Gregório de Nissa: sens

De ce fait, n’allez pas me faire dire que la Divinité atteint les êtres à notre manière humaine par des facultés diverses : on ne peut mettre dans la simplicité divine la multiplicité de nos perceptions. D’ailleurs peut-on dire que nous-mêmes, nous percevions les choses par des facultés diverses, même si nous les atteignons par la variété des sens ? A proprement parler, il n’y a qu’une seule faculté, l’esprit qui est en nous et qui se répand à travers les sens pour percevoir les choses. C’est lui qui par les yeux contemple le monde visible, lui qui par l’ouïe entend ce qui se dit ; c’est lui qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît ; c’est lui qui utilise la main à sa volonté, prenant les objets ou les repoussant par elle selon qu’il juge utile et s’en servant comme d’un instrument. Si donc, chez l’homme, malgré la variété des organes que la nature lui a donnés pour la sensation, l’esprit, communiquant à tous activité et mouvement et se servant d’eux selon la fin propre de chacun, reste un et toujours le même, sans modifier sa nature dans la diversité de ses actes, comment en Dieu imaginerait-on la division de la substance en plusieurs facultés ? « Celui qui a façonné l’oeil », comme dit le Prophète, et qui « a planté l’oreille » prend en lui-même le modèle et il met ces activités-là dans la nature humaine comme des caractères capables de le faire connaître : « Faisons, dit-il, l’homme à notre image » . VI

Par ces mots, l’Écriture nous enseigne que la force qui est dans les vivants et les êtres animés est de trois sortes : premièrement, celle qui permet aux êtres de s’accroître et de se nourrir, en attirant à eux la nourriture nécessaire à leur développement. On l’appelle « naturelle » : elle se trouve chez les plantes. Dans les produits du sol, en effet, on peut voir une force vitale privée de sensation. Secondement, il y a une autre forme de vie, qui possède la première et qui a en plus un organisme sensoriel. C’est le cas des animaux sans raison : ils se nourrissent et se développent, mais ont aussi une activité sensible et la perception. Enfin la perfection de la vie corporelle se trouve dans la nature rationnelle, c’est-à-dire la nature humaine : elle se nourrit, a des sens, participe de la raison et se gouverne par l’esprit. VIII

Cet animal rationnel qu’est l’homme est en effet formé de la fusion de tous les genres d’âmes : sa nourriture, il la prend par la partie « naturelle » de son âme ; à cette puissance d’accroissement, il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la lourdeur de la matière, moins elle participe de l’intelligence. Ensuite se fait l’intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu’il y a de plus mince et de plus lumineux dans la nature sensible, en sorte que l’homme se trouve composé de ces trois substances. VIII

Si donc l’Écriture fait venir l’homme en dernier après tout vivant, c’est que Moïse veut donner un enseignement sur l’âme et, dans la suite nécessaire de l’ordre des êtres, il voit la perfection dans les derniers venus. En effet dans l’être doué de raison sont compris tous les autres ; dans l’être doué de sens, tout l’ordre « naturel » est présent et celui-ci n’est attribué qu’à la pure matière. Ainsi la nature, par les propriétés de la vie qui sont comme des degrés, paraît faire sa route en avant de l’inférieur au plus parfait . VIII

La divine beauté, dont le Créateur nous a fait don en mettant en son image la ressemblance des biens qu’il possède, apporte avec elle les autres biens dont Dieu a libéralement doté notre nature humaine. L’esprit et la réflexion, on ne peut les appeler proprement des dons, mais plutôt une participation, car par eux, c’est la splendeur même de sa nature que Dieu a déposée en son image. Or l’esprit, qui est du domaine de l’intelligible et de l’incorporel, ne pouvait communiquer et unir sa beauté à d’autres êtres, s’il n’inventait quelque moyen de manifester au dehors son mouvement. C’est ce qui rendit nécessaire la création d’un organisme, afin que l’esprit, touchant à la façon d’un plectre les parties aptes à la voix, traduise par l’impression de sons variés le mouvement venu de l’intérieur. Un habile musicien, qu’un accident a privé de sa voix, pour faire connaître ce qu’il a dans l’esprit, se sert du chant de voix étrangères et livre son art au public grâce à la flûte ou à la lyre. Ainsi l’esprit humain : il découvre des pensers de toutes sortes, mais il ne peut montrer son mouvement intérieur à l’âme qui entend par les sens du corps ; aussi comme un habile accordeur, il touche ces organes animés, pour manifester ses pensées secrètes par le bruit qu’il fait dans les sens. IX

Imaginez une grande ville recevant par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps : tous ne courent pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l’agora, les autres dans leurs demeures, d’autres aux assemblées, d’autres vers les grandes rues, d’autres vers des ruelles, d’autres aux théâtres, chacun enfin va suivant son idée . Quelque chose de pareil se passe en cette cité de l’esprit, bâtie en nous-mêmes : sur chacun des objets dont les différentes entrées des sens l’ont rempli, l’esprit opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite comme il convient aux endroits consacrés à la connaissance. Pour reprendre l’exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s’y trouver sans être entrés par la même porte ; mais, bien que l’un soit entré par hasard par l’une, l’autre par une autre, lorsqu’ils sont dans l’enceinte de la ville, ils se groupent à nouveau, étant d’une même famille. L’inverse pourrait se produire : des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même porte, mais cette rencontre à l’entrée ne leur crée pas pour cela des liens de famille ; car ils peuvent, une fois à l’intérieur, se séparer pour rejoindre leurs parents. Quelque chose d’identique semble se passer sur le carrefour de l’esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule connaissance est formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens. Au contraire on peut, à partir d’un seul sens, connaître bien des objets variés qui naturellement n’ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût, c’est l’expérience qui révèle l’amertume de la bile et la douceur du miel. Ici nous avions affaire à des objets différents ; mais un même objet peut produire une connaissance unique, bien qu’il s’introduise dans la pensée à partir de sens nombreux, par exemple, par le goût, l’odorat, l’ouïe et souvent par le toucher et la vue. Ainsi quelqu’un voit du miel, l’entend nommer, le goûte, sent son odeur par le nez le reconnaît au toucher : par chacun de ces sens, il n’a connu qu’un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à connaître une multitude d’objets divers : ainsi, l’oreille reçoit toutes sortes de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l’odorat, le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à l’esprit la connaissance d’objets de toutes sortes. X

Quelle est donc la nature de l’esprit, qui se divise dans les facultés sensibles et qui tire de chacune d’elles, d’une manière conforme à leur nature, la connaissance de l’univers ? Qu’il soit tout autre que les sens, sans doute, personne d’avisé n’en doutera. S’il avait même nature qu’eux en effet, il n’aurait de rapports qu’avec une seule de leurs activités, parce qu’il est sans composition et que ce qui est sans composition ne connaît pas la diversité. Or, dans notre être composé, le toucher est une chose, l’odorat une autre, et de même les autres sens n’ont entre eux ni communauté ni mélange. Puisque l’esprit est présent également à tous selon la nature de chacun, il faut bien supposer qu’il est tout autre que la nature sensible, si l’on ne veut pas introduire la diversité dans une nature spirituelle. XI

Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l’activité de l’esprit : les uns veulent placer dans le coeur la partie supérieure de l’âme, d’autres affirment que l’esprit habite dans le cerveau . Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au coeur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion : cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l’ensemble du corps et ainsi de passer à l’acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps : l’esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d’une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L’un et l’autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l’âme. L’un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l’un et l’autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le coeur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l’esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le coeur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle . L’autre groupe part du fait que les méninges (c’est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens ; de là ils donnent à penser que l’activité de l’esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s’ajuste l’oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c’est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l’intérieur de l’esprit. De même c’est dans le cerveau que, par l’odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge : celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l’avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu’au conduit de l’ethmoïde . XII

Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l’intelligence et que les dispositions du corps émoussent l’activité naturelle de la raison. J’admets aussi que le coeur est la source du feu qui est dans le corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre, quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près des organes des sens, qu’elle enferme le cerveau de ses plis et qu’elle est comme « arrosée » des vapeurs venues des sens, ils l’ont constaté par les anatomies qu’ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu’ils disent. Mais je ne puis y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la seule ivresse ; la maladie des membranes qui entourent les côtes s’accompagne également, au dire des médecins, d’un affaiblissement de la pensée : ils appellent ce mal « phrenitis » (folie), du mot « phrenes » qui est le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l’état consécutif au chagrin et qui agit sur le coeur, les choses ne se passent pas comme l’on dit : ce n’est pas le coeur, mais l’entrée de l’estomac qui est ainsi éprouvée ; seulement, par ignorance, on attribue ce mal au coeur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné avec soin ces phénomènes : quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se contractent et s’obstruent naturellement dans tout le corps et tout l’air qui ne peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l’attraction de l’air se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à élargir ce qui s’est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le signe du chagrin et nous l’appelons gémissement et soupir. L’apparente compression des alentours du coeur est une mauvaise disposition, non du coeur, mais de l’entrée de l’estomac, qui a la même origine que la contraction des conduits : le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son liquide âcre et mordant sur l’entrée de l’estomac. La preuve en est que la peau de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et « hépatique », sous l’action de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines. XII

Ainsi la nature, prenant le corps tendu par l’état de veille, assure, par le sommeil, le relâchement de sa tension selon les besoins ; elle fait se reposer les facultés sensorielles de leur activité, comme si elle laissait se détendre des chevaux après des combats de char. Ce relâchement opportun est nécessaire à la conservation du corps ; grâce à lui, la nourriture peut se répandre sans obstacle à travers tout le corps par les conduits intérieurs, aucune tension n’empêchant ce passage. Quand le soleil brille de rayons plus chauds, des vapeurs nébuleuses sortent du fond d’un sol humide ; un phénomène semblable a lieu dans la terre que nous sommes, lorsque la chaleur naturelle échauffe la nourriture qui est à l’intérieur. Les vapeurs, tendant, comme l’air, à s’élever et montant toujours plus haut, se trouvent dans la région de la tête, comme une fumée qui passe par les jointures d’une muraille ; de là elles sont emportées par évaporation vers les conduits des sens. Alors cédant peu à peu la place à ces vapeurs, la sensation est rendue nécessairement impossible. Les yeux se recouvrent des paupières, comme si une machine de plomb, c’est-à-dire le poids de ces vapeurs, faisait abaisser les paupières sur les yeux. L’ouïe alourdie par ces mêmes vapeurs, comme si on avait mis une porte devant les organes de l’audition, n’exerce plus son activité normale. Tel est l’état du sommeil : la sensation n’agit plus dans le corps ; elle est privée de son mouvement naturel, pour permettre la distribution de la nourriture qui s’introduit ainsi par chacun de ces conduits avec les vapeurs. XIII

Pour cette même raison, si les exhalaisons venues de l’intérieur, rétrécissent les endroits où se trouvent les sens et si par ailleurs quelque nécessité interdit le sommeil, le système nerveux, rempli de ces vapeurs, se tend naturellement lui-même et cet allongement amincit la région chargée des vapeurs. Il se produit quelque chose d’identique à ce qui a lieu quand on tord avec force des vêtements pour en faire sortir l’eau. La région du pharynx est arrondie et le système nerveux y est très développé. Lorsqu’il faut en chasser les vapeurs qui s’y sont accumulées (comme on ne peut étirer un objet rond qu’en l’étendant suivant une forme circulaire), cette forme arrondie fait que le souffle est reçu dans le bâillement : la luette fait s’abaisser la mâchoire inférieure et, tandis que l’intérieur de la cavité ainsi formée se détend en forme de cercle, cette sorte de suie lourde répandue en ces organes est exhalée avec le souffle. Souvent, après le sommeil, la même chose se produit, lorsqu’une de ces vapeurs a été laissée en ces lieux sans être chassée par le souffle. XIII

Ces exemples montrent clairement le lien de l’esprit humain avec la nature : lorsque celle-ci est intacte et en éveil, lui aussi a de l’activité et du mouvement, mais si elle est relâchée par le sommeil, il demeure inerte, à moins qu’on ne prenne pour une activité de l’esprit les imaginations des songes qui nous viennent pendant le sommeil. Pour moi, je prétends qu’il ne faut rapporter à l’esprit que la pensée dans son activité consciente et entière ; les bagatelles qui s’offrent à l’imagination pendant le sommeil, je les crois façonnées au hasard par la partie irrationnelle de l’âme comme des images de l’action de l’esprit. Quand l’âme est déliée par le sommeil de son union avec les sens, elle se trouve nécessairement aussi hors de l’activité spirituelle. Car c’est par les sens que se fait l’union de l’esprit avec l’homme ; s’ils cessent d’agir, l’esprit reste lui aussi inactif. Nous en avons pour preuve ce fait que dans les événements étranges ou impossibles, il nous semble souvent que nous rêvons ; ce qui ne serait pas, si alors l’âme était gouvernée par la raison et la pensée. Il me semble donc que durant le sommeil, l’âme est en repos dans ses parties les plus hautes (je veux parler de ses activités spirituelles et sensibles) ; seule la partie nutritive reste en activité. En elle demeurent quelques images des événements de l’état de veille et quelques retentissements de l’activité des sens ou de l’esprit qu’y a imprimés cette partie de l’âme qu’est la mémoire. Ceux-ci sont reproduits comme ils se présentent, car certains souvenirs demeurent attachés à cette partie de l’âme. Dans ces rêves, l’homme voit par l’imagination : dans l’ensemble de ce qui lui apparaît, il n’y a aucun enchaînement logique, mais il s’égare en des tromperies embrouillées et sans suite. XIII

Dans l’activité du corps, bien que chaque partie ait une fonction propre liée à la puissance qui est en elle, il n’y en a pas moins corrélation entre la partie en repos et celle qui est soumise au mouvement ; de la même façon dans l’âme, même si une de ses parties est en repos et l’autre en mouvement, l’ensemble reste en liaison avec ses parties. Car on ne peut admettre que l’unité naturelle de l’âme soit entièrement dissoute par la prédominance de l’activité d’une des puissances sur une partie. Mais de même que chez ceux qui sont éveillés et en exercice, l’esprit domine et le sens sert, alors que cependant la partie nutritive du corps ne fait pas défaut au reste (l’esprit fournit la nourriture nécessaire, le sens la reçoit et la force nutritive du corps l’assimile) ; de la même façon durant le sommeil l’ordre de commandement de ces puissances est en nous comme inversé : alors que commande la partie irrationnelle, l’activité des autres cesse, mais ne s’éteint pas tout à fait. A ce moment la partie nutritive est occupée, grâce au sommeil, à la digestion, et elle assure le soin de toute la nature ; mais alors la force de la sensation n’est pas tout à fait détendue (ce que la nature a une fois uni ne peut être ensuite complètement séparé), sans que son activité puisse pourtant s’exercer au grand jour, à cause de l’inactivité des sens pendant le sommeil. Il faut en dire autant de l’esprit : comme il est uni à la partie sensitive de l’âme, il serait logique d’affirmer que les mouvements de celle-ci déterminent les mouvements de l’esprit et que son repos amène le repos de l’esprit. C’est ainsi que normalement il arrive pour un feu. Lorsque de tous côtés on l’a recouvert de pailles mais qu’aucun souffle ne vient agiter la flamme, celle-ci ne se répand pas sur les matières environnantes. Cependant le feu n’est pas tout à fait éteint ; mais, au lieu d’une flamme, la paille ne donne qu’une vapeur. Le vent vient-il à s’en emparer, la paille change la fumée en flamme. De la même façon l’esprit, recouvert pendant le sommeil par suite de l’inaction des sens, n’a pas la force de faire briller en eux sa lumière ; mais il n’est pas tout à fait éteint. Son mouvement est celui de la fumée : il a bien quelque activité, mais elle est sans force. Un musicien, qui frappe le plectre sur les cordes relâchées de sa lyre, ne fait pas entendre de chant régulier, car une corde, si elle n’est pas tendue, ne résonne pas. Alors sa main a beau être fidèle à son art et poser le plectre à l’endroit voulu, aucun son n’en sort, mais un bruit sourd qui n’a ni sens ni ordre et qui vient du mouvement des cordes. Ainsi l’ensemble des organes des sens est relâché par le sommeil et, ou bien l’artiste se repose tout à fait, quand une trop grande fatigue ou quelque lourdeur ont entièrement détendu l’instrument, ou bien son activité reste sans vigueur et indistincte, quand l’organe des sens est incapable de recevoir exactement son impression. La mémoire alors est confuse et notre connaissance de l’avenir sommeille sous des voiles incertains ; l’imagination nous présente l’image d’objets dont nous nous occupions éveillés et il arrive souvent que nous y trouvions l’indication d’événements à venir. Car alors la mémoire, par la subtilité de la nature, dépasse la lourdeur corporelle et peut apercevoir quelque objet existant. Sans doute n’a-t-elle pas le pouvoir de faire comprendre nettement ce qu’elle dit et d’annoncer clairement l’avenir, mais la manière dont elle le montre reste incertaine et amphibologique, à quoi les interprètes des songes donnent le nom d’énigmes. Ainsi l’échanson broie des grappes de raisin dans la coupe du pharaon ; ainsi le panetier se voit en songe en train de porter des corbeilles : chacun pendant ses songes se croit dans ses occupations de l’état de veille. L’impression, dans la partie de l’âme qui regarde l’avenir, des objets qui étaient l’occupation ordinaire de ces hommes, a fait qu’occasionnellement leur a été prédit quelque événement à venir, grâce à cette prévision de l’esprit. XIII

Les prédictions que Daniel, Joseph et leurs semblables firent par une puissance divine et sans aucun trouble causé par les sens, n’ont rien à voir avec le cas que nous envisageons. Personne ne saurait attribuer ces effets à la puissance des songes : ce serait logiquement admettre que ces manifestations de Dieu qui se font dans l’état de veille ne sont pas une vue directe, mais la suite de l’activité normale de la nature. Or, de même que tous les hommes sont conduits par leur propre esprit et qu’un petit nombre seulement est jugé digne de la fréquentation directe de Dieu, de même tous ont également reçu de la nature la même puissance d’imagination durant le sommeil, tandis que quelques-uns seulement, et non tous, peuvent recevoir par les rêves une manifestation divine. Chez tous les autres, même si les songes permettent quelque prévision, elle se fait de la façon que j’ai dite . XIII

Ceci ne se passe pas chez tous, mais seulement dans les natures vulgaires, qui mettent leur raison au service des instincts de la nature et qui, par cette alliance de l’esprit, flattent comme des esclaves tout ce qui est agréable à leurs sens. Les parfaits ne se conduisent pas ainsi. Chez eux l’esprit y commande et choisit ce qui est utile par raison, non par entraînement : la nature suit à la trace les ordres de l’esprit. XIV

Nous avons découvert en ce qui vit trois facultés distinctes : la première, « nutritive », n’a pas la sensation ; la seconde, nutritive et sensitive à la fois, n’a pas l’activité rationnelle ; enfin la dernière, rationnelle et parfaite, se répand à travers toutes les autres, en sorte qu’elle est présente en toutes et à l’esprit en sa partie supérieure. Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d’un mélange de trois âmes que l’on pourrait considérer dans leurs délimitations propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs âmes. En réalité l’âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature, étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée à la nature matérielle. Toute partie matérielle soumise au changement et à l’altération, se développera si elle participe de la puissance de l’âme. Mais si elle s’éloigne de l’âme qui lui donne la vie, elle perd son mouvement. Aussi, comme il n’y a pas de sensation sans substance matérielle, en dehors de la puissance spirituelle, les sens à leur tour ne peuvent avoir d’activité. XIV

Selon l’Église, en quoi consiste la grandeur de l’homme? Non à porter la ressemblance de l’univers créé, mais à être à l’image de la nature de celui qui l’a fait. Quel est le sens de cette attribution d’« image » ? Comment, dira-t-on, l’incorporel est-il semblable au corps ? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l’éternel ? Ce qui se modifie à ce qui ne change pas ? À ce qui est libre et incorruptible ce qui est soumis aux passions et à la mort ? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en tout temps habite et grandit avec lui ? Il y a une grande différence entre le modèle et celui qui est « à l’image ». Or l’image ne mérite parfaitement son nom que si elle ressemble au modèle. Si l’imitation n’est pas exacte, on a affaire à quelque chose d’autre, mais non à une image. Comment donc l’homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature incorruptible, pure et éternelle ? Seul celui qui est la vérité sait clairement ce qu’il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce que nous supposons : D’un côté, la parole divine ne ment pas, lorsqu’elle fait de l’homme l’image de Dieu ; de l’autre, la pitoyable misère de notre nature n’a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie impassible. Il faut choisir : quand nous mettons en comparaison Dieu et notre nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l’humanité est établie dans la liberté de l’esprit, si l’on veut chez les deux à la fois parler de ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l’exactitude de la parole divine : « L’homme a été fait à l’image de Dieu » ? Revenons à la divine Écriture elle-même pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil conducteur. Après la parole : « Faisons l’homme à notre image » et après avoir indiqué la fin de cette création, elle poursuit : « Dieu fit l’homme et Il le fit à son image. Il les fit mâle et femelle…». Déjà précédemment, on a vu que cette parole a été proférée à l’avance contre l’impiété des hérétiques, afin de nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l’homme « à l’image de Dieu », il n’y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils, puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l’un et l’autre, celui qui a fait l’homme et celui à l’image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour revenir à notre sujet : Comment, si la divinité est heureuse et l’humanité malheureuse, se peut-il que l’Écriture dise celle-ci « à l’image » de celle-là ? XVI

Quel est cet arbre, plein de plaisir pour les sens, qui enferme la connaissance mélangée du bien et du mal ? Je pense ne pas m’éloigner de la vérité, en partant, sur cette question, d’un point évident. A mon avis, à cet endroit de l’Écriture, « connaissance » n’équivaut pas à «science » et, d’après l’usage scripturaire, je trouve une différence entre « connaissance » et « discernement ». L’apôtre dit bien, en effet, qu’un homme aux dispositions d’esprit parfaites et aux sens purifiés peut « discerner » le bien du mal . Aussi il donne ce conseil de « juger de tout », car, dit-il, le discernement appartient à l’homme spirituel . Le mot « connaissance », lui, ne paraît pas désigner partout la science et le pur savoir, mais plutôt une disposition intérieure vis-à-vis de ce qui nous est agréable. Ainsi « le Seigneur a, connu ceux qui lui appartiennent » . Et il dit à Moïse : «Je t’ai connu de préférence aux autres. » Aux damnés, celui qui sait tout dit ces mots : « Jamais je ne vous ai connus » . XX

Puis donc que la plupart mettent le bien dans ce qui charme les sens et qu’un même mot désigne le bien réel et le bien apparent, le désir qui se porte vers le mal comme si c’était un bien, est appelé par l’Écriture la « connaissance du bien et du mal », ce mot de connaissance voulant exprimer cette disposition intérieure et ce mélange. XX

C’est pourquoi le Serpent met en avant le fruit mauvais du péché, mais sans mettre au grand jour le mal tel qu’il est par nature : l’homme ne serait pas trompé par le mal, s’il éclatait à ses yeux ; mais le démon, faisant briller la grâce extérieure des apparences et, comme un charlatan, charmant notre goût par quelque plaisir des sens, apparaît à la femme digne de confiance, ainsi que dit l’Écriture : « Et la femme vit que le fruit était bon à manger et agréable à voir et agréable à contempler. Ayant pris du fruit, elle en mangea » . Cette nourriture est pour les hommes la mère de la mort. Et cela est précisément le mélange des fruits que porte l’arbre, l’Écriture voulant indiquer clairement le sens selon lequel elle déclare ce bois capable de faire connaître le bien et le mal : il a la malice de ces poisons qui sont préparés avec du miel : selon qu’ils flattent le sens, ils paraissent bons ; selon qu’ils font périr celui qui les prend, ils sont le dernier des maux. XX

Avec l’achèvement de la génération humaine, le temps cessera définitivement et alors toutes choses retourneront à leurs éléments primitifs. Dans ce bouleversement universel, l’humanité aussi sera transformée et de son état périssable et terrestre, passera dans un état impassible et éternel. C’est à quoi le divin Apôtre me semble avoir songé, lorsqu’il prédit dans son Épître aux Corinthiens l’arrêt soudain du temps et le renouvellement de tout ce qui est soumis au mouvement : « Je vous annonce, dit-il, un mystère : tous, nous ne nous endormirons pas dans la mort, mais tous nous serons transformés, dans un instant indivisible, en un clin d’oeil, au son de la dernière trompette. » A mon sens, puisque le plérôme de l’humanité est parvenu à son terme selon la mesure prévue, par le fait que le nombre des âmes n’a plus désormais à s’accroître, l’Apôtre veut dire qu’un instant suffira à la transformation de la création et il exprime par cet instant indivisible et ce clin d’oeil cette limite du temps qui n’a ni partie ni extension. Aussi celui qui est parvenu à cet ultime sommet du temps, après lequel il n’y a plus de division temporelle, ne peut obtenir cette révolution transformante de la mort que si la trompette de la Résurrection a d’abord retenti pour réveiller tous les morts et faire passer tous ensemble dans l’immortalité ceux qui resteront en vie ; ceux-ci deviendront semblables aux autres que la résurrection aura transformés, au point de n’être plus entraînés vers le bas par le poids de leur chair et de ne plus être retenus à terre par leur masse, mais de vivre dans les espaces célestes. « Nous serons ravis, en effet, dit l’Apôtre, dans les nuages, à la rencontre du Seigneur, dans les airs, et ainsi pour toujours, nous serons avec le Seigneur . » Supportons donc le temps qui s’étend nécessairement le long du développement de l’humanité. XXII

Sur plus d’un point, pourtant, nous pouvons être dans l’embarras et y trouver occasion de doutes sérieux sur notre foi. Des esprits habitués à la controverse peuvent se permettre par des arguments vraisemblables et logiques de mettre notre foi sens dessus dessous, en ne tenant pas pour vraie la doctrine de l’Écriture sur la création matérielle, qui enseigne avec force l’origine de toutes choses en Dieu. XXIII

Puis, au moment de sa Passion, aux femmes qui l’accompagnent en gémissant sur son injuste condamnation, sans regarder au vrai sens des événements, le Christ donne le conseil de se taire sur ses malheurs, qui ne méritent pas de larmes, et de conserver leurs gémissements et leurs lamentations pour le vrai jour des pleurs, lorsque la ville sera cernée par le siège et que les malheurs se presseront tellement sur elle que l’on enviera celle qui n’a pas enfanté . Il prédit le crime de ces mères qui mangeront leurs enfants, tandis qu’il proclame heureux le sein qui ces jours-là restera stérile. XXV

Étudiant la nature de notre corps, nous considérerons la finalité de chaque partie de notre être sous trois aspects : la vie, son bien-être, sa transmission. Les organes, sans lesquels il est impossible que se soutienne la vie humaine, sont au nombre de trois : le cerveau, le coeur et le foie. Il faut ajouter tous les biens que la nature accorde à l’homme pour lui permettre de vivre aisément : ce sont les organes des sens. Ils ne constituent pas la vie de l’homme, puisque certains font souvent défaut, sans qu’elle en soit atteinte ; mais, sans leur activité, l’homme ne peut trouver de joie dans l’existence. Le troisième point concerne la continuité et la succession de la vie. En plus de ces organes, il y en a d’autres, présents chez tous, pour la conservation de son être et qui ont chacun leur utilité propre, comme l’estomac ou les poumons : l’un, par le souffle, ranime le feu du coeur, l’autre introduit la nourriture dans les viscères. Par cette division de notre organisme, on peut se rendre exactement compte que la vie ne nous est pas communiquée par un seul organe, mais que la nature a réparti en plusieurs ce qui contribue au maintien de notre être et qu’elle rend nécessaire au tout le concours de chaque élément. De là viennent le nombre et la grande variété des organes qu’elle a confectionnés pour assurer et embellir notre vie. XXX

Plutôt que de nous arrêter à ce point, considérons l’art avec lequel la nature édifie notre corps. Une matière sèche et résistante n’offrirait pas de prise à l’activité des sens. Ceci est évident, si nous considérons nos os ou les produits du sol : nous voyons bien en eux une certaine vie par le fait qu’ils se développent et se nourrissent, mais leur dureté n’admet pas la sensation. Aussi, pour permettre cette activité, il fallait imaginer un ensemble qui eût la malléabilité de la cire et put recevoir l’impression des objets qui se présentent, sans qu’un excès d’humidité amène leur confusion (dans un liquide, en effet, l’impression n’est pas durable) et sans que par ailleurs cette matière offre à l’image une trop grande résistance. L’ensemble doit tenir le milieu entre la mollesse et la dureté, pour ne pas priver le vivant de la plus belle des activités de la nature, c’est-à-dire du mouvement des sens . Or une matière molle et sans résistance, si elle ne possède rien du fonctionnement des corps durs, n’a comme les mollusques ni mouvement ni articulations. Aussi la nature met dans les corps des os solides, qu’elle unit harmonieusement les uns aux autres et dont elle resserre les emboîtements, grâce aux liens des nerfs (neura). Tout autour, pour recevoir les sens, elle étend la chair, dont la superficie offre moins de prise à la douleur et plus de tension. XXX

La nature fit donc porter tout le poids du corps sur cette ossature solide, qui ressemble à des colonnes soutenant un édifice ; mais elle eut soin de la répartir sur l’ensemble du corps. L’homme ne pourrait se remuer ni agir, s’il était bâti comme un arbre fixé au même endroit, sans que la succession régulière de ses jambes lui assurât le mouvement en avant et sans que le secours des mains lui soit accordé pour vivre. La nature par ce procédé permet à l’organisme de se déplacer et d’agir, sous l’action de l’esprit qui se communique librement aux nerfs : dans cette fin, elle pousse le corps au mouvement et lui en donne la faculté. De là l’aide multiple apportée par les mains, qui vont en tous sens et sont aptes à exécuter tout dessein de l’esprit. De là les rotations du cou, les inclinations et les relèvements de la tête, l’activité de la mâchoire, l’élargissement des paupières accompagnant les mouvements de tête, les autres mouvements des membres, produits comme dans une machine par la tension ou le relâchement de certains nerfs. Cette force qui se répand dans les membres dépend de notre détermination et elle agit dans chacun d’eux sous l’action de la liberté, selon la disposition de la nature. On a vu que la racine et le principe de ces mouvements nerveux sont dans la membrane nerveuse qui entoure le cerveau. Il n’est pas nécessaire, je pense, de nous étendre davantage sur les parties vivantes ; nous avons suffisamment indiqué l’origine du mouvement qui est en nous. XXX