De ce fait, n’allez pas me faire dire que la Divinité atteint les êtres à notre manière humaine par des facultés diverses : on ne peut mettre dans la simplicité divine la multiplicité de nos perceptions. D’ailleurs peut-on dire que nous-mêmes, nous percevions les choses par des facultés diverses, même si nous les atteignons par la variété des sens ? A proprement parler, il n’y a qu’une seule faculté, l’esprit qui est en nous et qui se répand à travers les sens pour percevoir les choses. C’est lui qui par les yeux contemple le monde visible, lui qui par l’ouïe entend ce qui se dit ; c’est lui qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît ; c’est lui qui utilise la main à sa volonté, prenant les objets ou les repoussant par elle selon qu’il juge utile et s’en servant comme d’un instrument. Si donc, chez l’homme, malgré la variété des organes que la nature lui a donnés pour la sensation, l’esprit, communiquant à tous activité et mouvement et se servant d’eux selon la fin propre de chacun, reste un et toujours le même, sans modifier sa nature dans la diversité de ses actes, comment en Dieu imaginerait-on la division de la substance en plusieurs facultés ? « Celui qui a façonné l’oeil », comme dit le Prophète, et qui « a planté l’oreille » prend en lui-même le modèle et il met ces activités-là dans la nature humaine comme des caractères capables de le faire connaître : « Faisons, dit-il, l’homme à notre image » . VI
Dans cet organisme il y a une double activité, l’une pour l’émission du son, l’autre pour l’impression des objets venus de l’extérieur. Entre les deux il n’y a pas mélange, mais chacune demeure dans la fonction que lui a assignée la nature, sans venir troubler la voisine : ainsi l’oreille n’a pas à parler ni la voix à entendre. Mais celle-ci est toujours prête à émettre la parole et l’oreille toujours prête à la recevoir ; cependant elle ne se remplit pas, comme dit Salomon : chose, selon moi, la plus extraordinaire de toutes celles qui se passent en nous ! Car quelles sont les dimensions de l’intérieur de l’oreille, où s’écoule tout ce qui entre en nous par son moyen ? Où sont les secrétaires pour transcrire les paroles qui y pénètrent ? Où sont reçus les objets qui sont déposés ? Comment, dans la diversité des sons qui de partout s’y précipitent les uns sur les autres, l’esprit n’est-il pas confondu et égaré pour discerner la place respective de chacun d’eux ? X
Imaginez une grande ville recevant par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps : tous ne courent pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l’agora, les autres dans leurs demeures, d’autres aux assemblées, d’autres vers les grandes rues, d’autres vers des ruelles, d’autres aux théâtres, chacun enfin va suivant son idée . Quelque chose de pareil se passe en cette cité de l’esprit, bâtie en nous-mêmes : sur chacun des objets dont les différentes entrées des sens l’ont rempli, l’esprit opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite comme il convient aux endroits consacrés à la connaissance. Pour reprendre l’exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s’y trouver sans être entrés par la même porte ; mais, bien que l’un soit entré par hasard par l’une, l’autre par une autre, lorsqu’ils sont dans l’enceinte de la ville, ils se groupent à nouveau, étant d’une même famille. L’inverse pourrait se produire : des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même porte, mais cette rencontre à l’entrée ne leur crée pas pour cela des liens de famille ; car ils peuvent, une fois à l’intérieur, se séparer pour rejoindre leurs parents. Quelque chose d’identique semble se passer sur le carrefour de l’esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule connaissance est formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens. Au contraire on peut, à partir d’un seul sens, connaître bien des objets variés qui naturellement n’ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût, c’est l’expérience qui révèle l’amertume de la bile et la douceur du miel. Ici nous avions affaire à des objets différents ; mais un même objet peut produire une connaissance unique, bien qu’il s’introduise dans la pensée à partir de sens nombreux, par exemple, par le goût, l’odorat, l’ouïe et souvent par le toucher et la vue. Ainsi quelqu’un voit du miel, l’entend nommer, le goûte, sent son odeur par le nez le reconnaît au toucher : par chacun de ces sens, il n’a connu qu’un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à connaître une multitude d’objets divers : ainsi, l’oreille reçoit toutes sortes de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l’odorat, le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à l’esprit la connaissance d’objets de toutes sortes. X
Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l’activité de l’esprit : les uns veulent placer dans le coeur la partie supérieure de l’âme, d’autres affirment que l’esprit habite dans le cerveau . Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au coeur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion : cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l’ensemble du corps et ainsi de passer à l’acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps : l’esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d’une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L’un et l’autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l’âme. L’un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l’un et l’autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le coeur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l’esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le coeur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle . L’autre groupe part du fait que les méninges (c’est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens ; de là ils donnent à penser que l’activité de l’esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s’ajuste l’oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c’est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l’intérieur de l’esprit. De même c’est dans le cerveau que, par l’odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge : celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l’avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu’au conduit de l’ethmoïde . XII
La nature ou mieux, la nature du Seigneur accomplit sur la terre animée que nous sommes une semblable merveille. Les os et les cartilages, les veines, les artères, les ligaments, les chairs, la peau, la graisse, les cheveux, les glandes, les ongles, les yeux, les narines, les oreilles et tout le reste et encore ces mille éléments différenciés les uns des autres par leurs propriétés trouvent leur nourriture dans un aliment unique, qui leur est approprié. On dirait que l’aliment placé auprès de chaque organe se transforme selon le genre de cet organe particulier et s’adapte à ses propriétés pour devenir de la même nature que lui. Si cet aliment est dans l’oeil, il se mélange avec cette partie apte à la vision et il se divise en s’y adaptant en autant de tissus qu’il y a autour de l’oeil. S’il se répand dans la région de l’oreille, il s’unit à l’appareil acoustique ; dans les lèvres il devient lèvres ; il se durcit dans les os, s’amollit dans la moelle, se tend avec les nerfs, se répand sur toute la surface du corps, passe dans les ongles, s’amincit en vapeurs pour donner naissance aux cheveux. S’il est amené en des conduits tortueux, il donne des cheveux épais et flexibles ; mais si ces vapeurs sortent directement, les cheveux sont tendus et droits. XXX