Gregório de Nissa: péché

Si, une fois rétablie dans l’ordre, notre vie va de pair avec celle des Anges, c’est que la vie avant la faute était en quelque façon angélique . Aussi notre retour au premier état nous rend-il semblables aux Anges. Or, comme on sait, bien que le mariage n’existe pas chez eux, leurs armées constituent des myriades infinies. Ainsi le décrit Daniel dans ses visions. Donc, comme eux, si le péché ne nous avait transformés et fait déchoir de l’état d’égalité où nous étions avec eux, nous n’aurions pas eu besoin du mariage pour nous multiplier. XVII

Celui qui amène toutes choses à l’être et qui, dans son propre vouloir, forme tout l’homme selon l’image divine, répugne à voir se constituer la plénitude numérique des âmes humaines par les apports successifs de générations ; sa puissance presciente conçoit globalement dans son ensemble toute la nature humaine et l’élève au pied d’égalité avec les anges. Mais, comme sa puissance qui voit tout lui montre à l’avance la déviation de notre liberté hors de la route droite et la chute qui s’ensuit, loin de la vie des anges, afin de ne pas mutiler le total des âmes humaines qui ont perdu le mode d’accroissement de l’espèce angélique, Dieu, pour ces raisons, établit pour notre nature un moyen plus adapté à notre glissement dans le péché : au lieu de la noblesse des anges, il nous donne de nous transmettre la vie les uns aux autres, comme les brutes et les êtres sans intelligence. De là vient sans doute que le grand David, prenant en pitié la misère humaine, gémit sur nous en ces termes : « L’homme qui était en dignité n’a pas compris » , – en dignité, c’est-à-dire dans un état pareil à celui des anges. A cause de cela, continue-t-il, il a été rejeté dans la compagnie des bêtes sans raison et leur est devenu semblable. Il est réellement devenu bestial, celui qui a reçu ce genre de naissance qui le fait déchoir, à cause de son penchant vers la matière. XVII

Mais comme l’inclination produite en nous par le péché nous alourdit et nous porte vers le bas, la plupart du temps, c’est le contraire qui a lieu. La partie supérieure de l’âme est bien plus tirée vers le bas par la lourdeur de la nature irrationnelle qu’elle n’aspire vers les hauteurs notre lourdeur matérielle. Aussi fréquemment notre misère fait méconnaître le don divin et, comme un masque hideux, les mouvements de la chair recouvrent les beautés de l’image. C’est l’excuse de ceux qui, s’attachant à ces constatations, font difficulté d’admettre qu’il y ait en nous la forme divine. XVIII

Mais grâce à ceux dont la vie s’est redressée, on peut encore voir parmi les hommes l’image divine. Si en effet une vie toute aux passions et à la chair nous dissuade d’admettre en l’homme la parure de la beauté de Dieu, la vie de celui qui par la vertu s’est élevé loin des souillures consolidera en nous une meilleure idée de l’homme. Il est plus simple de prendre un exemple : la souillure du péché a effacé la beauté de leur nature en certains hommes dont les fautes sont connues, comme Jéchonias ou quelque autre célèbre par ses vices. Mais si vous regardez Moïse ou ceux qui lui ont ressemblé, ils ont gardé dans sa pureté la forme de l’image. Et la vue de ceux en qui l’image n’a pas été obscurcie confirme notre foi en la création de l’homme comme image de Dieu. XVIII

C’est pourquoi le Serpent met en avant le fruit mauvais du péché, mais sans mettre au grand jour le mal tel qu’il est par nature : l’homme ne serait pas trompé par le mal, s’il éclatait à ses yeux ; mais le démon, faisant briller la grâce extérieure des apparences et, comme un charlatan, charmant notre goût par quelque plaisir des sens, apparaît à la femme digne de confiance, ainsi que dit l’Écriture : « Et la femme vit que le fruit était bon à manger et agréable à voir et agréable à contempler. Ayant pris du fruit, elle en mangea » . Cette nourriture est pour les hommes la mère de la mort. Et cela est précisément le mélange des fruits que porte l’arbre, l’Écriture voulant indiquer clairement le sens selon lequel elle déclare ce bois capable de faire connaître le bien et le mal : il a la malice de ces poisons qui sont préparés avec du miel : selon qu’ils flattent le sens, ils paraissent bons ; selon qu’ils font périr celui qui les prend, ils sont le dernier des maux. XX

Selon les astronomes, en ce monde tout rempli de lumière, l’ombre est formée par l’interposition du corps de la terre. Mais l’ombre, d’après la forme sphérique de celle-ci, est enfermée sur la partie arrière par les rayons du soleil et prend la forme d’un cône. Le soleil, lui, plusieurs fois plus grand que la terre, l’encercle de toutes parts de ses rayons et, à la limite du cône, réunit entre eux les points d’attache de la lumière. Supposons maintenant que l’on puisse franchir la limite de la zone obscure ; l’on se trouvera dans une lumière jamais interrompue par les ténèbres . De la même façon, lorsqu’ayant franchi la limite du vice, nous serons parvenus au sommet de l’ombre formée par le péché, de nouveau nous établirons notre vie dans la lumière, car la nature du bien comparée à l’étendue du vice déborde infiniment toutes limites. De nouveau, nous connaîtrons le paradis, de nouveau nous connaîtrons cet arbre, qui est l’arbre de vie. De nouveau, la beauté de l’image et notre première dignité . Ici je n’entends parler d’aucun de ces biens, dont Dieu a fait aux hommes un besoin pour leur vie, mais de l’espérance d’un autre royaume, dont la description demeure impossible. XXI

Tous les patriarches qui entourent Abraham eurent le désir de voir la béatitude et ils ne cessèrent d’espérer la patrie céleste, comme dit l’Apôtre. Cependant ils demeurent encore dans l’espoir de ce bienfait, tandis que Dieu dispose les choses pour notre bien, selon la parole de l’Apôtre, afin, dit-il, qu’ils ne parviennent pas au terme sans nous. Si donc ceux qui viennent de loin supportent ce délai, si la seule vue de ces biens par la foi et l’espérance n’a pas empêché leur amour, selon l’Apôtre, et s’ils se reposent dans la certitude de la jouissance future sur la foi de la promesse, que doivent faire beaucoup d’entre nous, dont la vie ne manifeste guère l’espoir de ces biens supérieurs ? L’âme du prophète défaillait de désir et il avoue dans les Psaumes l’amour dont il est possédé, disant qu’il ne se tient plus d’être dans la maison du Seigneur, même si on doit le mettre à la dernière place. Car il préfère sans comparaison y être le dernier, plutôt que d’être le premier sous les tentes de ceux qui passent leur vie dans le péché. Pourtant il supportait ce délai, alors qu’il n’avait de bonheur que dans l’au-delà et aimait mieux quelques instants avec Dieu que mille années sur terre. « Un seul jour dans vos demeures vaut mieux que mille ans » , dit-il. Il ne trouvait pas mauvais le gouvernement nécessaire du monde et il lui paraissait suffisant au bonheur de l’humanité de ne l’avoir vu qu’en espérance. C’est pourquoi, à la fin de son Psaume, il dit : « Seigneur, Dieu des puissances, bienheureux l’homme qui espère en toi. » Nous non plus, nous ne devons pas resserrer nos coeurs, si la réalisation de nos espérances tarde un peu ; nous devons plutôt mettre tous nos soins à ne pas en être exclus. XXII

Le témoignage des événements passés confirme donc la vérité de toute prédiction du Seigneur : non seulement la Résurrection nous est enseignée par des paroles, mais, grâce à ceux-là même que la résurrection a rendus à la vie, les faits nous donnent la preuve de la promesse. Maintenant, quel argument reste-t-il à ceux qui ne croient pas ? Nous laisserons là tous ceux qui se fondent sur la « philosophie » ou sur de vaines erreurs pour repousser la foi dans sa simplicité et nous donnerons notre assentiment sans réserve aux brèves paroles du Prophète qui nous enseigne la manière dont se fera ce don : « On leur enlèvera, dit-il, le souffle et ils expireront et ils retourneront en leur poussière. Tu enverras ton Esprit et ils seront créés et tu renouvelleras la face de la terre. » Alors le Seigneur trouvera sa joie en ses oeuvres, les pécheurs ayant débarrassé la terre. Comment pourrait-on appeler quelqu’un pécheur, quand le péché n’existe plus ? XXV