Enfin la Divinité voit tout, entend tout, scrute tout. Vous aussi, par la vue et l’ouïe, vous percevez les choses et par la pensée, vous pouvez examiner et scruter l’univers. V
L’Apôtre nous apprend la même chose par ses paroles aux Éphésiens : il prie pour eux, afin qu’ils gardent dans son intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l’âme et de l’esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le « corps » ; par « âme », il entend la partie sensitive ; par « esprit », la partie intellectuelle . De la même manière, le Seigneur dans l’Évangile enseigne au scribe que l’amour de Dieu vient avant tout commandement et qu’il doit s’exercer par tout le coeur, toute l’âme et toute la pensée. Là aussi l’Écriture semble faire la même distinction ; elle parle de « coeur » pour désigner l’ensemble corporel, d’ « âme » pour ce qui est intermédiaire entre le corps et l’esprit et d’ « esprit » pour la nature supérieure, la faculté de comprendre et d’agir. De là viennent les trois distinctions que l’Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action : il appelle l’un « charnel », celui qui ne voit que le ventre et le plaisir ; l’autre est l’ « animal », intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au second, sans appartenir tout à fait au premier ; enfin le dernier est le « spirituel », qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C’est pourquoi il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux passions : « Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus élevées » . Ailleurs, faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il dit : « L’homme animal ne comprend pas les choses de l’esprit ; elles sont folie pour lui ; l’homme spirituel au contraire juge de tout et n’est lui-même jugé par personne » . Comme donc « l’animal » est élevé au-dessus du « charnel », de la même façon le « spirituel » est placé au-dessus de « l’animal ». VIII
Imaginez une grande ville recevant par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps : tous ne courent pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l’agora, les autres dans leurs demeures, d’autres aux assemblées, d’autres vers les grandes rues, d’autres vers des ruelles, d’autres aux théâtres, chacun enfin va suivant son idée . Quelque chose de pareil se passe en cette cité de l’esprit, bâtie en nous-mêmes : sur chacun des objets dont les différentes entrées des sens l’ont rempli, l’esprit opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite comme il convient aux endroits consacrés à la connaissance. Pour reprendre l’exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s’y trouver sans être entrés par la même porte ; mais, bien que l’un soit entré par hasard par l’une, l’autre par une autre, lorsqu’ils sont dans l’enceinte de la ville, ils se groupent à nouveau, étant d’une même famille. L’inverse pourrait se produire : des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même porte, mais cette rencontre à l’entrée ne leur crée pas pour cela des liens de famille ; car ils peuvent, une fois à l’intérieur, se séparer pour rejoindre leurs parents. Quelque chose d’identique semble se passer sur le carrefour de l’esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule connaissance est formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens. Au contraire on peut, à partir d’un seul sens, connaître bien des objets variés qui naturellement n’ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût, c’est l’expérience qui révèle l’amertume de la bile et la douceur du miel. Ici nous avions affaire à des objets différents ; mais un même objet peut produire une connaissance unique, bien qu’il s’introduise dans la pensée à partir de sens nombreux, par exemple, par le goût, l’odorat, l’ouïe et souvent par le toucher et la vue. Ainsi quelqu’un voit du miel, l’entend nommer, le goûte, sent son odeur par le nez le reconnaît au toucher : par chacun de ces sens, il n’a connu qu’un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à connaître une multitude d’objets divers : ainsi, l’oreille reçoit toutes sortes de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l’odorat, le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à l’esprit la connaissance d’objets de toutes sortes. X
Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l’activité de l’esprit : les uns veulent placer dans le coeur la partie supérieure de l’âme, d’autres affirment que l’esprit habite dans le cerveau . Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au coeur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion : cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l’ensemble du corps et ainsi de passer à l’acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps : l’esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d’une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L’un et l’autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l’âme. L’un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l’un et l’autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le coeur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l’esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le coeur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle . L’autre groupe part du fait que les méninges (c’est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens ; de là ils donnent à penser que l’activité de l’esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s’ajuste l’oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c’est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l’intérieur de l’esprit. De même c’est dans le cerveau que, par l’odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge : celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l’avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu’au conduit de l’ethmoïde . XII
Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l’intelligence et que les dispositions du corps émoussent l’activité naturelle de la raison. J’admets aussi que le coeur est la source du feu qui est dans le corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre, quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près des organes des sens, qu’elle enferme le cerveau de ses plis et qu’elle est comme « arrosée » des vapeurs venues des sens, ils l’ont constaté par les anatomies qu’ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu’ils disent. Mais je ne puis y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la seule ivresse ; la maladie des membranes qui entourent les côtes s’accompagne également, au dire des médecins, d’un affaiblissement de la pensée : ils appellent ce mal « phrenitis » (folie), du mot « phrenes » qui est le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l’état consécutif au chagrin et qui agit sur le coeur, les choses ne se passent pas comme l’on dit : ce n’est pas le coeur, mais l’entrée de l’estomac qui est ainsi éprouvée ; seulement, par ignorance, on attribue ce mal au coeur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné avec soin ces phénomènes : quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se contractent et s’obstruent naturellement dans tout le corps et tout l’air qui ne peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l’attraction de l’air se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à élargir ce qui s’est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le signe du chagrin et nous l’appelons gémissement et soupir. L’apparente compression des alentours du coeur est une mauvaise disposition, non du coeur, mais de l’entrée de l’estomac, qui a la même origine que la contraction des conduits : le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son liquide âcre et mordant sur l’entrée de l’estomac. La preuve en est que la peau de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et « hépatique », sous l’action de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines. XII
En conclusion, il n’y a là aucune raison de localiser dans le foie la partie supérieure de l’âme pas plus que le bouillonnement du sang autour du coeur dans les moments de colère n’en est une de placer en celui-ci le siège de l’esprit. Il faut chercher la cause de ces faits dans la constitution même des corps Au contraire il faut estimer que l’esprit, selon un mode d’union indicible, s’attache également à chacune des parties corporelles. Si certains nous opposent l’Écriture, d’après laquelle cette partie supérieure de l’âme serait dans le coeur, il n’y a qu’à vérifier leur dire, avant de le recevoir. Celui en effet qui a fait mention du coeur parle aussi des reins : « Dieu, dit-il, examine les coeurs et les reins » , en sorte qu’il faudrait enfermer la pensée dans ces deux organes ou dans aucun. Donc, lorsque l’on me dit que l’activité de l’esprit est émoussée ou même disparaît totalement dans telles ou telles dispositions du corps, je ne vois pas là une preuve suffisante pour circonscrire la puissance de l’esprit en un certain lieu : en ce cas, des tumeurs formées en ces régions diminueraient la place réservée à l’esprit. C’est seulement lorsqu’il s’agit des corps qu’on ne peut trouver où les mettre, si le récipient a été précédemment rempli. La nature spirituelle ne cherche pas à remplir le vide laissé par les corps ; elle n’est pas non plus chassée d’un endroit, quand la chair y est trop abondante. XII
Nous avons été amenés à faire ces réflexions subsidiaires à propos du but premier de ce chapitre. Nous nous demandions si la puissance spirituelle a son siège dans une partie spéciale de notre être ou si elle s’étend pareillement en toutes. Certains, disions-nous, assignent à l’esprit une localisation et ils fondent leur supposition sur ce fait que l’exercice de la pensée est arrêté chez ceux dont les méninges sont malades. Notre raisonnement a montré qu’en tout organe du composé humain, qui a de soi une activité propre, la puissance de l’âme peut rester sans effet, si l’organe en question ne se maintient pas dans l’ordre naturel. Ces considérations nous ont amenés à introduire dans la suite de l’exposé le principe énoncé ci-dessus, où nous voyons que dans le composé humain, l’esprit est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l’esprit, lorsqu’elle garde l’ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient étrangère à l’influence de l’esprit. Là-dessus revenons au point d’où nous étions partis, à savoir que sur les parties de notre être qui ne se détournent pas de leur constitution naturelle à la suite de quelque passion (pathos), l’esprit exerce sa puissance propre ; il a de la force sur les organes en bon état mais il est impuissant sur ceux qui ne laissent pas place a son activité. D’autres arguments peuvent encore servir à établir cette façon de penser ; si vous n’êtes pas fatigué par ce que nous avons dit, autant que j’en suis capable, je donnerai encore quelques explications sur ces matières. XII
Ces exemples montrent clairement le lien de l’esprit humain avec la nature : lorsque celle-ci est intacte et en éveil, lui aussi a de l’activité et du mouvement, mais si elle est relâchée par le sommeil, il demeure inerte, à moins qu’on ne prenne pour une activité de l’esprit les imaginations des songes qui nous viennent pendant le sommeil. Pour moi, je prétends qu’il ne faut rapporter à l’esprit que la pensée dans son activité consciente et entière ; les bagatelles qui s’offrent à l’imagination pendant le sommeil, je les crois façonnées au hasard par la partie irrationnelle de l’âme comme des images de l’action de l’esprit. Quand l’âme est déliée par le sommeil de son union avec les sens, elle se trouve nécessairement aussi hors de l’activité spirituelle. Car c’est par les sens que se fait l’union de l’esprit avec l’homme ; s’ils cessent d’agir, l’esprit reste lui aussi inactif. Nous en avons pour preuve ce fait que dans les événements étranges ou impossibles, il nous semble souvent que nous rêvons ; ce qui ne serait pas, si alors l’âme était gouvernée par la raison et la pensée. Il me semble donc que durant le sommeil, l’âme est en repos dans ses parties les plus hautes (je veux parler de ses activités spirituelles et sensibles) ; seule la partie nutritive reste en activité. En elle demeurent quelques images des événements de l’état de veille et quelques retentissements de l’activité des sens ou de l’esprit qu’y a imprimés cette partie de l’âme qu’est la mémoire. Ceux-ci sont reproduits comme ils se présentent, car certains souvenirs demeurent attachés à cette partie de l’âme. Dans ces rêves, l’homme voit par l’imagination : dans l’ensemble de ce qui lui apparaît, il n’y a aucun enchaînement logique, mais il s’égare en des tromperies embrouillées et sans suite. XIII
Mais la suite des pensées nous a emportés à côté du sujet. Notre but n’était pas de montrer que l’activité de l’esprit est plus élevée en dignité, parmi les attributs de l’homme, que la partie matérielle de son être, mais que l’esprit ne s’attache pas à l’une des parties de notre être et qu’il est également en toutes et à travers toutes : ni il ne les contient de l’extérieur ni non plus il ne les domine de l’intérieur : de telles façons de parler s’appliquent proprement à des cubes ou à des objets semblables qui s’emboîtent les uns dans les autres. L’union de l’esprit et de l’ensemble corporel représente au contraire une liaison indicible et impensable : elle ne se fait pas dans le corps (comment l’incorporel serait-il au pouvoir du corps ?) ; elle ne se réalise pas non plus à l’extérieur (comment l’incorporel contiendrait-il en lui quoi que ce soit ?). Mais l’esprit, selon un mode hors de toute imagination et de toute pensée, s’approchant de notre nature de telle sorte qu’il se joint à elle, est à la fois en elle et autour d’elle, sans pourtant y avoir son siège ni l’enfermer en lui. On ne peut dire que ceci : la fidélité de la nature à marcher dans sa voie permet l’exercice de la pensée. Mais le moindre écart en elle en rend boiteux le mouvement. XV
Dieu est par sa nature tout ce que notre pensée peut saisir de bon. Bien plus il dépasse toutes les conceptions et toutes les expériences que nous avons du bien et, s’il crée la vie humaine, il n’a d’autre raison que sa bonté. XVI
La cause de cette création, seule la sauraient ceux qui contemplent la vérité ou sont les serviteurs de l’Écriture. Pour nous, selon nos possibilités, figurant la vérité par des conjectures ou des images qui la suggèrent, voici ce qui nous vient à l’esprit. Nous le disons sans lui donner un caractère absolu, mais, sous forme d’exercice, nous le proposons à la bienveillance de nos lecteurs. Quelle est donc notre pensée sur le récit de la Genèse ? XVI
Car ce n’est pas dans une partie de la nature que se trouve l’image, pas plus que la beauté ne réside dans une qualité particulière d’un être, mais c’est sur toute la race que s’étend également cette propriété de l’image. La preuve, c’est que l’esprit habite semblablement chez tous et que tous peuvent exercer leur pensée, leurs décisions ou ces autres activités par lesquelles la nature divine est représentée chez celui qui est à son image. Il n’y a pas de différence entre l’homme qui est apparu lors du premier établissement du monde et celui qui naîtra lors de l’achèvement du tout : tous portent également l’image divine . XVI
Je reprends ce que j’ai dit au début : « Faisons l’homme, dit Dieu, à notre image et ressemblance. Et Dieu fit l’homme ; à l’image de Dieu, Il le fit. » Cette image de Dieu, qui réside en la nature humaine prise dans son ensemble, a atteint sa perfection. Adam, à ce moment, n’existait pas encore. En effet, étymologiquement, d’après ceux qui savent l’hébreu, Adam signifie « ce qui est formé de terre ». Aussi l’Apôtre, qui connaît bien sa langue maternelle, appelle l’homme fait de la terre « le terreux » , traduisant en grec le nom d’Adam. Donc l’homme a été fait selon l’image, c’est-à-dire la nature du tout, la créature semblable à Dieu. La toute-puissance de sa sagesse n’a pas produit une partie seulement de ce tout, mais en bloc tout le « plérôme » de notre nature. Il savait bien, lui qui a en ses mains les limites de toutes choses, selon le mot de l’Écriture : « En sa main, sont les limites de la terre » , il savait, lui qui connaît chaque être avant même son apparition, et il tenait dans sa pensée le nombre exact de tous les individus composant l’humanité. XXII
Nous n’avons pas à classer parmi les opinions indémontrables notre opinion sur la matière, qui fait dépendre l’existence de celle-ci de l’Être purement spirituel et sans matière. Nous découvrirons en effet que la matière n’est faite tout entière que d’un ensemble de qualités dont nous ne pouvons la dépouiller une à une sans la rendre absolument incompréhensible à la raison. Par ailleurs chaque espèce de qualité peut être mentalement isolée du sujet où elle se trouve. Or la raison est un mode de connaissance spirituel, qui n’a rien de corporel. Ainsi prenez un vivant, du bois, ou quelque autre objet ayant une organisation matérielle ; souvent nous considérons par abstraction, à part du sujet où elles sont, des qualités dont l’idée que nous nous en faisons se distingue nettement d’une autre considérée en même temps. Ainsi l’idée que nous avons de la couleur diffère de celle de poids, de quantité et de toucher. La malléabilité d’un corps, sa double épaisseur, ses autres qualités ne se confondent, dans notre idée, ni entre elles ni avec le corps en question. Pour chacune d’elles, nous trouvons une définition propre qui la signifie et qui ne la confond pas avec quelqu’une des autres qualités considérées en ce corps. Si donc la couleur est un « objet de pensée » et de même la résistance, la quantité et toutes les autres propriétés des corps, et si en même temps, lorsque l’on enlève au corps considéré chacune de ces qualités, on fait disparaître par le fait toute l’idée que nous en avons, il serait logique de supposer que la rencontre de ces qualités dont l’absence se trouve être cause de la disparition du corps, donne naissance aux êtres matériels. Comme il n’y a pas de corps, sans qu’il n’y ait en même temps couleur, forme extérieure, résistance, étendue, pesanteur et toutes les autres particularités, – attributs qui, pris à part, ne sont pas un corps, mais se sont révélés quelque chose d’autre, – ainsi à l’inverse, leur rencontre donne l’existence aux corps. Mais si la compréhension de chacune de ces propriétés est un « acte d’intelligence » et si la Divinité est aussi par nature une « substance intelligible », il n’y a rien d’invraisemblable à ce que ces qualités soient des principes purement spirituels venant d’une nature incorporelle pour la production des corps : la nature spirituelle donne l’existence à des forces spirituelles et la rencontre de celles-ci donne naissance à la matière . XXIV
Est-ce là peu de chose pour fonder notre foi en la Résurrection des morts ? Cherchez-vous encore d’autres témoignages pour confirmer votre jugement sur ce point ? EH bien ! Ce n’est pas sans raison, je crois, que le Seigneur, voulant traduire la pensée des hommes à son sujet, dit ces mots aux Capharnaïtes : « Sans doute, m’appliquerez-vous ce proverbe : « Médecin, guéris-toi toi-même. » Celui qui sur les corps des autres a habitué les hommes à la merveille de la Résurrection devait affermir sur lui-même la foi en sa parole. Vous voyez qu’un appel de lui produit son effet chez les autres : des hommes sur le point de mourir, l’enfant qui vient à peine d’expirer, le jeune homme porté au tombeau, le mort déjà corrompu, tous, à un seul commandement, sont rappelés également à la vie. Vous demandez où sont ceux qui sont morts dans des blessures et dans le sang, afin que la défaillance en ce point de sa puissance vivifiante n’amène pas le doute sur ses bienfaits : voyez celui dont les mains ont été transpercées par les clous, voyez celui dont le côté a été traversé par la lance. Portez vos doigts à l’endroit des clous. Avancez votre main dans la blessure faite par la lance. Vous pourrez constater de combien la pointe de celle-ci a dû s’enfoncer à l’intérieur, en calculant sa pénétration par la largeur de la blessure. La plaie laisse la place à une main d’homme ! Vous pouvez supposer combien le fer est allé profond. Si cet homme est ressuscité, on peut bien conclure en redisant le mot de l’Apôtre : « Comment certains disent-ils qu’il n’y a pas de Résurrection des morts ? » XXV
Notre être, en effet, n’est pas tout entier dans l’écoulement et la transformation. S’il n’avait aucune fixité naturelle, il serait absolument incompréhensible. En réalité, il est plus exact de dire qu’une partie de notre être demeure, tandis que l’autre est soumise à l’altération. Notre corps devient autre, quand il grandit ou diminue, et il revêt, comme des vêtements, des âges successifs. Mais à travers ce mouvement demeure inchangée la « forme » (eidos) propre de notre être : celle-ci ne perd pas les caractères une fois reçus de la nature, mais demeure visible avec ses caractéristiques particulières, malgré toutes les modifications corporelles. Sans doute il faut mettre à part le changement produit par la maladie, qui affecte l’ « aspect extérieur » (eidos) ; alors le masque de la maladie déforme cet « aspect » et prend sa place. Mais par la pensée on peut enlever ce masque et imaginer ce qui arriva pour Naaman le Syrien et pour les lépreux dont l’Évangile raconte l’histoire. Alors à nouveau, l’ « aspect » que nous voilait la maladie, la santé nous le rend avec ses caractères propres. XXVII
Dès l’origine, cet idéal eût atteint sa perfection, si la nature n’eût été mutilée par le vice. Cet amoindrissement, qui nous a valu un mode de naissance soumis aux passions et semblable à celui des animaux, a empêché l’image divine de briller immédiatement en nous et c’est dans la succession que l’homme trouve sa route vers son achèvement, au travers des particularités matérielles et animales de son âme. Cette façon de penser est conforme à l’enseignement du grand Apôtre dans son Épître aux Corinthiens : « Quand j’étais enfant, dit-il, je parlais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant . » Ce n’est pas par l’introduction dans l’homme d’une âme différente de son âme d’enfant que les habitudes de pensée de l’enfance sont chassées et que celles de l’homme apparaissent ; mais la même âme montre dans l’un son état d’imperfection, dans l’autre son état de perfection. Les êtres, quand ils naissent et se développent, nous disons qu’ils vivent : puisqu’ils ont la vie et le mouvement naturel, on ne peut les dire inanimés ; on ne peut pourtant pas alors dire qu’ils ont une âme parfaite : l’activité des végétaux est toute « physique » et ne s’élève pas aux mouvements de la vie sensitive. Les irrationnels ajoutent bien à cette force une autre « psychique », mais celle-ci n’atteint pas encore la perfection, car elle ne contient pas en elle le don de la raison et de la pensée. Aussi nous disons que l’âme vraie et parfaite est celle de l’homme et qu’elle se fait connaître par son activité. Si d’autres êtres participent de la vie, c’est par un habituel abus de langage que nous leur attribuons une âme : car, si leur âme n’est pas parfaite, ils possèdent quelques caractères de cette activité « psychique » qui, comme nous l’apprenons par « l’anthropogenèse mystique » de Moïse, devint le partage de l’homme à la suite de sa parenté avec les êtres vivant dans les passions. XXX