart écrit : « La personne par qui Jésus fut reçu ne pouvait qu’être vierge, c’est-à-dire… libre de toutes images étrangères, aussi disponible qu’avant sa naissance ». 39

Ainsi est rendue claire, dans le rejet explicite de celle-ci, l’importance décisive de la problématique instituée par Eckhart, en même temps que se dévoile sans équivoque, au terme de ses préoccupations éthiques et comme leur vérité, son caractère ontologique essentiel : « l’homme, dit-il, doit sortir de toutes les images… devenir absolument étranger et dissemblable à toutes choses, s’il veut… recevoir la filiation dans le sein du Père. 39

Cette médiation qui consiste dans l’événement où l’étant trouve son être, c’est, pour en souligner le caractère créateur, comme activité, comme opération, qu’Eckhart la désigne le plus souvent. 39

Une telle détermination, s’accomplissant à partir du concept de la transcendance et par l’exclusion de celle-ci, de ce qui dans l’absolu constitue à proprement parler sa structure interne, amène dans la problématique la distinction essentielle instituée par Eckhart à l’intérieur de l’élément ontologique lui-même entre Dieu et ce qu’il appelle la Déité. 39

Dans la pure Déité, dit Eckhart, il n’y a plus absolument aucune activité. » 39

Telle est donc l’essence de la Déité, l’essence de Dieu lui-même dans sa nature la plus intime, ce qu’Eckhart appelle encore « l’Essentialité divine où, dit-il, Dieu s’abstient de toute activité ». 39

Dieu au contraire, et son concept, au lieu de viser en général l’élément ontologique, est alors pris dans un sens restrictif, désigne l’« opération » elle-même, l’acte créateur du monde, l’origine de l’altérité et son fondement : « Dieu opère », dit Eckhart. 39

Cette référence de Dieu ainsi compris ontologiquement (et cependant d’une façon conforme à sa fonction métaphysique traditionnelle) comme l’acte de sortir de soi de l’absolu, à l’essence de la création et de ce qui se trouve produit par elle, est explicite : « avant qu’il y eût des créatures, dit Eckhart, Dieu n’était pas encore Dieu, mais Il était ce qu’il était. 39

C’est parce que celui-ci est exclu au contraire de ce qui constitue l’essence même de Dieu, parce que le fondement de l’altérité est étranger à son propre fondement, à la Déité, que celle-ci est l’unité, que, comme le dit Eckhart, « tout ce qui est dans la Déité est Unité ». 39

Qu’est-ce donc qui est dans la Déité, de quoi est faite l’essence de Dieu de telle manière qu’elle se laisse comprendre comme l’Unité ? Visant non plus Dieu lui-même entendu dans le sens restrictif de son concept, mais, cette fois, son essence, Eckhart dit, en une proposition fondamentale : « tout ce qui est en Dieu est Dieu ». 39

Que l’essence ait un contenu lui appartenant et que celui-ci soit constitué par elle, c’est là ce qui confère une intelligibilité aux déterminations ontologiques fondamentales sous lesquelles Eckhart comprend comme « solitude » et comme « désert » ce qui forme la structure interne de cette essence, c’est-à-dire la nature même de la Déité. 39

Cette unité fondamentale constitutive de la structure interne de l’essence et de la possibilité pour elle d’être une, de se réunir avec soi et en même temps d’être elle-même son propre contenu, c’est comme un pouvoir ontologique, en effet, que la pense Eckhart quand il prétend subsumer sous son concept et déterminer par elle l’essence de la Déité. 39

Ce caractère actif et ontologiquement fondateur de l’unité, Eckhart l’exprime encore quand, parlant de la possibilité pour l’âme de s’unir à l’absolu, il déclare au sujet de celle-ci que c’est « à l’aide de l’Égalité qu’elle réussit à parvenir à Dieu », quand enfin, au sujet de cette égalité elle-même, c’est-à-dire de l’unité, il dit de son œuvre qu’ « elle l’accomplit sans cesse, nuit et jour ». 39

Il y a quelque chose dans l’âme, dit Eckhart, qui dépasse l’essence créée… C’est une parenté d’essence divine, une Unité en soi-même, sans rapport… avec quoi que ce soit… Pays étranger, désert trop innommable pour qu’on le nomme… mystère incréé au-dedans de toi-même… » Et caractérisant encore cette unité dans son absence de rapport avec le monde comme « pureté », il ajoute : « c’est dans cette Pureté que Dieu, le Père éternel, puise la plénitude et le Fond sans fond de sa totale Déité. 39

C’est à la lumière de ce concept ontologique fondamental que se trouve pensé d’une manière constante dans l’œuvre d’Eckhart ce qui constitue la nature et le Fond de l’essence. 39

C’est une Unité reposant en elle-même, dit Eckhart, et ne recevant rien du dehors. » 39

C’est cette manière pour l’essence, tandis que rien ne l’affecte, de reposer sur elle-même et de constituer ainsi elle-même le sol sur lequel elle se tient qu’Eckhart exprime quand, voulant faire comprendre ce qui fait véritablement sa nature la plus intime, il la désigne comme le Fond justement, « le Fond absolument simple », comme le « Lit », le « Ruisseau », la « Source », la « Source la plus profonde ». 39

Ici, au cœur de ce qui est, se découvre plus avant la raison essentielle de l’union à partir et autour de laquelle se développe la problématique instituée par Eckhart : c’est parce qu’« Il est celui qui opère en lui-même », que l’âme où Dieu opère son opération lui est identique, que « Dieu et moi sommes un dans l’opération ». 39

Ce Fond secret, dit Eckhart, n’a ni passé ni futur, il n’attend rien qui puisse s’ajouter à lui, car il ne peut ni gagner ni perdre…. » 39

Et que ce don qui est le « tout » de la réalité constitue l’essence de celle-ci et, comme essentiellement déterminé en sa structure par l’unité, l’essence de la vie, c’est ce qui est affirmé quand, parlant de lui et de son caractère absolu, Eckhart dit : « de cela je suis aussi certain que de vivre ». 39

Ainsi est compris, à partir de son essence et comme lui appartenant, le caractère adéquat de l’expérience de l’être, l’adaptation rigoureuse en elle de la forme au contenu, de telle manière que rien n’échappe de celui-ci, que, comme dit Eckhart, « ce qui remplit touche à tous les bouts et ne fait défaut nulle part, il a largeur et longueur, hauteur et profondeur ». 39

Cette plénitude et cette douceur, en effet, Eckhart ne s’est point contenté de les nommer, il les a saisies dans le fondement, à partir de la structure la plus intérieure de la réalité, en tant que celle-ci constitue elle-même, comme unité, son propre contenu. « 39

la détermination, telle qu’elle s’accomplit à partir du fondement et de sa structure la plus intérieure comprise comme l’unité, de ce qui constitue, avec ses caractères phénoménologiques propres, l’expérience de l’être, sa plénitude et sa douceur, il manque, toutefois, l’explicitation d’une présupposition où se trouve contenu, à vrai dire, l’apport essentiel de la pensée d’Eckhart, celle selon laquelle l’unité précisément se trouve comme telle déterminer une expérience, l’expérience de soi de l’être dans la jouissance de soi, la présupposition ontologique fondamentale conformément à laquelle la structure interne de l’immanence est celle de la révélation. 39

La compréhension de la structure interne de l’immanence comme celle de la révélation, comme constituant, d’une manière plus précise, l’essence originaire de celle-ci, est chez Eckhart une présupposition constante de sa pensée et en même temps l’objet de ses affirmations les plus explicites. 40

Ainsi voit-on qu’immédiatement après avoir déclaré que le contenu de l’essence qu’il appelle le Seigneur est constitué par elle « et rien d’autre », Eckhart ajoute : « et le Seigneur, c’est la Raison vivante, essentielle et existante, qui se comprend elle-même, qui n’est et ne vit absolument qu’en elle-même ». 40

C’est comme fondamentalement déterminée en elle par celle-ci qu’il convient d’entendre la compréhension qui, selon Eckhart, affecte l’essence et lui appartient, en sorte que, s’accomplissant sans aucune médiation, elle la révèle telle qu’elle est, non dans le milieu de l’altérité, mais en elle-même, dépouillée de tout élément étranger : « Une intelligence une est si pure en elle-même, dit Eckhart, qu’elle comprend sans intermédiaire l’Être divin dans sa Pureté et sa Nudité. » 40

Cette nécessité d’entendre l’essence de la révélation qui s’accomplit comme unité dans son opposition radicale au processus ontologique de l’objectivation est visible dans la critique instituée par Eckhart, au nom de l’unité précisément, contre l’intuition qui trouve dans un tel processus son fondement : « Tant que nous sommes encore occupés à regarder, nous ne sommes pas encore un avec ce que nous regardons. 40

Car, ajoute Eckhart, là où il n’y a que l’Un, on ne voit que l’Un. » 40

Connaître Dieu seul, voilà la vie éternelle », dit Eckhart, c’est-à-dire la vie même dans son essence, en tant qu’elle se rapporte à elle-même dans l’unité et non, dans l’altérité, à un horizon fini. 40

C’est elle qui constitue cette « première Image où toutes choses sont unité », où réside, selon Eckhart, le « repos » et qu’il appelle encore sans équivoque « Dieu ». 40

C’est là, ajoute Eckhart, qu’elle connaît de la manière la plus pure, qu’elle assume l’être dans sa parfaite Egalité. » 40

Ainsi est découvert, avec l’interprétation de la structure de l’unité comme constitutive de « la connaissance la plus pure », c’est-à-dire de l’essence originaire de la révélation, le fondement ultime de l’union, mise par Eckhart au centre de sa méditation, de l’âme et de Dieu. 40

Que l’union ne soit effective que dans la manifestation, c’est-à-dire pour autant que son concept soit reconnu dans sa signification phénoménologique positive, c’est là ce qu’affirme Eckhart : « si l’homme est heureux, dit-il, ce n’est point parce que Dieu est en lui et lui est si proche et qu’il a Dieu, mais c’est parce qu’il connaît combien Dieu lui est proche, c’est parce qu’il sait qui est Dieu ». 40

Dans le même acte de connaissance où Dieu se connaît lui-même…, dit Eckhart, l’âme reçoit sans médiation son essence de Dieu. » 40

C’est pourquoi, comme le dit Eckhart, l’homme est un théognoste, « ein Gottwissender Mensch ». 40

C’est parce qu’il est tel, un homme qui connaît Dieu, que ce dernier, selon Eckhart qui rapporte ici les paroles mêmes de l’évangile de saint Jean, s’est adressé à lui en ces termes : « je ne vous ai pas appelés serviteurs mais je vous ai appelés mes amis. 40

L’image, dit Eckhart, est sans image », et cela « parce qu’elle n’est pas vue dans une autre image ». 40

C’est cette même distinction dans la structure de la connaissance ontologique entre une manifestation s’accomplissant dans l’unité et une autre dans l’extériorité qu’Eckhart exprime encore en disant de l’homme, avec l’Écriture, « qu’il est en nous un homme extérieur et un autre, l’homme intérieur ». 40

Mais la signification ontologique en vertu de laquelle la distinction instituée par Eckhart entre l’intérieur et l’extérieur concerne le pouvoir de manifestation considéré en lui-même et sa structure pure, n’a pas à être induite par nous comme un fondement dernier pour les thèmes édifiants qui interviennent dans sa problématique, elle est explicitement affirmée par lui : « l’âme a deux yeux, dit-il, un œil intérieur et un œil extérieur. 40

L’unité de tous les phénomènes dans le milieu ontologique où se révèle originairement leur manifestation est un thème constant de la pensée d’Eckhart : là-haut, dit-il, on connaît vraiment les choses « telles qu’elles sont, toutes indivises et proches les unes des autres ; les choses qui sont ici-bas éloignées les unes des autres sont rapprochées là-haut, parce que toutes n’y sont que dans le présent ». 40

Ainsi devient intelligible chez Eckhart, comme le point où se rassemblent et culminent les intuitions ultimes de sa pensée, la théorie du Verbe. 40

Parlant de la Déité comprise comme Abîme, c’est-à-dire de la révélation originaire de soi de l’essence dans l’unité, Eckhart dit, dans un texte déjà cité et ici rétabli dans son intégrité, que Dieu « l’engendre dans son Fils unique pour que nous soyons aussi le même Fils. 40

Qu’est-ce que la Parole de Dieu, dit Eckhart, c’est opération de Dieu. » 40

Commentant la parole de saint Jean selon laquelle « le Verbe était en Dieu », Eckhart ajoute : « Il lui était absolument égal, il était en lui sans médiation, ni plus bas, ni plus haut, mais égal. » 40

En quel sens rigoureux et radical ces propositions doivent s’entendre, Eckhart prend soin de nous l’indiquer quand, dans un autre passage, ontologiquement plus explicite, il rejette comme appartenant encore, dans sa référence à « l’archétype éternel », au plan de la transcendance, le concept de l’égalité qui, comme tel, se révèle finalement impropre à caractériser les rapports du Fils et du Père : « dans l’archétype… le Fils est égal au Père. 40

C’est avec cette signification ontologique ultime, comme radicalement exclusive de tout rapport de transcendance, que doit s’entendre l’unité, affirmée par Eckhart, du Père et du Fils, de l’essence et du Verbe. 40

Parce que ce qui est entendu dans la Parole de l’essence est l’essence qui prononce la parole, qui accomplit l’œuvre de la manifestation, c’est celle-ci, l’essence qui accomplit cette œuvre, qui se manifeste en elle : « tout ce qu’enseigne le Père éternel, dit Eckhart, c’est son Essence, sa Nature et sa totale Déité ». 40

Cela aussi est contenu dans la simplicité de la parole essentielle et c’est pourquoi Eckhart ajoute : « Il nous révèle tout ensemble dans son Fils unique. » 40

La signification ontologique ultime de la théorie du Logos, la détermination de l’essence de la révélation effective à partir de l’unité et comme constituée par elle, Eckhart les a exprimées rigoureusement avec la distinction des trois Verbes. 40

Il est un Verbe qui a été prononcé, dit Eckhart, par exemple : ange, homme ou une créature quelconque. 40

L’extension du Logos à la totalité de ses dimensions ontologiques fondamentales et son épanouissement dans le concept exhaustif de la phénoménalité, c’est là au contraire ce qui caractérisait la pensée d’Eckhart. 49

L’élucidation de la structure interne de la révélation constitutive de l’être et de sa réalité est le thème explicite et central de la problématique instituée par Eckhart. 49

C’est à l’intérieur de ce travail ontologique d’élucidation et comme lui appartenant que s’accomplit finalement chez Eckhart la critique de la connaissance. 49

C’est pourquoi l’exposé théorique de cette critique inclut en lui comme le motif de celle-ci, ou plutôt comme son contenu même, les déterminations ontologiques structurelles de la réalité élaborées par Eckhart et d’une manière générale par la problématique, et les répète. 49

Pour cette raison, la critique de la connaissance, telle qu’elle s’accomplit chez Eckhart, ne pourra ici qu’être retracée dans ses grandes lignes. 49

C’est justement, ajoute Eckhart, au moment où l’image entre en toi que Dieu doit céder la place avec toute sa divinité. » 49

La signification phénoménologique de ces propositions, leur référence aux structures éidétiques de la phénoménalité pure apparaissent sans équivoque quand, parlant de tout ce qui, hors de nous ou en nous, constitue une première couche de transcendance, une « connaissance », et, par exemple, de la joie, de la crainte, de l’assurance et de toutes les déterminations de l’existence en tant précisément qu’elles sont connues, qu’elles ne sont « qu’un intermédiaire », Eckhart, s’inspirant de Boèce, déclare : « pendant que tu regardes ces choses et qu’elles te regardent, tu ne vois pas Dieu ». 49

C’est parce que la phénoménalité de celui-ci, constitutive de son être, et, identiquement, de la possibilité de parvenir jusqu’à lui, n’est pas l’extériorité où se meut le savoir, c’est parce que, comme le répète Eckhart dans une proposition qu’il emprunte cette fois à saint Paul, « Dieu habite dans une lumière à laquelle il n’est pas d’accès », qu’il se dérobe précisément à toute connaissance et « meurt à l’âme » lorsque l’âme « se tourne vers les choses extérieures ». 49

C’est cette incompatibilité des structures phénoménologiques essentielles qu’exprime encore Eckhart quand, à propos de « la vérité » comprise par lui comme l’essence originelle de la révélation dans son opposition au milieu idéal de la connaissance, il dit simplement : « la vérité est chose intérieure et on ne peut la trouver dans ses manifestations extérieures ». 49

Parlant de ce dernier, c’est-à-dire de Dieu, Eckhart dit : « Plus on te cherche, moins on te trouve » — et, s’adressant à l’homme : « Tu dois le chercher de façon à ne jamais le trouver, si tu ne le cherches pas, tu le trouves. » 49

Ce qui, dans la structure de ce milieu, fonde un tel échec pressenti et intuitivement affirmé par la pensée religieuse, Eckhart le donne à entendre. 49

Commentant la prière, faite à Moïse par les Juifs, de leur transmettre les paroles qu’ils ne pouvaient entendre eux-mêmes de la divinité, « ils se tenaient à distance, dit Eckhart, et c’est justement à cause de cela qu’ils ne pouvaient entendre Dieu ». 49

La signification que revêt celle-ci de constituer non une voie mais un obstacle pour celui qui veut se joindre à l’essence, Eckhart l’affirme aussi quand, avant le jeune Hegel, il relève la parole du Christ à ses disciples — « non pas seulement [à] ses disciples d’alors mais [à] tous ceux qui deviendraient encore ses disciples et voudraient le suivre vers la plus haute perfection » —, « il est bon pour vous que je m’en aille ». 49

Parce que l’impossibilité pour Dieu de se manifester dans le monde s’enracine en lui, dans l’essence originelle de sa Déité, c’est la préservation de celle-ci, la préservation de sa propre essence que poursuit le Christ dans l’invitation adressée aux disciples de ne pas s’attacher « avec dilection » à sa propre personne, plus exactement, comme le dit Eckhart, à « sa forme humaine », c’est-à-dire à son apparence objective, dans l’interdiction qui leur est faite de confondre cette apparence avec son être propre. 49

L’incompatibilité éidétique de celui-ci et de celle-là ne détermine pas seulement l’attitude immédiate de Jésus, elle fonde chez Eckhart la critique qu’il dirige contre le concept de Dieu. 49

Que ces prescriptions et l’éthique qu’elles composent apparemment s’enracinent dans les structures éidétiques de la phénoménalité pure, que, pensé à la lumière de celles-ci, l’impératif qu’elles formulent d’abord n’exprime rien d’autre que le rejet du Dieu transcendant qui n’est pas l’essence, Eckhart l’affirme simplement : « Nous ne devons d’aucune façon saisir Dieu hors de nous-mêmes ni le supposer hors de nous, nous devons au contraire le considérer comme notre bien propre, comme une réalité qui nous appartient. » 49

Le contenu philosophique de l’athéisme est présent chez Eckhart, compris par lui dans sa vérité, à partir de l’hétérogénéité structurelle des dimensions phénoménologiques fondamentales élaborées dans la problématique du Logos et comme l’expression de cette hétérogénéité. 49

Voilà pourquoi, comme le dit Eckhart en une proposition essentielle empruntée à saint Denis : « le plus grand plaisir de l’esprit réside dans le néant de son archétype ». 49

Ce qu’il faut avoir, dit Eckhart, c’est un Dieu en substance qui soit au-dessus de la pensée ». 49

Quand la pensée disparaît, dit Eckhart, Dieu disparaît également. » 49

C’est cette permanence de l’essence originelle de Dieu, son indifférence ontologique au processus de la connaissance, à ses progrès et à ses niveaux, qu’expriment en fait les thèmes existentiels et religieux qui dominent la prédication d’Eckhart, l’imputation à l’existence libre et à sa seule liberté de l’éloignement où elle se tient par rapport à Dieu, son unité indissoluble avec lui au contraire sur le plan de la réalité. « 49

L’homme peut se détourner de Dieu, dit Eckhart ; aussi loin que l’homme s’en aille, Dieu reste là et l’attend. » 49

Ainsi s’explique enfin la critique dirigée par Eckhart contre la croyance et la foi considérées comme des modes de la connaissance, comme la représentation, dans le milieu de celle-ci et par la médiation de la distance qui le constitue, d’un Dieu lointain. « 49

C’est pourquoi encore il est dit de l’âme, qui désigne précisément dans l’homme cette réalité essentielle identique à la vie même de l’absolu, qu’ « elle n’est plus réduite à l’apparence, à la conjecture, à la foi… », que « tout ce qu’elle a jusque-là cru et connu à l’aide de simples mots et de simples démonstrations, tout ce qui lui est représenté sous forme de symbole… elle n’a plus besoin de le demander à personne », et cela, ajoute Eckhart, parce que « elle est parvenue à la Vérité ». 49

Que l’être qui s’oppose à celle-ci ne soit, dans cette opposition, rien d’obscur ni d’abscons, non l’élément ténébreux où se perd le rationalisme, mais, précisément, Raison et Révélation et, bien plus, l’accomplissement originel de celle-ci constitutif comme tel de la réalité, c’est là, on le sait, le contenu essentiel de la pensée d’Eckhart, son affirmation explicite aussi bien que sa présupposition constante. 49

D’une manière tout aussi explicite Eckhart dit : « Jamais je ne pourrai voir Dieu, si ce n’est là où Dieu se voit lui-même. » « 49

Que la phénoménalité de cette manifestation dans laquelle Pâme doit entrer et se tenir — dans laquelle, conformément à son essence, elle se tient — pour parvenir à Dieu, soit constituée non par une image ou une représentation de celui-ci, par quelque contenu intelligible dans le néant, mais par la réalité même de Dieu et par ce qui en lui constitue son être le plus substantiel et le plus véritable, son être en soi et, comme le dit Eckhart, sa Bonté, cela aussi est affirmé et répété par lui : « Pour… connaître l’être véritable, il faut le connaître là où il est l’Être en soi, c’est-à-dire en Dieu », « pour… connaître le Bien, il… faut le connaître là où ce Bien est bon en soi », « tout ce qui lui appartient, l’homme bon le reçoit de la Bonté et dans la Bonté ». « 49

C’est là, ajoute Eckhart, qu’il vit et demeure, et c’est là qu’il se connaît lui-même. » 49

Dans l’essence, dit Eckhart, « je me connaissais moi-même. » 49

Parlant de cette réalité qui constitue dans l’âme son essence et fait sa « noblesse », Eckhart dit que « par elle l’homme arrive merveilleusement à Dieu ». 49

Ainsi peut-on trouver, à l’intérieur de la problématique instituée par Eckhart, deux séries d’affirmations rigoureusement opposées et d’apparence contradictoire. 49

C’est la connaissance qui se développe dans le milieu de l’extériorité et dont la phénoménalité est constituée par ce dernier qui se trouve rejetée par Eckhart comme ne pouvant atteindre l’essence ni la révéler, comme ne pouvant la « connaître ». 49

Ainsi se comprend, à la lumière du renoncement et de sa signification ontologique comme renoncement aux déterminations de l’être qui se proposent dans la connaissance, la prescription d’apparence morale faite à l’homme par Eckhart et qui est en réalité celle de l’essence : « qu’il ne sache plus rien de lui-même ni du monde entier et ne connaisse que Dieu seul. » 49

Que celui-ci, ce fond secret sur lequel repose la béatitude, n’ait rien de commun avec le savoir, avec la « connaissance », Eckhart l’affirme explicitement : « Ce quelque chose ne connaît pas… il ne peut non plus, si peu que ce soit, connaître que c’est Dieu qui agit en lui » — mais, parce que sa structure est celle de la réalité et de sa révélation, il constitue précisément le fondement de la révélation et son essence, « il est lui-même ce qui jouit de soi-même à la façon de Dieu ». 49

Que la structure de la révélation constitutive de la réalité absolue soit radicalement étrangère à celle du savoir, on le voit dans le fait qu’après avoir défini cet état d’ignorance dans lequel se tient l’âme au fond de Dieu comme son apaisement dans l’être et la connaissance de celui-ci, Eckhart décrit le surgissement du savoir qui est la conscience de l’extériorité comme la destruction de cet état, comme la perte par l’âme de son essence absolue ou divine et sa chute dans le monde de la création, ces deux termes étant, comme on sait, synonymes. « 49

Cette opposition structurelle de la réalité et du savoir, opposition telle que tout ce qui se meut en celui-ci s’écarte de celle-là et la perd, Eckhart l’exprime à l’aide d’une image : « Celui qui se sait blanc ajoute déjà une superstructure… quelque chose à l’essence de sa blancheur. » 49

Rien n’est si bien caché, dit encore Eckhart, qui ne puisse être découvert », de telle manière cependant que cette découverte, la découverte de l’essence absolue, consiste dans cet état caché qui est le sien et se trouve constituée par lui. 50

Si ma souffrance est en Dieu, dit Eckhart, ma souffrance devient elle-même Dieu. 70

Dieu, disait Eckhart, ne peut donner peu ; ou bien il doit tout donner à la fois ou rien… son don est simple et parfait… Le tout dans l’éternité. » 70