Ce n’est pas un petit objet que j’entreprends d’étudier, quelque merveille du monde d’intérêt secondaire, mais une réalité qui dépasse sans doute en grandeur tout ce que nous connaissons puisque seule, parmi les êtres, l’humanité est semblable à Dieu. Aussi la bienveillance de mes lecteurs sera disposée à l’indulgence pour ces pages même si je reste très inférieur à mon sujet. En effet, en tout ce qui concerne l’homme, on ne doit rien laisser sans examen de ce que la foi nous enseigne de son passé, de la destinée que nous espérons pour lui dans l’avenir et de sa condition présente. Je resterais évidemment en dessous de mes promesses si dans cette considération de l’homme que j’entreprends, j’omettais l’un des points essentiels à mon dessein. En particulier, à première vue, il y a, en l’homme, des contradictions : les caractères présents de sa nature et ceux qu’il eut à l’origine n’ont apparemment entre eux aucun lien nécessaire . Ces oppositions, il faudra les résoudre grâce au récit de l’Écriture et par ce que nos raisonnements nous feront découvrir ; ainsi nous mettrons en toute cette matière un enchaînement et un ordre entre ce qui parait s’opposer, mais qui en fait tend à un seul et même but, grâce à la puissance divine qui trouve une espérance pour ce qui n’en offre plus et une issue à ce qui n’en a pas. Introduction
Afin qu’il y eût entre les êtres une liaison solide, la nature reçut en elle l’art et la puissance divine pour conduire toutes choses par deux principes. C’est grâce au repos et au mouvement, en effet, que se produisent la naissance de ce qui n’est pas comme la permanence de ce qui est ; car autour de cette partie de la nature que sa densité rend immobile, Comme autour d’un axe fixe, les pôles sont entraînés, tels une roue, dans un mouvement de rotation très rapide et l’un par l’autre, ces deux éléments sont maintenus dans une union indissoluble. Ce qui se trouve emporté par la circonférence, par la rapidité du mouvement, enserre de toutes parts la terre compacte ; de l’autre côté, la substance solide et cohérente, à cause de son immuable fixité, donne au tournoiement des choses autour d’elle une intensité sans cesse accrue. I
Une même tension poussée à l’extrême a été déposée en ces deux substances séparées par leurs activités propres, à savoir la nature immuable et la périphérie sans fixité : en effet, ni la terre ne change de place ni le ciel n’abandonne jamais ou ne relâche la rapidité de son mouvement. I
Entre le ciel et la terre, diamétralement opposés l’un à l’autre par leurs activités propres, la création qui les sépare participe à certaines propriétés des parties avoisinantes et tient le milieu entre ces extrêmes, afin de rendre évidente l’intime union qu’ont entre elles par cet intermédiaire les parties opposées. L’air, en effet, imite à sa façon la mobilité incessante et la subtilité de la substance du feu par la légèreté de sa nature et par son aptitude au mouvement. Ce qui ne l’empêche pas de s’apparenter aux parties immobiles : car il n’est pas plus dans le repos perpétuel que dans un écoulement ou une dispersion incessants, mais par les propriétés qu’il a en commun avec l’une et l’autre partie de l’univers, il constitue comme la limite entre deux activités opposées, mêlant et séparant à la fois en lui-même des éléments hétérogènes par nature. I
De la même façon, la substance humide, par ses doubles qualités, est en harmonie avec l’une et l’autre des parties opposées. Par sa pesanteur et sa tendance vers le bas, elle a une parenté marquée avec la terre. D’un autre côté, la puissance qu’elle a de s’écouler ne la rend pas tout à fait étrangère à la nature en mouvement ; mais elle permet comme le mélange et la rencontre d’éléments opposés, à savoir de la pesanteur se transformant en mouvement, et du mouvement ne rencontrant pas d’obstacle dans un corps lourd, si bien que se rejoignent l’une l’autre des substances de nature radicalement différente, grâce à l’union que mettent entre elles les substances intermédiaires. I
Bien plus, pour parler avec précision, la nature des parties opposées n’est pas en fait sans aucun mélange des propriétés de l’autre, parce que, selon moi, tous les êtres de ce monde visible ont les uns pour les autres une mutuelle inclination et que toutes les créatures conspirent entre elles, même lorsqu’elles se font connaître par des caractères opposés. Le mouvement, en effet, ne consiste pas seulement en un déplacement local, mais aussi dans l’évolution et l’altération. Or, redisons-le, la nature parfaitement immobile ne connaît pas ce mouvement qui consiste en l’altération. En dehors d’elle, la sagesse de Dieu, ayant fait l’échange des propriétés, mit l’inaltérabilité dans la substance toujours en mouvement et dans la substance en repos l’altérabilité : sans doute faisait-elle ainsi dans le dessein que l’homme, voyant en quelqu’une des créatures cette propriété de la nature divine, qui est d’être inaltérable et immuable à la fois, n’en vînt pas à tenir la créature pour Dieu. Car on ne peut prendre pour divin ce qui se meut ou s’altère. C’est pourquoi la terre est fixe, mais connaît l’altération, et le ciel, qui ne s’altère pas comme la terre, n’a pas de fixité. Ainsi la puissance divine, ayant mêlé à la substance en repos l’altération et à l’inaltérable le mouvement, rapproche comme dans une même famille les unes et les autres substances par l’échange de leurs caractères et ne permet pas qu’on puisse leur attribuer la Divinité. Comme je l’ai dit, ni l’une ni l’autre ne pourrait être tenue pour divine : ni celle qui n’est jamais en repos, ni celle qui connaît l’altération. I
Voilà pourquoi l’homme est amené le dernier dans la création, non qu’il soit relégué avec mépris au dernier rang, mais parce que dès sa naissance, il convenait qu’il fût roi de son domaine. Un bon maître de maison n’introduit son invité qu’après les préparatifs du repas, lorsqu’il a tout rangé comme il faut et suffisamment décoré maison, literie et table ; alors, le dîner prêt, il fait asseoir son convive. De la même façon, celui qui, dans son immense richesse, est l’hôte de notre nature, décore d’abord la demeure de beautés de tout genre et prépare ce grand festin aux mets variés ; alors il introduit l’homme pour lui confier non l’acquisition de biens qu’il n’aurait pas encore, mais la jouissance de ce qui s’offre à lui. C’est pourquoi, en le créant, il jette un double fondement par le mélange du divin au terrestre, afin que par l’un et l’autre caractère, l’homme ait naturellement la double jouissance de Dieu par sa divine nature, des biens terrestres par la sensation qui est du même ordre que ces biens . II
Il nous faut aussi arrêter notre attention sur ce fait qu’une fois jetés les fondements d’un pareil univers et des parties qui le constituent dans sa totalité, la puissance divine improvise pour ainsi dire la création, qui vient à l’existence aussitôt qu’ordonnée. Pour la formation de l’homme, au contraire, une délibération précède et, selon la description de l’Écriture , un plan est d’abord établi par le Créateur pour déterminer l’être à venir, sa nature, l’archétype dont il portera la ressemblance, sa fin, son genre d’activité et l’exercice de son pouvoir. L’Écriture examine tout soigneusement à l’avance, pour montrer que l’homme va obtenir une dignité antérieure à sa naissance, puisqu’il a obtenu le commandement du monde avant même de venir à l’être. En effet « Dieu dit », selon les mots de Moïse, « Faisons l’homme à notre image et ressemblance ; qu’il commande aux poissons de la mer, aux bêtes de la terre, aux oiseaux des cieux, aux animaux et à toute la terre » . Chose étonnante ! Le soleil est créé et aucune délibération ne précède. Pour le ciel il en est de même. Rien pourtant ne les égale dans la création. Or, de telles merveilles, un mot suffit pour les constituer. L’Écriture n’indique ni d’où elles viennent, ni comment, ni rien de tel. Ainsi chaque chose en particulier, l’éther, les astres, l’air qui les sépare, la mer, la terre, les animaux, les plantes, tous les êtres, d’un mot viennent à l’existence. Il n’y a que pour la création de l’homme que l’auteur de l’univers s’avance avec circonspection : il prépare d’abord la matière dont il le composera, il le conforme à la beauté d’un archétype, puis, selon la fin pour laquelle il le fait, il, lui compose une nature accordée à lui-même et en rapport avec les activités humaines, selon le plan qu’il s’est proposé . III
Les artistes ici-bas donnent à leurs instruments une forme en rapport avec l’usage qu’ils en feront. Ainsi le meilleur des artistes fabrique notre nature comme une création adaptée à l’exercice de la royauté. Par la supériorité qui vient de l’âme, par l’apparence même du corps, il dispose les choses de telle sorte que l’homme soit apte au pouvoir royal. Ce caractère royal, en effet, qui l’élève bien au-dessus des conditions privées, l’âme spontanément le manifeste, par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir. De quoi ceci est-il le propre, sinon d’un roi ? IV
Ajoutez à cela que sa création à l’image de la nature qui gouverne tout montre précisément qu’elle a dès le début une nature royale. D’après l’usage commun, les auteurs des portraits de princes, en plus de la représentation des traits, expriment la dignité royale par des vêtements de pourpre et devant cette image, on a l’habitude de dire : « le roi ». Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi Universel, a été faite comme une image vivante qui participe de l’archétype par la dignité et par le nom : la pourpre ne l’entoure pas, un sceptre ou un diadème ne signifient pas sa dignité (l’archétype, lui, n’en a pas) ; mais, au lieu de pourpre, elle est revêtue de la vertu, le plus royal de tous les vêtements ; au lieu d’un sceptre, elle s’appuie sur la bienheureuse immortalité ; au lieu d’un diadème royal, elle porte la couronne de justice, en sorte que tout, en elle, manifeste sa dignité royale, par son exacte ressemblance avec la beauté de l’archétype. IV
La beauté divine n’est pas le resplendissement extérieur d’une figure ou d’une belle apparence ; elle consiste dans la béatitude indicible d’une vie parfaite. Aussi de même que les peintres, dans les couleurs qu’ils emploient pour représenter un personnage sur un tableau, arrangent leurs teintes selon la nature de l’objet pour faire passer dans le portrait la beauté du modèle, imaginez de même celui qui nous façonne : les couleurs en rapport avec sa beauté sont ici les vertus qu’il dépose et fait fleurir en son image pour manifester en nous le pouvoir qui est le sien. La gamme variée des couleurs qui sont en cette image et qui représentent vraiment Dieu n’a rien à voir avec le rouge, le blanc ou quelque mélange de couleurs, avec le noir qui sert à farder les sourcils et les yeux et dont certain dosage relève l’ombre creusée par les traits, ni en général avec ce que les peintres peuvent encore inventer. Au lieu de tout cela, songez à la pureté , à la liberté spirituelle, à la béatitude, à l’éloignement de tout mal, et à tout le reste par quoi prend forme en nous la ressemblance avec la Divinité. C’est avec de pareilles couleurs que l’auteur de sa propre image a dessiné notre nature. V
Si vous examinez les autres caractères de la beauté divine, vous trouverez que sur ces points encore la ressemblance est exactement gardée dans l’image que nous sommes. La Divinité est Esprit et Verbe : « Au commencement » en effet, « était le Verbe » . Et selon Paul, les Prophètes « ont l’Esprit du Christ » parlant en eux. La nature humaine, non plus, n’est pas loin de ces attributs : en vous-même, vous voyez la Raison et la Pensée, imitation de Celui qui est en vérité Esprit et Verbe. V
Dieu est encore Amour et source d’amour. Jean le Sublime dit que : « L’amour vient de Dieu » et « Dieu est amour » . Le modeleur de notre nature a mis aussi en nous ce caractère : « En ceci, dit-il, en effet, tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres » Donc, si l’amour est absent, tous les traits de l’image en nous sont déformés. V
De ce fait, n’allez pas me faire dire que la Divinité atteint les êtres à notre manière humaine par des facultés diverses : on ne peut mettre dans la simplicité divine la multiplicité de nos perceptions. D’ailleurs peut-on dire que nous-mêmes, nous percevions les choses par des facultés diverses, même si nous les atteignons par la variété des sens ? A proprement parler, il n’y a qu’une seule faculté, l’esprit qui est en nous et qui se répand à travers les sens pour percevoir les choses. C’est lui qui par les yeux contemple le monde visible, lui qui par l’ouïe entend ce qui se dit ; c’est lui qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît ; c’est lui qui utilise la main à sa volonté, prenant les objets ou les repoussant par elle selon qu’il juge utile et s’en servant comme d’un instrument. Si donc, chez l’homme, malgré la variété des organes que la nature lui a donnés pour la sensation, l’esprit, communiquant à tous activité et mouvement et se servant d’eux selon la fin propre de chacun, reste un et toujours le même, sans modifier sa nature dans la diversité de ses actes, comment en Dieu imaginerait-on la division de la substance en plusieurs facultés ? « Celui qui a façonné l’oeil », comme dit le Prophète, et qui « a planté l’oreille » prend en lui-même le modèle et il met ces activités-là dans la nature humaine comme des caractères capables de le faire connaître : « Faisons, dit-il, l’homme à notre image » . VI
Où est l’hérésie des Anoméens ? Que disent-ils contre cette parole ? Comment en ce que nous avons dit défendront-ils une opinion qui ne repose sur rien ? Diront-ils qu’une image unique peut ressembler à des formes variées ? Si le Fils n’a pas une nature semblable à celle du Père, comment fera-t-il une seule image de natures différentes ? Celui qui dit, en effet, « Faisons l’homme à notre image » et qui emploie le pluriel pour désigner la Sainte Trinité, ne parlerait pas d’image au singulier, si précisément les modèles n’étaient semblables les uns aux autres. Car il est impossible de donner un portrait unique de personnes dissemblables. Si donc les natures étaient différentes, les images aussi seraient différentes et pour chaque personne il y aurait une image. Mais si l’image est unique sans que le modèle le soit, on doit conclure, à moins d’avoir perdu la raison, que des êtres semblables à un être unique le sont également entre eux . Aussi l’Écriture, sans doute pour couper court à cette hérésie, dit, à propos de la création de la vie humaine : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. VI
Il semblerait pourtant que l’être, ordonné au gouvernement des autres, la nature devrait l’entourer d’armes appropriées pour lui permettre de se défendre sans avoir besoin de secours étranger. Le lion, le porc, le tigre, la panthère et autres animaux semblables ont de quoi se sauver par eux-mêmes. Le taureau a des cornes, le lièvre la rapidité, la gazelle le saut et la sûreté du regard, d’autres ont la taille, d’autres une trompe ; les oiseaux ont des ailes, l’abeille le dard ; à tous sans exception, la nature a donné un moyen de défense. L’homme, lui, est le moins rapide des coureurs ; parmi les animaux corpulents, il est le plus maigre ; parmi ceux qui ont des défenses naturelles, il est le plus aisé à prendre. Comment donc, dira-t-on, un tel être a-t-il en partage le premier rang dans l’univers ? VII
A mon avis, il n’est pas difficile de montrer que ce qui paraît un déficit de notre nature est en fait un encouragement à dominer ce qui est près de nous . Supposons l’homme doué d’une telle force que sa rapidité surpasse celle du cheval, que son pied n’ait pas à souffrir de la dureté du sol, grâce aux défenses des sabots ou des griffes, supposons qu’il ait des cornes, des aiguillons et des ongles ; avec de pareils organes, il ne serait qu’une bête féroce inabordable. Il ne chercherait pas, en outre, à dominer les autres, n’ayant aucun besoin de l’aide de ce qu’il a sous la main. Au contraire, pour la raison que je vais dire, chacun des animaux qui nous sont unis a reçu en partage les biens dont nous avons besoin : il nous devient alors nécessaire de les commander. C’est parce que son corps est lent et difficile à mouvoir que l’homme a asservi et dompté le cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les brebis afin de compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui manque à notre nature. Comme il, doit faire venir d’ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son service les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se nourrir d’herbe, il a domestiqué le boeuf qui, par ses travaux, nous rend la vie plus facile. Nous avions besoin de dents et d’un organe pour mordre, afin de nous défendre contre les autres animaux ; le chien, par ses dents qui blessent et par sa rapidité, met à notre disposition sa mâchoire qui devient comme une épée vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus tranchant que la pointe des dents, le fer a été utilisé par l’homme ; il ne nous est pas toujours attaché comme les défenses des bêtes féroces, mais il combat avec nous au moment voulu ; le reste du temps, on le met de côté. Au lieu d’avoir une écaille comme le crocodile, l’homme peut de celle-ci se faire une arme, en s’en entourant le corps suivant les besoins. Ou, à défaut d’écaille, à cette même fin, il travaille le fer dont il use à la guerre, au moment utile, pour redevenir, lors de la paix, libre d’un tel équipement. Il plie à son service l’aile des oiseaux, en sorte que par son ingéniosité il a à sa portée la rapidité du vol. Parmi les animaux, il apprivoise les uns qui servent aux chasseurs, et, grâce à eux, parvient à soumettre les autres à ses besoins. En particulier l’ingéniosité de son art donne des ailes aux flèches et, par l’arc, tourne à notre usage la rapidité de l’oiseau. Enfin la sensibilité de nos pieds à la marche nous fait chercher une aide dans les objets qui nous sont soumis. De là vient qu’à nos pieds, nous ajustons des chaussures . VII
En particulier, les mains lui sont, pour les besoins du langage, d’une aide particulière. Quelqu’un qui verrait dans l’usage des mains le propre d’une nature rationnelle ne se tromperait pas du tout, non seulement pour cette raison couramment admise et facile à comprendre qu’elles nous permettent de représenter nos paroles par des lettres (c’est bien en effet une des marques de la présence de la raison de s’exprimer par les lettres et d’une certaine façon de converser avec les mains, en donnant par les caractères écrits de la persistance aux sons), mais pour ma part j’ai en vue autre chose lorsque je parle de l’utilité des mains pour la formation de la parole. VIII
Par ces mots, l’Écriture nous enseigne que la force qui est dans les vivants et les êtres animés est de trois sortes : premièrement, celle qui permet aux êtres de s’accroître et de se nourrir, en attirant à eux la nourriture nécessaire à leur développement. On l’appelle « naturelle » : elle se trouve chez les plantes. Dans les produits du sol, en effet, on peut voir une force vitale privée de sensation. Secondement, il y a une autre forme de vie, qui possède la première et qui a en plus un organisme sensoriel. C’est le cas des animaux sans raison : ils se nourrissent et se développent, mais ont aussi une activité sensible et la perception. Enfin la perfection de la vie corporelle se trouve dans la nature rationnelle, c’est-à-dire la nature humaine : elle se nourrit, a des sens, participe de la raison et se gouverne par l’esprit. VIII
Donnons donc des êtres la division suivante : d’un côté, la nature intellectuelle, de l’autre la nature corporelle. Laissons pour le moment la question de savoir comment se divise la première : ce n’est pas notre sujet. Disons seulement : parmi les natures corporelles, les unes ne participent en aucune façon à la vie, les autres ont une énergie vitale. De nouveau, parmi les corps vivants, les uns ont la sensation, les autres en sont dépourvus. A son tour, la nature sensible se divise en rationnelle et en irrationnelle. VIII
Aussi après la matière inanimée, qui est comme le fondement sur lequel repose le genre des animés, Moïse parle de la formation de cette vie « naturelle » qui existe dans les plantes ; il place ensuite la naissance des êtres qui ont une organisation sensible. Alors suivant le même ordre logique, parmi les êtres qui reçoivent la vie à travers la chair, il y a, d’un côté, les êtres sensibles qui existent sans posséder de nature spirituelle, de l’autre, les êtres doués de raison, qui ne subsisteraient pas dans un corps, s’ils ne se fondaient dans un organisme sensible. Aussi c’est en dernier lieu, après les plantes et les animaux, que l’homme est créé ; car la nature avance vers la perfection par un ordre et un chemin régulier. VIII
Cet animal rationnel qu’est l’homme est en effet formé de la fusion de tous les genres d’âmes : sa nourriture, il la prend par la partie « naturelle » de son âme ; à cette puissance d’accroissement, il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la lourdeur de la matière, moins elle participe de l’intelligence. Ensuite se fait l’intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu’il y a de plus mince et de plus lumineux dans la nature sensible, en sorte que l’homme se trouve composé de ces trois substances. VIII
L’Apôtre nous apprend la même chose par ses paroles aux Éphésiens : il prie pour eux, afin qu’ils gardent dans son intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l’âme et de l’esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le « corps » ; par « âme », il entend la partie sensitive ; par « esprit », la partie intellectuelle . De la même manière, le Seigneur dans l’Évangile enseigne au scribe que l’amour de Dieu vient avant tout commandement et qu’il doit s’exercer par tout le coeur, toute l’âme et toute la pensée. Là aussi l’Écriture semble faire la même distinction ; elle parle de « coeur » pour désigner l’ensemble corporel, d’ « âme » pour ce qui est intermédiaire entre le corps et l’esprit et d’ « esprit » pour la nature supérieure, la faculté de comprendre et d’agir. De là viennent les trois distinctions que l’Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action : il appelle l’un « charnel », celui qui ne voit que le ventre et le plaisir ; l’autre est l’ « animal », intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au second, sans appartenir tout à fait au premier ; enfin le dernier est le « spirituel », qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C’est pourquoi il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux passions : « Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus élevées » . Ailleurs, faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il dit : « L’homme animal ne comprend pas les choses de l’esprit ; elles sont folie pour lui ; l’homme spirituel au contraire juge de tout et n’est lui-même jugé par personne » . Comme donc « l’animal » est élevé au-dessus du « charnel », de la même façon le « spirituel » est placé au-dessus de « l’animal ». VIII
Si donc l’Écriture fait venir l’homme en dernier après tout vivant, c’est que Moïse veut donner un enseignement sur l’âme et, dans la suite nécessaire de l’ordre des êtres, il voit la perfection dans les derniers venus. En effet dans l’être doué de raison sont compris tous les autres ; dans l’être doué de sens, tout l’ordre « naturel » est présent et celui-ci n’est attribué qu’à la pure matière. Ainsi la nature, par les propriétés de la vie qui sont comme des degrés, paraît faire sa route en avant de l’inférieur au plus parfait . VIII
Puisque l’homme était un vivant apte à la parole, il fallait que l’instrument de son corps fût construit en rapport avec les besoins du langage. De même que les musiciens travaillent tel genre de musique selon la nature des instruments et qu’ils ne jouent pas de la flûte avec un luth ou de la cithare avec une flûte, ainsi la parole devait avoir des organes appropriés, afin que, élaborée par les parties aptes à la voix, elle puisse rendre un son répondant aux besoins du discours . VIII
A cette fin les mains ont été articulées au corps. Sans doute peut-on dénombrer par milliers les besoins de la vie où la finesse de ces instruments qui suffisent à tout a servi l’homme dans la paix comme dans la guerre ; pourtant c’est avant tout pour le langage que la nature a ajouté les mains à notre corps. Si l’homme en était dépourvu, les parties du visage auraient été formées chez lui, comme celles des quadrupèdes, pour lui permettre de se nourrir : son visage aurait une forme allongée, amincie dans la région des narines, avec des lèvres proéminentes, calleuses, dures et épaisses, afin d’arracher l’herbe ; il aurait entre les dents une langue toute autre que celle qu’il a, forte en chair, résistante et rude, afin de malaxer en même temps que les dents les aliments ; elle serait humide, capable de faire passer ces aliments sur les côtés, comme celle des chiens ou des autres carnivores, qui font couler les leurs au milieu des interstices des dents. Si le corps n’avait pas de mains, comment la voix articulée se formerait-elle en lui ? La constitution des parties entourant la bouche ne serait pas conforme aux besoins du langage. L’homme, dans ce cas, aurait dû bêler, pousser des cris, aboyer, hennir, crier comme les boeufs ou les ânes ou faire entendre des mugissements comme les bêtes sauvages. Mais puisque la main a été donnée au corps, la bouche peut sans difficultés s’occuper de servir à la parole. Aussi les mains sont bien la caractéristique évidente de la nature rationnelle : le modeleur de notre nature nous rend par elles le langage facile. VIII
La divine beauté, dont le Créateur nous a fait don en mettant en son image la ressemblance des biens qu’il possède, apporte avec elle les autres biens dont Dieu a libéralement doté notre nature humaine. L’esprit et la réflexion, on ne peut les appeler proprement des dons, mais plutôt une participation, car par eux, c’est la splendeur même de sa nature que Dieu a déposée en son image. Or l’esprit, qui est du domaine de l’intelligible et de l’incorporel, ne pouvait communiquer et unir sa beauté à d’autres êtres, s’il n’inventait quelque moyen de manifester au dehors son mouvement. C’est ce qui rendit nécessaire la création d’un organisme, afin que l’esprit, touchant à la façon d’un plectre les parties aptes à la voix, traduise par l’impression de sons variés le mouvement venu de l’intérieur. Un habile musicien, qu’un accident a privé de sa voix, pour faire connaître ce qu’il a dans l’esprit, se sert du chant de voix étrangères et livre son art au public grâce à la flûte ou à la lyre. Ainsi l’esprit humain : il découvre des pensers de toutes sortes, mais il ne peut montrer son mouvement intérieur à l’âme qui entend par les sens du corps ; aussi comme un habile accordeur, il touche ces organes animés, pour manifester ses pensées secrètes par le bruit qu’il fait dans les sens. IX
Dans cet organisme il y a une double activité, l’une pour l’émission du son, l’autre pour l’impression des objets venus de l’extérieur. Entre les deux il n’y a pas mélange, mais chacune demeure dans la fonction que lui a assignée la nature, sans venir troubler la voisine : ainsi l’oreille n’a pas à parler ni la voix à entendre. Mais celle-ci est toujours prête à émettre la parole et l’oreille toujours prête à la recevoir ; cependant elle ne se remplit pas, comme dit Salomon : chose, selon moi, la plus extraordinaire de toutes celles qui se passent en nous ! Car quelles sont les dimensions de l’intérieur de l’oreille, où s’écoule tout ce qui entre en nous par son moyen ? Où sont les secrétaires pour transcrire les paroles qui y pénètrent ? Où sont reçus les objets qui sont déposés ? Comment, dans la diversité des sons qui de partout s’y précipitent les uns sur les autres, l’esprit n’est-il pas confondu et égaré pour discerner la place respective de chacun d’eux ? X
Imaginez une grande ville recevant par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps : tous ne courent pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l’agora, les autres dans leurs demeures, d’autres aux assemblées, d’autres vers les grandes rues, d’autres vers des ruelles, d’autres aux théâtres, chacun enfin va suivant son idée . Quelque chose de pareil se passe en cette cité de l’esprit, bâtie en nous-mêmes : sur chacun des objets dont les différentes entrées des sens l’ont rempli, l’esprit opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite comme il convient aux endroits consacrés à la connaissance. Pour reprendre l’exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s’y trouver sans être entrés par la même porte ; mais, bien que l’un soit entré par hasard par l’une, l’autre par une autre, lorsqu’ils sont dans l’enceinte de la ville, ils se groupent à nouveau, étant d’une même famille. L’inverse pourrait se produire : des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même porte, mais cette rencontre à l’entrée ne leur crée pas pour cela des liens de famille ; car ils peuvent, une fois à l’intérieur, se séparer pour rejoindre leurs parents. Quelque chose d’identique semble se passer sur le carrefour de l’esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule connaissance est formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens. Au contraire on peut, à partir d’un seul sens, connaître bien des objets variés qui naturellement n’ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût, c’est l’expérience qui révèle l’amertume de la bile et la douceur du miel. Ici nous avions affaire à des objets différents ; mais un même objet peut produire une connaissance unique, bien qu’il s’introduise dans la pensée à partir de sens nombreux, par exemple, par le goût, l’odorat, l’ouïe et souvent par le toucher et la vue. Ainsi quelqu’un voit du miel, l’entend nommer, le goûte, sent son odeur par le nez le reconnaît au toucher : par chacun de ces sens, il n’a connu qu’un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à connaître une multitude d’objets divers : ainsi, l’oreille reçoit toutes sortes de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l’odorat, le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à l’esprit la connaissance d’objets de toutes sortes. X
Quelle est donc la nature de l’esprit, qui se divise dans les facultés sensibles et qui tire de chacune d’elles, d’une manière conforme à leur nature, la connaissance de l’univers ? Qu’il soit tout autre que les sens, sans doute, personne d’avisé n’en doutera. S’il avait même nature qu’eux en effet, il n’aurait de rapports qu’avec une seule de leurs activités, parce qu’il est sans composition et que ce qui est sans composition ne connaît pas la diversité. Or, dans notre être composé, le toucher est une chose, l’odorat une autre, et de même les autres sens n’ont entre eux ni communauté ni mélange. Puisque l’esprit est présent également à tous selon la nature de chacun, il faut bien supposer qu’il est tout autre que la nature sensible, si l’on ne veut pas introduire la diversité dans une nature spirituelle. XI
« Qui a connu l’esprit du Seigneur ? » , dit l’Apôtre. Pour ma part, je dis aussi : « Qui a connu son propre esprit ? » Ceux qui s’estiment capables de « saisir » la nature de Dieu, feraient bien de dire s’ils se sont regardés eux-mêmes. Ont-ils connu la nature de leur propre esprit ? – Il a plusieurs parties et est composé. Mais comment une substance spirituelle est-elle dans la composition ? Ou de quelle façon se fait l’union d’objets hétérogènes ? – Vous dites que l’esprit est simple et sans composition ! Comment alors se dissémine-t-il dans la multiplicité des parties sensibles ? Comment dans l’unité la diversité ? Comment dans la diversité l’unité ? XI
Pour ma part, je trouve la solution de ces difficultés dans le recours à cette parole de Dieu : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance ». L’image n’est vraiment image que dans la mesure où elle possède tous les attributs de son modèle ; dans la mesure où elle déchoit de la ressemblance avec son prototype, par ce côté-là elle n’est plus image. Comme l’une des propriétés de la nature divine est son caractère insaisissable, en cela aussi l’image doit ressembler à son modèle. Si la nature de l’image pouvait être « saisie », tandis que le modèle est au-dessus de notre « prise », cette diversité d’attributions prouverait l’échec de l’image. Mais puisque nous n’arrivons pas à connaître la nature de notre esprit, qui est à l’image de son Créateur, c’est qu’il possède en lui l’exacte ressemblance avec Celui qui le domine et qu’il porte l’empreinte de la nature « insaisissable » par le mystère qui est en lui . XI
Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l’activité de l’esprit : les uns veulent placer dans le coeur la partie supérieure de l’âme, d’autres affirment que l’esprit habite dans le cerveau . Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au coeur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion : cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l’ensemble du corps et ainsi de passer à l’acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps : l’esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d’une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L’un et l’autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l’âme. L’un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l’un et l’autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le coeur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l’esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le coeur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle . L’autre groupe part du fait que les méninges (c’est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens ; de là ils donnent à penser que l’activité de l’esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s’ajuste l’oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c’est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l’intérieur de l’esprit. De même c’est dans le cerveau que, par l’odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge : celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l’avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu’au conduit de l’ethmoïde . XII
Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l’intelligence et que les dispositions du corps émoussent l’activité naturelle de la raison. J’admets aussi que le coeur est la source du feu qui est dans le corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre, quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près des organes des sens, qu’elle enferme le cerveau de ses plis et qu’elle est comme « arrosée » des vapeurs venues des sens, ils l’ont constaté par les anatomies qu’ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu’ils disent. Mais je ne puis y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la seule ivresse ; la maladie des membranes qui entourent les côtes s’accompagne également, au dire des médecins, d’un affaiblissement de la pensée : ils appellent ce mal « phrenitis » (folie), du mot « phrenes » qui est le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l’état consécutif au chagrin et qui agit sur le coeur, les choses ne se passent pas comme l’on dit : ce n’est pas le coeur, mais l’entrée de l’estomac qui est ainsi éprouvée ; seulement, par ignorance, on attribue ce mal au coeur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné avec soin ces phénomènes : quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se contractent et s’obstruent naturellement dans tout le corps et tout l’air qui ne peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l’attraction de l’air se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à élargir ce qui s’est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le signe du chagrin et nous l’appelons gémissement et soupir. L’apparente compression des alentours du coeur est une mauvaise disposition, non du coeur, mais de l’entrée de l’estomac, qui a la même origine que la contraction des conduits : le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son liquide âcre et mordant sur l’entrée de l’estomac. La preuve en est que la peau de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et « hépatique », sous l’action de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines. XII
Ce qui se passe dans la joie et le rire confirme encore davantage ce que nous disons. Les conduits du corps sont relâchés et dilatés par le plaisir, chez ceux par exemple qu’une bonne nouvelle épanouit. Dans le cas du chagrin, par suite de la fermeture dans les conduits de ces passages minces et imperceptibles ouverts à la respiration et, par suite, de la compression de l’intérieur des viscères, il se produit un refoulement vers la tête et les méninges de la vapeur humide : celle-ci reçue en abondance dans les cavités du cerveau, par l’intermédiaire des conduits qui sont à sa base, est repoussée vers les yeux : d’où la contraction des sourcils fait sortir goutte à goutte l’humidité (ces gouttes que nous appelons larmes). D’une façon identique, vous pouvez penser que la disposition contraire élargit les conduits plus que de coutume, que l’air est attiré par eux vers les profondeurs et, de là, à nouveau rejeté naturellement par la bouche avec le concours des viscères et surtout, dit-on, du foie, qui le chassent dans un mouvement tumultueux et bouillonnant. Aussi la nature, pour faciliter la sortie commode de cet air, élargit la bouche et écarte de chaque côté les joues pour permettre la respiration. Le nom donné à ce phénomène est le rire. XII
En conclusion, il n’y a là aucune raison de localiser dans le foie la partie supérieure de l’âme pas plus que le bouillonnement du sang autour du coeur dans les moments de colère n’en est une de placer en celui-ci le siège de l’esprit. Il faut chercher la cause de ces faits dans la constitution même des corps Au contraire il faut estimer que l’esprit, selon un mode d’union indicible, s’attache également à chacune des parties corporelles. Si certains nous opposent l’Écriture, d’après laquelle cette partie supérieure de l’âme serait dans le coeur, il n’y a qu’à vérifier leur dire, avant de le recevoir. Celui en effet qui a fait mention du coeur parle aussi des reins : « Dieu, dit-il, examine les coeurs et les reins » , en sorte qu’il faudrait enfermer la pensée dans ces deux organes ou dans aucun. Donc, lorsque l’on me dit que l’activité de l’esprit est émoussée ou même disparaît totalement dans telles ou telles dispositions du corps, je ne vois pas là une preuve suffisante pour circonscrire la puissance de l’esprit en un certain lieu : en ce cas, des tumeurs formées en ces régions diminueraient la place réservée à l’esprit. C’est seulement lorsqu’il s’agit des corps qu’on ne peut trouver où les mettre, si le récipient a été précédemment rempli. La nature spirituelle ne cherche pas à remplir le vide laissé par les corps ; elle n’est pas non plus chassée d’un endroit, quand la chair y est trop abondante. XII
En réalité, on dirait tout le corps construit à la manière d’un instrument de musique ; de même que souvent des chanteurs sont empêchés de montrer leur talent par la mise hors d’usage de l’instrument dont ils se servent, qui s’est gâté avec le temps, brisé dans une chute ou que la rouille et la moisissure ont rendu inutilisable, si bien qu’il ne répond plus, même si c’est un flûtiste de première valeur qui le touche, de même aussi l’esprit, qui se communique à tout son instrument et qui atteint chaque organe d’une façon spirituelle, conformément à sa nature, n’exerce son activité normale que là où tout est selon l’ordre de la nature ; mais là où la faiblesse d’une partie s’oppose à son opération, il reste sans résultat et sans efficacité. Il fait de même bon ménage, en effet, avec tout ce qui respecte l’ordre de la nature, mais il reste étranger à tout ce qui s’en écarte. XII
Sur ce point nous pouvons faire une remarque qui est plutôt, semble-t-il, du domaine de la « Physique » et qui est une manière de voir assez délicate à saisir. La voici : la Divinité est le Bien Suprême, vers qui tendent tous les êtres possédés du désir du Bien, C’est pourquoi notre esprit, étant à l’image du Bien parfait, tandis qu’il conserve, autant qu’il est en lui, la ressemblance avec son modèle, se maintient lui-même dans le bien ; mais s’en écarte-t-il, il est dépouillé de sa beauté première. Et comme nous disons que l’esprit tire sa perfection de sa ressemblance avec la beauté prototype de toutes les autres, comme un miroir recevant une forme par l’impression de l’objet qui y paraît, par un raisonnement semblable nous disons que la nature, administrée par l’esprit, s’attache à lui et de cette beauté placée près d’elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de miroir ; à son tour, elle gouverne et soutient la partie matérielle de l’être existant à qui elle appartient. XII
Tant que cette dépendance est gardée entre les éléments, tous sont unis, chacun à son degré, à la beauté en soi, car l’élément supérieur transmet sa beauté à celui qui est placé sous lui. Mais lorsque dans cette harmonie naturelle, il se produit une rupture ou que, à l’inverse de l’ordre, le supérieur se met à la remorque de l’inférieur, alors la matière, mise à part de la nature, met à jour sa difformité (car d’elle-même elle n’a ni forme ni constitution) ; puis sa difformité corrompt la beauté de la nature, qui reçoit sa beauté de l’esprit. Et ainsi c’est sur l’esprit même que, par l’intermédiaire de la nature, passe la laideur de la matière, en sorte que l’on n’y voit plus l’impression de l’image divine qui s’y modelait. En effet l’esprit, comme un miroir qui ne présente à l’idée de tout bien que sa face postérieure, repousse les manifestations en lui de la splendeur du bien, tandis qu’il modèle en lui la difformité de la matière. Ainsi naît le mal, par la mise à l’écart progressive du bien. Toute bonté, quelle qu’elle soit, est de la même famille que le premier bien, mais tout ce qui n’a avec le bien ni attenance ni similitude n’a absolument aucune bonté. Si donc, selon ce que nous venons de voir, le bien réel est un, l’esprit reçoit sa beauté de la création à l’image du Bien, et la nature, qui est par l’esprit, est comme un miroir de miroir . D’où il suit que la partie matérielle de notre être reçoit toute consistance et tout ordre de la nature qui la gouverne, mais que sa séparation d’avec ce qui lui donne ordre et cohésion et sa rupture d’avec la tendance naturelle qui l’unit au bien amènent sa dissolution et son retour vers en bas. Cette chute n’a d’autre cause que le retournement de la tendance spontanée de la nature à la suite du désir qui ne tend pas vers le Bien, mais vers ce qui a besoin d’un autre pour l’embellir. En effet, de toute nécessité, la matière qui mendie sa propre forme impose sa difformité et sa laideur à celui qui veut lui ressembler. XII
Nous avons été amenés à faire ces réflexions subsidiaires à propos du but premier de ce chapitre. Nous nous demandions si la puissance spirituelle a son siège dans une partie spéciale de notre être ou si elle s’étend pareillement en toutes. Certains, disions-nous, assignent à l’esprit une localisation et ils fondent leur supposition sur ce fait que l’exercice de la pensée est arrêté chez ceux dont les méninges sont malades. Notre raisonnement a montré qu’en tout organe du composé humain, qui a de soi une activité propre, la puissance de l’âme peut rester sans effet, si l’organe en question ne se maintient pas dans l’ordre naturel. Ces considérations nous ont amenés à introduire dans la suite de l’exposé le principe énoncé ci-dessus, où nous voyons que dans le composé humain, l’esprit est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l’esprit, lorsqu’elle garde l’ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient étrangère à l’influence de l’esprit. Là-dessus revenons au point d’où nous étions partis, à savoir que sur les parties de notre être qui ne se détournent pas de leur constitution naturelle à la suite de quelque passion (pathos), l’esprit exerce sa puissance propre ; il a de la force sur les organes en bon état mais il est impuissant sur ceux qui ne laissent pas place a son activité. D’autres arguments peuvent encore servir à établir cette façon de penser ; si vous n’êtes pas fatigué par ce que nous avons dit, autant que j’en suis capable, je donnerai encore quelques explications sur ces matières. XII
Le sommeil relâche la tension de l’état de veille ; ensuite l’état de veille tend ce qui s’est relâché. Aucun de ces deux états ne dure, mais l’un à tour de rôle prend la place de l’autre. La nature se renouvelle ainsi par ces échanges, de telle sorte que, tenant ces deux états à la fois, elle passe sans discontinuer de l’un à l’autre. Une tension continue des activités du vivant produit une brisure et une déchirure de ces parties tendues au delà de la normale ; au contraire, un relâchement constant du corps cause la chute et la dissolution de l’être. Le passage régulier, au moment voulu, de l’un à l’autre état est une force pour le maintien de la nature qui, grâce à cette succession perpétuelle des deux états, dans l’un se repose de l’autre . XIII
Ainsi la nature, prenant le corps tendu par l’état de veille, assure, par le sommeil, le relâchement de sa tension selon les besoins ; elle fait se reposer les facultés sensorielles de leur activité, comme si elle laissait se détendre des chevaux après des combats de char. Ce relâchement opportun est nécessaire à la conservation du corps ; grâce à lui, la nourriture peut se répandre sans obstacle à travers tout le corps par les conduits intérieurs, aucune tension n’empêchant ce passage. Quand le soleil brille de rayons plus chauds, des vapeurs nébuleuses sortent du fond d’un sol humide ; un phénomène semblable a lieu dans la terre que nous sommes, lorsque la chaleur naturelle échauffe la nourriture qui est à l’intérieur. Les vapeurs, tendant, comme l’air, à s’élever et montant toujours plus haut, se trouvent dans la région de la tête, comme une fumée qui passe par les jointures d’une muraille ; de là elles sont emportées par évaporation vers les conduits des sens. Alors cédant peu à peu la place à ces vapeurs, la sensation est rendue nécessairement impossible. Les yeux se recouvrent des paupières, comme si une machine de plomb, c’est-à-dire le poids de ces vapeurs, faisait abaisser les paupières sur les yeux. L’ouïe alourdie par ces mêmes vapeurs, comme si on avait mis une porte devant les organes de l’audition, n’exerce plus son activité normale. Tel est l’état du sommeil : la sensation n’agit plus dans le corps ; elle est privée de son mouvement naturel, pour permettre la distribution de la nourriture qui s’introduit ainsi par chacun de ces conduits avec les vapeurs. XIII
Ces exemples montrent clairement le lien de l’esprit humain avec la nature : lorsque celle-ci est intacte et en éveil, lui aussi a de l’activité et du mouvement, mais si elle est relâchée par le sommeil, il demeure inerte, à moins qu’on ne prenne pour une activité de l’esprit les imaginations des songes qui nous viennent pendant le sommeil. Pour moi, je prétends qu’il ne faut rapporter à l’esprit que la pensée dans son activité consciente et entière ; les bagatelles qui s’offrent à l’imagination pendant le sommeil, je les crois façonnées au hasard par la partie irrationnelle de l’âme comme des images de l’action de l’esprit. Quand l’âme est déliée par le sommeil de son union avec les sens, elle se trouve nécessairement aussi hors de l’activité spirituelle. Car c’est par les sens que se fait l’union de l’esprit avec l’homme ; s’ils cessent d’agir, l’esprit reste lui aussi inactif. Nous en avons pour preuve ce fait que dans les événements étranges ou impossibles, il nous semble souvent que nous rêvons ; ce qui ne serait pas, si alors l’âme était gouvernée par la raison et la pensée. Il me semble donc que durant le sommeil, l’âme est en repos dans ses parties les plus hautes (je veux parler de ses activités spirituelles et sensibles) ; seule la partie nutritive reste en activité. En elle demeurent quelques images des événements de l’état de veille et quelques retentissements de l’activité des sens ou de l’esprit qu’y a imprimés cette partie de l’âme qu’est la mémoire. Ceux-ci sont reproduits comme ils se présentent, car certains souvenirs demeurent attachés à cette partie de l’âme. Dans ces rêves, l’homme voit par l’imagination : dans l’ensemble de ce qui lui apparaît, il n’y a aucun enchaînement logique, mais il s’égare en des tromperies embrouillées et sans suite. XIII
Dans l’activité du corps, bien que chaque partie ait une fonction propre liée à la puissance qui est en elle, il n’y en a pas moins corrélation entre la partie en repos et celle qui est soumise au mouvement ; de la même façon dans l’âme, même si une de ses parties est en repos et l’autre en mouvement, l’ensemble reste en liaison avec ses parties. Car on ne peut admettre que l’unité naturelle de l’âme soit entièrement dissoute par la prédominance de l’activité d’une des puissances sur une partie. Mais de même que chez ceux qui sont éveillés et en exercice, l’esprit domine et le sens sert, alors que cependant la partie nutritive du corps ne fait pas défaut au reste (l’esprit fournit la nourriture nécessaire, le sens la reçoit et la force nutritive du corps l’assimile) ; de la même façon durant le sommeil l’ordre de commandement de ces puissances est en nous comme inversé : alors que commande la partie irrationnelle, l’activité des autres cesse, mais ne s’éteint pas tout à fait. A ce moment la partie nutritive est occupée, grâce au sommeil, à la digestion, et elle assure le soin de toute la nature ; mais alors la force de la sensation n’est pas tout à fait détendue (ce que la nature a une fois uni ne peut être ensuite complètement séparé), sans que son activité puisse pourtant s’exercer au grand jour, à cause de l’inactivité des sens pendant le sommeil. Il faut en dire autant de l’esprit : comme il est uni à la partie sensitive de l’âme, il serait logique d’affirmer que les mouvements de celle-ci déterminent les mouvements de l’esprit et que son repos amène le repos de l’esprit. C’est ainsi que normalement il arrive pour un feu. Lorsque de tous côtés on l’a recouvert de pailles mais qu’aucun souffle ne vient agiter la flamme, celle-ci ne se répand pas sur les matières environnantes. Cependant le feu n’est pas tout à fait éteint ; mais, au lieu d’une flamme, la paille ne donne qu’une vapeur. Le vent vient-il à s’en emparer, la paille change la fumée en flamme. De la même façon l’esprit, recouvert pendant le sommeil par suite de l’inaction des sens, n’a pas la force de faire briller en eux sa lumière ; mais il n’est pas tout à fait éteint. Son mouvement est celui de la fumée : il a bien quelque activité, mais elle est sans force. Un musicien, qui frappe le plectre sur les cordes relâchées de sa lyre, ne fait pas entendre de chant régulier, car une corde, si elle n’est pas tendue, ne résonne pas. Alors sa main a beau être fidèle à son art et poser le plectre à l’endroit voulu, aucun son n’en sort, mais un bruit sourd qui n’a ni sens ni ordre et qui vient du mouvement des cordes. Ainsi l’ensemble des organes des sens est relâché par le sommeil et, ou bien l’artiste se repose tout à fait, quand une trop grande fatigue ou quelque lourdeur ont entièrement détendu l’instrument, ou bien son activité reste sans vigueur et indistincte, quand l’organe des sens est incapable de recevoir exactement son impression. La mémoire alors est confuse et notre connaissance de l’avenir sommeille sous des voiles incertains ; l’imagination nous présente l’image d’objets dont nous nous occupions éveillés et il arrive souvent que nous y trouvions l’indication d’événements à venir. Car alors la mémoire, par la subtilité de la nature, dépasse la lourdeur corporelle et peut apercevoir quelque objet existant. Sans doute n’a-t-elle pas le pouvoir de faire comprendre nettement ce qu’elle dit et d’annoncer clairement l’avenir, mais la manière dont elle le montre reste incertaine et amphibologique, à quoi les interprètes des songes donnent le nom d’énigmes. Ainsi l’échanson broie des grappes de raisin dans la coupe du pharaon ; ainsi le panetier se voit en songe en train de porter des corbeilles : chacun pendant ses songes se croit dans ses occupations de l’état de veille. L’impression, dans la partie de l’âme qui regarde l’avenir, des objets qui étaient l’occupation ordinaire de ces hommes, a fait qu’occasionnellement leur a été prédit quelque événement à venir, grâce à cette prévision de l’esprit. XIII
Les prédictions que Daniel, Joseph et leurs semblables firent par une puissance divine et sans aucun trouble causé par les sens, n’ont rien à voir avec le cas que nous envisageons. Personne ne saurait attribuer ces effets à la puissance des songes : ce serait logiquement admettre que ces manifestations de Dieu qui se font dans l’état de veille ne sont pas une vue directe, mais la suite de l’activité normale de la nature. Or, de même que tous les hommes sont conduits par leur propre esprit et qu’un petit nombre seulement est jugé digne de la fréquentation directe de Dieu, de même tous ont également reçu de la nature la même puissance d’imagination durant le sommeil, tandis que quelques-uns seulement, et non tous, peuvent recevoir par les rêves une manifestation divine. Chez tous les autres, même si les songes permettent quelque prévision, elle se fait de la façon que j’ai dite . XIII
J’ai découvert une autre cause de ce qui se passe pendant le sommeil, en soignant un malade de mes familiers qui était pris de « phrenitis ». Il était alourdi par plus de nourriture que n’en supportaient ses forces et il criait, blâmant les assistants d’avoir rempli ses intestins de fumier. Le corps tout dégoûtant de sueur, il accusait ceux qui étaient là d’avoir de l’eau prête pour l’arroser sur son lit. Il ne cessait de crier, jusqu’à ce que l’événement eût indiqué la cause de tels reproches. Sans arrêt, en effet, une sueur abondante coulait sur son corps et l’état de son ventre indiquait bien la lourdeur de ses intestins. Ici, à la suite de l’émoussement de la sobriété par la maladie, la nature a souffert du mal même du corps, mais alors qu’elle n’était pas sans ressentir son mal, le déséquilibre produit par la maladie lui ôtait la force de manifester clairement la cause de son affliction. Or supposons que ce soit le sommeil naturel et non le manque de force qui ait assoupi la partie intelligente de l’âme, le même fait se serait produit en rêve pour notre malade : l’eau y aurait traduit l’écoulement de la sueur et la lourdeur des intestins le poids des aliments. Beaucoup de ceux qui connaissent la médecine expriment de même l’opinion que, chez les malades, les visions de leurs rêves sont en rapport avec leurs maladies : il y a les rêves des malades de l’estomac, ceux des malades des méninges, ceux des fiévreux, ceux des bilieux ; ceux qui sont malades de la pituite en ont d’autres et les songes de ceux qui sont atteints de congestion sont différents des songes de ceux qui se dessèchent. XIII
Chez beaucoup aussi, la nature des rêves dépend du genre de leurs moeurs. Un homme courageux n’a pas les mêmes rêves qu’un lâche, l’intempérant que le sage ; l’homme généreux voit une chose en songe, l’avare en voit une autre : ce n’est pas l’esprit, mais la disposition de l’âme irrationnelle qui forme de pareilles visions et qui façonne ainsi les images des objets auxquelles l’âme est habituée en raison de ses soucis de l’état de veille. XIII
Nous voici loin de notre sujet. Nous voulions montrer que l’esprit n’est pas enchaîné à une partie du corps, mais qu’il s’attache également à l’ensemble et communique le mouvement conformément à la nature de la partie qui lui est soumise. Il y a des cas où c’est l’esprit qui suit comme un serviteur les inclinations de la nature. Souvent, en effet, la nature du corps prend le commandement, à la suite du chagrin qui est en nous ou du désir de ce qui nous charme : alors elle a l’initiative, excitant en nous l’appétit ou nous faisant chercher notre plaisir. Pendant ce temps, se soumettant à ces penchants, l’esprit s’unit au corps pour lui fournir les moyens qui sont en lui de satisfaire à ces besoins. XIV
Ceci ne se passe pas chez tous, mais seulement dans les natures vulgaires, qui mettent leur raison au service des instincts de la nature et qui, par cette alliance de l’esprit, flattent comme des esclaves tout ce qui est agréable à leurs sens. Les parfaits ne se conduisent pas ainsi. Chez eux l’esprit y commande et choisit ce qui est utile par raison, non par entraînement : la nature suit à la trace les ordres de l’esprit. XIV
Nous avons découvert en ce qui vit trois facultés distinctes : la première, « nutritive », n’a pas la sensation ; la seconde, nutritive et sensitive à la fois, n’a pas l’activité rationnelle ; enfin la dernière, rationnelle et parfaite, se répand à travers toutes les autres, en sorte qu’elle est présente en toutes et à l’esprit en sa partie supérieure. Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d’un mélange de trois âmes que l’on pourrait considérer dans leurs délimitations propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs âmes. En réalité l’âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature, étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée à la nature matérielle. Toute partie matérielle soumise au changement et à l’altération, se développera si elle participe de la puissance de l’âme. Mais si elle s’éloigne de l’âme qui lui donne la vie, elle perd son mouvement. Aussi, comme il n’y a pas de sensation sans substance matérielle, en dehors de la puissance spirituelle, les sens à leur tour ne peuvent avoir d’activité. XIV
Si quelques êtres de la création se nourrissent eux-mêmes, ou encore si d’autres sont administres par des facultés sensorielles, sans que les premiers aient la sensation ni les seconds la nature intellectuelle, et si à cause de cela on suppose l’existence de plusieurs âmes, on ne met pas entre les âmes la distinction qui convient. Toute qualification est attribuée proprement à l’être qui la réalise en sa perfection ; mais si on la donne à l’être qui ne la réalise pas selon tout lui-même, cette attribution est vaine. Par exemple, si quelqu’un montre du vrai pain, nous disons que cet homme applique proprement ce nom à l’objet en question. Si au contraire il montre à côté du pain naturel un pain qu’un artiste a ciselé dans une pierre, l’apparence est la même, la grandeur égale, la couleur semblable, la plupart des caractères paraissent identiques au modèle ; cependant il manque à cet objet de pouvoir être une nourriture. Aussi nous disons que c’est par abus, non proprement, que cette pierre est appelée « pain ». De la même manière, tous les êtres qui ne réalisent pas intégralement l’attribution qu’on leur donne portent ce nom par abus. XV
Mais la suite des pensées nous a emportés à côté du sujet. Notre but n’était pas de montrer que l’activité de l’esprit est plus élevée en dignité, parmi les attributs de l’homme, que la partie matérielle de son être, mais que l’esprit ne s’attache pas à l’une des parties de notre être et qu’il est également en toutes et à travers toutes : ni il ne les contient de l’extérieur ni non plus il ne les domine de l’intérieur : de telles façons de parler s’appliquent proprement à des cubes ou à des objets semblables qui s’emboîtent les uns dans les autres. L’union de l’esprit et de l’ensemble corporel représente au contraire une liaison indicible et impensable : elle ne se fait pas dans le corps (comment l’incorporel serait-il au pouvoir du corps ?) ; elle ne se réalise pas non plus à l’extérieur (comment l’incorporel contiendrait-il en lui quoi que ce soit ?). Mais l’esprit, selon un mode hors de toute imagination et de toute pensée, s’approchant de notre nature de telle sorte qu’il se joint à elle, est à la fois en elle et autour d’elle, sans pourtant y avoir son siège ni l’enfermer en lui. On ne peut dire que ceci : la fidélité de la nature à marcher dans sa voie permet l’exercice de la pensée. Mais le moindre écart en elle en rend boiteux le mouvement. XV
Revenons à la parole de Dieu : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance » . Certains « philosophes de l’extérieur » ont eu sur l’homme des idées vraiment mesquines et indignes de sa noblesse. Ils ont cru glorifier l’humanité en la comparant à ce monde-ci. Ils appellent l’homme un « microcosme », composé des mêmes éléments que l’univers . Par ce nom pompeux, ils ont voulu faire l’éloge de notre nature, mais ils n’ont pas vu que ce qui faisait pour eux la grandeur de l’homme appartenait aussi bien aux cousins et aux souris. Ceux-ci sont composés des quatre éléments, comme absolument tous les êtres animés, à un degré plus ou moins grand, en sont formés, car sans eux aucun être sensible ne peut subsister. Quelle grandeur y a-t-il pour l’homme a être l’empreinte et la ressemblance de l’univers ? Ce ciel qui tourne, cette terre qui change, ces êtres qui y sont enfermés passent avec ce qui les entoure. XVI
Selon l’Église, en quoi consiste la grandeur de l’homme? Non à porter la ressemblance de l’univers créé, mais à être à l’image de la nature de celui qui l’a fait. Quel est le sens de cette attribution d’« image » ? Comment, dira-t-on, l’incorporel est-il semblable au corps ? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l’éternel ? Ce qui se modifie à ce qui ne change pas ? À ce qui est libre et incorruptible ce qui est soumis aux passions et à la mort ? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en tout temps habite et grandit avec lui ? Il y a une grande différence entre le modèle et celui qui est « à l’image ». Or l’image ne mérite parfaitement son nom que si elle ressemble au modèle. Si l’imitation n’est pas exacte, on a affaire à quelque chose d’autre, mais non à une image. Comment donc l’homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature incorruptible, pure et éternelle ? Seul celui qui est la vérité sait clairement ce qu’il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce que nous supposons : D’un côté, la parole divine ne ment pas, lorsqu’elle fait de l’homme l’image de Dieu ; de l’autre, la pitoyable misère de notre nature n’a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie impassible. Il faut choisir : quand nous mettons en comparaison Dieu et notre nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l’humanité est établie dans la liberté de l’esprit, si l’on veut chez les deux à la fois parler de ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l’exactitude de la parole divine : « L’homme a été fait à l’image de Dieu » ? Revenons à la divine Écriture elle-même pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil conducteur. Après la parole : « Faisons l’homme à notre image » et après avoir indiqué la fin de cette création, elle poursuit : « Dieu fit l’homme et Il le fit à son image. Il les fit mâle et femelle…». Déjà précédemment, on a vu que cette parole a été proférée à l’avance contre l’impiété des hérétiques, afin de nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l’homme « à l’image de Dieu », il n’y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils, puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l’un et l’autre, celui qui a fait l’homme et celui à l’image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour revenir à notre sujet : Comment, si la divinité est heureuse et l’humanité malheureuse, se peut-il que l’Écriture dise celle-ci « à l’image » de celle-là ? XVI
Examinons soigneusement les expressions. Nous découvrirons ceci : autre chose est ce qui est à l’image, autre chose ce que nous voyons maintenant dans le malheur. « Dieu fit l’homme », dit l’Écriture. « Il le fit à l’image de Dieu. » La création de celui qui est selon l’image a dès lors atteint sa perfection. Puis l’Écriture reprend le récit de la création et dit : « Dieu les fit mâle et femelle ». Tous savent, je pense, que cet aspect est exclu du prototype : « Dans le Christ Jésus, en effet, comme dit l’Apôtre, il n’y a ni mâle ni femelle. » Et pourtant l’Écriture affirme que l’homme a été divisé selon le sexe. Donc double est en quelque sorte la création de notre nature : celle qui nous rend semblable à la Divinité, celle qui établit la division des sexes. C’est bien une pareille interprétation que suggère l’ordre même du récit : l’Écriture dit en premier lieu : « Dieu fit l’homme ; à l’image de Dieu, Il le fit. » Dans la suite seulement, elle ajoute : « Il les fit mâle et femelle », division étrangère aux attributs divins . XVI
L’Écriture nous donne ici, je crois, un enseignement d’une grande élévation. Voici quel il est : entre deux extrêmes opposés l’un à l’autre, la nature humaine tient le milieu, entre la nature divine et incorporelle et la vie de l’irrationnel et de la brute. En effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux ordres : de la Divinité, il a la raison et l’intelligence qui n’admettent pas en elles la division en mâle et femelle ; de l’irrationnel, il tient sa constitution corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine possède l’un et l’autre caractère dans leur intégralité. XVI
Mais l’esprit tient le premier rang, comme nous l’apprenons par l’ordre que suit le narrateur de la Genèse de l’homme. Ce n’est que secondairement que vient pour celui-ci son union et sa parenté avec l’irrationnel. Il est dit d’abord en effet : « Dieu fit l’homme à l’image de Dieu », montrant par ces mots que, comme dit l’Apôtre , dans un tel être, « il n’y a ni mâle ni femelle ». Ensuite le récit ajoute les particularités de la nature humaine, à savoir, « il les fit mâle et femelle ». XVI
Dieu est par sa nature tout ce que notre pensée peut saisir de bon. Bien plus il dépasse toutes les conceptions et toutes les expériences que nous avons du bien et, s’il crée la vie humaine, il n’a d’autre raison que sa bonté. XVI
Ceci posé, quand pour ce motif il s’élance à la création de notre nature, il ne manifeste pas à demi sa bonté toute puissante, donnant d’un côté de ses biens, pour se montrer jaloux par ailleurs de la participation qu’il en fait. Mais la perfection de sa bonté consiste à faire passer l’homme du non-être à l’être et à ne le priver d’aucun bien. XVI
La recension de ces bienfaits un à un serait longue : aussi n’est-il pas possible d’en parler en détail. L’Écriture, les résumant d’un mot qui englobe tout, les a désignés de la sorte : « C’est à l’image de Dieu que l’homme a été fait. » Ce qui équivaut à dire : il a rendu la nature humaine participante de tout bien. En effet, si la Divinité est la plénitude de tout bien et si l’homme est à son image, est-ce que ce n’est pas dans cette plénitude que l’image aura sa ressemblance avec l’archétype ? Donc, en nous, sont toutes les sortes de bien, toute vertu, toute sagesse et tout ce que l’on peut penser de mieux. Un de ces biens consiste à être libre de tout déterminisme, à n’être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, dans ses décisions, une volonté indépendante. La vertu, en effet, est sans maître et spontanée ; tout ce qui se fait par contrainte ou violence n’en est pas. XVI
La différence qui tient à cette particularité entraîne après elle d’autres particularités. Universellement on admet le caractère immuable et toujours identique à lui-même de la nature incréée, tandis que la nature créée ne peut avoir de consistance que dans le changement. Le passage même du non-être à l’être est un mouvement et une modification pour celui que la volonté divine fait passera l’existence. Lorsque l’Évangile nous présente les traits empreints sur le bronze comme l’image de César, il nous fait entendre que si intérieurement il y a une ressemblance entre la représentation et César, il y a de la différence dans le sujet ; de la même manière, dans le raisonnement qui nous occupe, si, au lieu de nous attacher aux traits extérieurs, nous considérons la nature divine et la nature humaine, dans le sujet de chacun nous découvrons la différence qui est que l’un est incréé, l’autre créé. Alors donc que l’un est identique et demeure toujours, l’autre, produit par une création, a commencé à exister par un changement et se trouve naturellement enclin à se modifier de la sorte . XVI
Quand l’Écriture dit : « Dieu créa l’homme », par l’indétermination de cette formule, elle désigne toute l’humanité. En effet, dans cette création Adam n’est pas nommé, comme l’histoire le fait dans la suite : le nom donné à l’homme créé n’est pas « un tel » ou « un tel », mais celui de l’homme universel. Donc, par la désignation universelle de la nature, nous sommes amenés à supposer quelque chose comme ceci : par la prescience et par la puissance divine, c’est toute l’humanité qui, dans cette première institution, est embrassée . XVI
Car ce n’est pas dans une partie de la nature que se trouve l’image, pas plus que la beauté ne réside dans une qualité particulière d’un être, mais c’est sur toute la race que s’étend également cette propriété de l’image. La preuve, c’est que l’esprit habite semblablement chez tous et que tous peuvent exercer leur pensée, leurs décisions ou ces autres activités par lesquelles la nature divine est représentée chez celui qui est à son image. Il n’y a pas de différence entre l’homme qui est apparu lors du premier établissement du monde et celui qui naîtra lors de l’achèvement du tout : tous portent également l’image divine . XVI
C’est pourquoi un seul homme a servi à désigner l’ensemble parce que pour la puissance de Dieu, il n’y a ni passé ni futur, mais ce qui doit arriver comme ce qui est passé est pareillement soumis à son activité qui embrasse le tout. Aussi toute la nature qui s’étend du début jusqu’à la fin constitue une image unique de celui qui est. La distinction de l’humanité en homme et femme, à mon avis, a été, pour la cause que je vais dire, surajoutée après coup au modelage primitif. XVI
Avant d’explorer l’objet de ce chapitre, peut-être vaut-il mieux chercher la solution d’une difficulté de nos adversaires. Ils disent qu’avant la faute, le récit ne parle ni d’enfantement, ni des douleurs qui l’accompagnent, ni d’instinct de procréation. Quand Dieu chasse Adam et Ève du paradis après leur faute et que la femme est condamnée aux douleurs de l’enfantement, alors seulement Adam vient connaître sa compagne en mariage et la première procréation a lieu. Si donc dans le Paradis il n’y avait ni mariage ni douleurs ni enfantement, il est, à leur avis, nécessaire d’en conclure que la multiplication de la vie humaine ne se serait pas faite, si le bienfait de l’immortalité ne nous avait été enlevé pour nous faire mortels et si le mariage, grâce aux naissances, n’avait préservé la nature, en amenant à la vie de nouveaux êtres à la place des disparus. Si bien que d’une certaine façon la faute qui s’introduit dans la vie humaine eut son utilité : sans elle, la race humaine en serait restée au couple primitif, puisque la crainte de la mort n’aurait pas été là pour pousser la nature à se reproduire. XVII
Le mode de multiplication de la nature angélique peut être indicible et impensable aux conjectures humaines : ce qui est sûr, c’est qu’il y en a un. Ce mode de multiplication aurait été aussi celui des hommes dont la nature est si proche de celle des anges et il aurait porté l’humanité jusqu’au terme fixé par la volonté de son Créateur. Et si quelqu’un a du mal à concevoir ce mode de génération pour l’humanité, dans le cas où elle n’aurait pas eu besoin du concours du mariage, à notre tour, nous le prierons de nous dire comment les anges existent et comment leurs myriades constituent une espèce unique et en même temps peuvent être dénombrées. A celui donc qui met en avant l’impossibilité pour l’homme d’être sans le mariage, nous sommes fondés à donner cette réponse : l’homme serait sans le mariage comme les anges eux-mêmes, puisque notre ressemblance avec les anges avant la chute nous est prouvée par le rétablissement des choses dans leur premier état. XVII
Celui qui amène toutes choses à l’être et qui, dans son propre vouloir, forme tout l’homme selon l’image divine, répugne à voir se constituer la plénitude numérique des âmes humaines par les apports successifs de générations ; sa puissance presciente conçoit globalement dans son ensemble toute la nature humaine et l’élève au pied d’égalité avec les anges. Mais, comme sa puissance qui voit tout lui montre à l’avance la déviation de notre liberté hors de la route droite et la chute qui s’ensuit, loin de la vie des anges, afin de ne pas mutiler le total des âmes humaines qui ont perdu le mode d’accroissement de l’espèce angélique, Dieu, pour ces raisons, établit pour notre nature un moyen plus adapté à notre glissement dans le péché : au lieu de la noblesse des anges, il nous donne de nous transmettre la vie les uns aux autres, comme les brutes et les êtres sans intelligence. De là vient sans doute que le grand David, prenant en pitié la misère humaine, gémit sur nous en ces termes : « L’homme qui était en dignité n’a pas compris » , – en dignité, c’est-à-dire dans un état pareil à celui des anges. A cause de cela, continue-t-il, il a été rejeté dans la compagnie des bêtes sans raison et leur est devenu semblable. Il est réellement devenu bestial, celui qui a reçu ce genre de naissance qui le fait déchoir, à cause de son penchant vers la matière. XVII
Tel est, selon moi, le principe de chacune des « dispositions passionnelles », qui, jaillissant comme d’une source, ont débordé sur la vie humaine . La preuve en est en ce que ces mouvements qui se manifestent chez nous nous sont communs avec les animaux. En effet on ne peut strictement attribuer à la nature humaine, qui porte les traits de la forme même de Dieu, l’origine de ces dispositions. Mais comme les animaux sont venus dans le monde avant l’homme et que, pour la raison dite plus haut, ils lui ont communiqué quelque chose de leur nature, à savoir ce qui concerne la naissance, l’homme a aussi en commun avec eux leurs autres particularités. XVIII
La colère ne peut être un point de ressemblance entre Dieu et l’homme ; le plaisir ne saurait non plus définir la nature supérieure et la lâcheté, l’audace, le désir des grands biens, la haine de toute condition inférieure et tous les sentiments semblables ne sont guère des notes qui conviennent à la Divinité. Ces caractères, c’est de la nature irrationnelle que la nature humaine les tire. Toutes les protections qui servent à la conservation de la vie animale, transportées dans la vie humaine, donnent ces mouvements des « passions ». Ainsi le courage préserve les carnivores ; la recherche de la volupté est la sauvegarde des plus féconds. Ceux qui n’ont pas de forces, la lâcheté les protège et la crainte ceux qui sont d’une prise facile aux forts ; la gloutonnerie garde ceux qui sont d’un grand embonpoint. Et quand ils ne peuvent contenter leurs plaisirs, les animaux connaissent aussi le chagrin. Dans la constitution de l’homme, toutes ces dispositions et autres semblables se sont introduites à la suite de notre naissance animale. Qu’on me permette une comparaison entre l’image de l’homme et l’une de ces curieuses créations des sculpteurs. De même que dans certains modelages, l’on voit sculptée une double forme, que les artistes ont imaginée pour la stupeur des passants, représentant dans une seule tête deux visages d’aspect différent, de même, semble-t-il, l’homme porte la ressemblance de deux objets opposés. Par son esprit déiforme, il porte les traits de la beauté de Dieu ; par les poussées en lui de ces « mouvements », la similitude de la brute. XVIII
Souvent aussi son raisonnement s’abrutit, par son penchant et son comportement animal et la plus mauvaise partie de notre être recouvre la meilleure. Lorsqu’en effet quelqu’un ramène toute son activité spirituelle à ces « mouvements » et force son raisonnement à se faire leur serviteur, il se produit un renversement de l’empreinte de Dieu en nous vers l’image de la brute ; toute notre nature est reconstruite à ce modèle, comme si notre raisonnement ne cultivait plus que les principes des passions et les faisait proliférer en abondance. Mettant son activité particulière à leur service, il donne naissance à un véritable amas d’absurdités, Ainsi le désir de la volupté dont le principe en nous est notre ressemblance avec les animaux prend dans les péchés des hommes une telle extension et donne naissance à de telles variétés de fautes de plaisir qu’on n’en trouve pas de pareilles chez les animaux. L’excitation à la colère est de même famille que l’instinct des bêtes, mais chez nous elle se développe par l’aide que lui apportent nos raisonnements. De là viennent le ressentiment, l’envie, le mensonge, les embûches, l’hypocrisie. Tous ces sentiments sont le produit de la mauvaise culture de l’esprit. Si en effet ces mouvements sont privés de l’aide de nos raisonnements, la colère n’a ni durée ni vigueur : comme une bulle d’eau, à peine née, elle crève. Ainsi ce qui est gloutonnerie chez les porcs devient chez nous cupidité et la hauteur du cheval devient de l’orgueil. Tous les instincts qui venaient chacun de la nature irrationnelle de la bête, chez nous sont transformés en vices par le mauvais usage de l’esprit. XVIII
Mais comme l’inclination produite en nous par le péché nous alourdit et nous porte vers le bas, la plupart du temps, c’est le contraire qui a lieu. La partie supérieure de l’âme est bien plus tirée vers le bas par la lourdeur de la nature irrationnelle qu’elle n’aspire vers les hauteurs notre lourdeur matérielle. Aussi fréquemment notre misère fait méconnaître le don divin et, comme un masque hideux, les mouvements de la chair recouvrent les beautés de l’image. C’est l’excuse de ceux qui, s’attachant à ces constatations, font difficulté d’admettre qu’il y ait en nous la forme divine. XVIII
Mais grâce à ceux dont la vie s’est redressée, on peut encore voir parmi les hommes l’image divine. Si en effet une vie toute aux passions et à la chair nous dissuade d’admettre en l’homme la parure de la beauté de Dieu, la vie de celui qui par la vertu s’est élevé loin des souillures consolidera en nous une meilleure idée de l’homme. Il est plus simple de prendre un exemple : la souillure du péché a effacé la beauté de leur nature en certains hommes dont les fautes sont connues, comme Jéchonias ou quelque autre célèbre par ses vices. Mais si vous regardez Moïse ou ceux qui lui ont ressemblé, ils ont gardé dans sa pureté la forme de l’image. Et la vue de ceux en qui l’image n’a pas été obscurcie confirme notre foi en la création de l’homme comme image de Dieu. XVIII
Malgré tout, quelqu’un rougit peut-être de la nécessité où nous sommes de manger comme les animaux pour entretenir notre vie et il en conclut qu’il est indigne de croire l’homme à l’image de Dieu. EH bien ! qu’il espère que cette charge sera un jour enlevée à la nature dans la vie que nous attendons : « Le royaume de Dieu, comme dit l’Apôtre, n’est pas manger et boire » et le Seigneur a affirmé que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu . La résurrection fera paraître en nous une vie semblable à celle des anges. Or pour les anges, il n’est pas question de manger. Nous avons donc tout ce qu’il faut pour croire qu’un jour l’homme sera débarrassé de cette charge, lui qui vivra comme les anges. XVIII
Donc l’expression « tout arbre » désigne la même chose que l’arbre de vie, celui dont l’Écriture fait don pour sa nourriture à celui qui a été façonné selon Dieu. Un autre arbre est entièrement distingué de celui-là : c’est celui dont la manducation met en nous la connaissance du bien et du mal : non que de sa nature, il produise en partie l’un et l’autre de ces opposés, mais il fait fleurir un fruit tout mélangé, composé des qualités contraires. Le maître de la vie nous empêche d’en manger ; le serpent nous le conseille, afin de donner ainsi une entrée à la mort. Et son conseil est persuasif, car il entoure le fruit de belles couleurs et de charme, afin qu’il paraisse agréable et qu’il excite en nous le désir d’en goûter. XIX
Ni un mal absolu, puisque la bonté fleurit tout autour, ni un bien sans mélange, puisque le mal s’y cache, mais un mélange des deux, tel est le fruit de l’arbre défendu, selon l’Écriture qui n’a d’autre but que de répéter cette vérité que le bien réel est par nature sans composition, que sa forme est simple et qu’il est étranger à toute duplicité et à toute union avec son contraire, tandis que le mal est bigarré et se présente de telle sorte qu’on le tient pour une chose et qu’à l’expérience il se révèle tout autre : sa connaissance, c’est-à-dire la prise de contact avec lui dans l’expérience, est le commencement et le fondement de la mort et de la corruption. XX
C’est pourquoi le Serpent met en avant le fruit mauvais du péché, mais sans mettre au grand jour le mal tel qu’il est par nature : l’homme ne serait pas trompé par le mal, s’il éclatait à ses yeux ; mais le démon, faisant briller la grâce extérieure des apparences et, comme un charlatan, charmant notre goût par quelque plaisir des sens, apparaît à la femme digne de confiance, ainsi que dit l’Écriture : « Et la femme vit que le fruit était bon à manger et agréable à voir et agréable à contempler. Ayant pris du fruit, elle en mangea » . Cette nourriture est pour les hommes la mère de la mort. Et cela est précisément le mélange des fruits que porte l’arbre, l’Écriture voulant indiquer clairement le sens selon lequel elle déclare ce bois capable de faire connaître le bien et le mal : il a la malice de ces poisons qui sont préparés avec du miel : selon qu’ils flattent le sens, ils paraissent bons ; selon qu’ils font périr celui qui les prend, ils sont le dernier des maux. XX
Lors donc que ce poison funeste eut produit ses effets sur la vie humaine, alors l’homme, dont la création et le nom sont pleins de grandeur, cette image de la nature divine, devint semblable, comme dit le Prophète , aux créatures frivoles. Et ainsi l’image ne réside plus que dans les parties les plus sublimes de notre être ; les tristesses et les misères de la vie présente n’ont rien à voir avec notre ressemblance divine. XX
Le vice n’est pas si fort qu’il puisse avoir le dessus sur la puissance du bien et l’inconstance de notre nature ne saurait avoir plus de force ou de stabilité que la sagesse de Dieu. Car l’être toujours mobile et changeant ne peut l’emporter en fixité sur celui qui, établi dans le bien, est toujours identique à lui-même. Tandis que le vouloir divin, partout et toujours, reste immuable, notre nature mobile ne s’arrête pas, même dans le mal. XXI
Ainsi, comme j’ai dit, notre nature, dans son mouvement perpétuel, repart sur le chemin du bien, car le souvenir des erreurs passées lui a appris à ne plus se laisser prendre aux mêmes fautes. Et notre course reprendra dans le bien, parce que la nature du mal doit être enclose dans des limites. XXI
Selon les astronomes, en ce monde tout rempli de lumière, l’ombre est formée par l’interposition du corps de la terre. Mais l’ombre, d’après la forme sphérique de celle-ci, est enfermée sur la partie arrière par les rayons du soleil et prend la forme d’un cône. Le soleil, lui, plusieurs fois plus grand que la terre, l’encercle de toutes parts de ses rayons et, à la limite du cône, réunit entre eux les points d’attache de la lumière. Supposons maintenant que l’on puisse franchir la limite de la zone obscure ; l’on se trouvera dans une lumière jamais interrompue par les ténèbres . De la même façon, lorsqu’ayant franchi la limite du vice, nous serons parvenus au sommet de l’ombre formée par le péché, de nouveau nous établirons notre vie dans la lumière, car la nature du bien comparée à l’étendue du vice déborde infiniment toutes limites. De nouveau, nous connaîtrons le paradis, de nouveau nous connaîtrons cet arbre, qui est l’arbre de vie. De nouveau, la beauté de l’image et notre première dignité . Ici je n’entends parler d’aucun de ces biens, dont Dieu a fait aux hommes un besoin pour leur vie, mais de l’espérance d’un autre royaume, dont la description demeure impossible. XXI
Je reprends ce que j’ai dit au début : « Faisons l’homme, dit Dieu, à notre image et ressemblance. Et Dieu fit l’homme ; à l’image de Dieu, Il le fit. » Cette image de Dieu, qui réside en la nature humaine prise dans son ensemble, a atteint sa perfection. Adam, à ce moment, n’existait pas encore. En effet, étymologiquement, d’après ceux qui savent l’hébreu, Adam signifie « ce qui est formé de terre ». Aussi l’Apôtre, qui connaît bien sa langue maternelle, appelle l’homme fait de la terre « le terreux » , traduisant en grec le nom d’Adam. Donc l’homme a été fait selon l’image, c’est-à-dire la nature du tout, la créature semblable à Dieu. La toute-puissance de sa sagesse n’a pas produit une partie seulement de ce tout, mais en bloc tout le « plérôme » de notre nature. Il savait bien, lui qui a en ses mains les limites de toutes choses, selon le mot de l’Écriture : « En sa main, sont les limites de la terre » , il savait, lui qui connaît chaque être avant même son apparition, et il tenait dans sa pensée le nombre exact de tous les individus composant l’humanité. XXII
Comme Dieu vit dans l’ouvrage que nous étions notre inclination vers le mal et comme il vit que, par notre déchéance spontanée de la dignité que nous partagions avec les anges, nous chercherions à nous unir avec ce qui était au-dessous de nous, pour ce motif il mêla à sa propre image quelque chose de l’irrationnel. Car ce n’est pas à la nature divine et bienheureuse que peut appartenir la division en mâle et femelle. Dieu applique à l’homme un caractère du règne animal, refusant à notre race le mode de propagation en rapport avec la grandeur de notre création. Ce n’est pas en effet lorsqu’il créa l’homme à son image qu’il y adjoignit le pouvoir de se développer et de se multiplier, mais lorsqu’il divisa l’homme en mâle et en femelle. Alors il dit : « Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre. » Ce genre d’accroissement n’est pas un caractère de la nature divine, mais de l’animal, comme le fait entendre le récit qui prête d’abord ces paroles à Dieu quand il s’agit des animaux. Car si, avant la division en mâle et femelle, il avait prononcé ces mots pour donner à l’homme le pouvoir de se multiplier, nous n’aurions pas besoin de ce mode de reproduction qui est celui des animaux. XXII
Ceux qui tiennent la doctrine contraire, en effet, s’efforcent d’établir que la matière est coéternelle à Dieu et pour fonder cette façon de penser, ils usent des arguments suivants : d’un côté, la nature de Dieu est simple, sans matière, sans qualité, grandeur ou composition ; elle ne connaît aucune délimitation extérieure. De l’autre, toute matière se définit par son extension dans l’espace et est soumise à la perception sensible, puisqu’elle se fait connaître à nous par la couleur, la forme extérieure, le poids, la quantité, la résistance et toutes les autres qualités dont on ne peut absolument pas admettre l’existence dans la nature divine. Or comment imaginer que la matière vienne d’un être immatériel ? que ce qui a des dimensions vienne de ce qui n’en a pas ? Si l’on croit que la matière tire de Dieu son origine, il faut admettre que d’une façon inexplicable elle est en Dieu, d’où elle viendrait ainsi à l’existence. Mais si la matière est en Dieu, comment celui qui la contient est-il immatériel ? Il faut en dire autant de toutes les autres caractéristiques de la nature matérielle : si la quantité est en Dieu, comment Dieu est-il sans elle ? S’il contient en lui l’être composé, comment est-il simple, sans parties ni composition ? Aussi on doit conclure : ou Dieu est nécessairement matériel, puisque la matière tire de lui son origine, ou, si on veut éviter cette conséquence, il faut supposer qu’il prend hors de lui la matière dont il a besoin pour la formation de l’univers. En conséquence, si la matière était hors de Dieu, il faudrait absolument admettre un principe différent de lui, qui lui soit coéternel et n’ait pas d’origine. On en vient à poser la coexistence de deux principes sans commencement ni origine, celui dont l’art réalise le monde et celui sur lequel il s’applique. Une telle théorie qui admet comme une nécessité la coexistence éternelle de Dieu et de la matière est une approbation donnée aux idées des Manichéens qui mettent sur le même plan, comme incréées l’une et l’autre, la cause matérielle et la nature du bien . XXIII
Nous n’avons pas à classer parmi les opinions indémontrables notre opinion sur la matière, qui fait dépendre l’existence de celle-ci de l’Être purement spirituel et sans matière. Nous découvrirons en effet que la matière n’est faite tout entière que d’un ensemble de qualités dont nous ne pouvons la dépouiller une à une sans la rendre absolument incompréhensible à la raison. Par ailleurs chaque espèce de qualité peut être mentalement isolée du sujet où elle se trouve. Or la raison est un mode de connaissance spirituel, qui n’a rien de corporel. Ainsi prenez un vivant, du bois, ou quelque autre objet ayant une organisation matérielle ; souvent nous considérons par abstraction, à part du sujet où elles sont, des qualités dont l’idée que nous nous en faisons se distingue nettement d’une autre considérée en même temps. Ainsi l’idée que nous avons de la couleur diffère de celle de poids, de quantité et de toucher. La malléabilité d’un corps, sa double épaisseur, ses autres qualités ne se confondent, dans notre idée, ni entre elles ni avec le corps en question. Pour chacune d’elles, nous trouvons une définition propre qui la signifie et qui ne la confond pas avec quelqu’une des autres qualités considérées en ce corps. Si donc la couleur est un « objet de pensée » et de même la résistance, la quantité et toutes les autres propriétés des corps, et si en même temps, lorsque l’on enlève au corps considéré chacune de ces qualités, on fait disparaître par le fait toute l’idée que nous en avons, il serait logique de supposer que la rencontre de ces qualités dont l’absence se trouve être cause de la disparition du corps, donne naissance aux êtres matériels. Comme il n’y a pas de corps, sans qu’il n’y ait en même temps couleur, forme extérieure, résistance, étendue, pesanteur et toutes les autres particularités, – attributs qui, pris à part, ne sont pas un corps, mais se sont révélés quelque chose d’autre, – ainsi à l’inverse, leur rencontre donne l’existence aux corps. Mais si la compréhension de chacune de ces propriétés est un « acte d’intelligence » et si la Divinité est aussi par nature une « substance intelligible », il n’y a rien d’invraisemblable à ce que ces qualités soient des principes purement spirituels venant d’une nature incorporelle pour la production des corps : la nature spirituelle donne l’existence à des forces spirituelles et la rencontre de celles-ci donne naissance à la matière . XXIV
Puis il s’élève encore dans ses miracles et, par une puissance plus grande, il met les hommes sur la route de la foi en la Résurrection. L’Écriture parle de Naïm, ville de Judée. En cette ville, était le fils unique d’une veuve ; il n’était plus un enfant, encore au rang des adolescents : il atteignait l’âge d’homme. L’Écriture l’appelle un « jeune homme ». Le récit dit beaucoup en quelques lignes : c’est un vrai chant de deuil. La mère du mort, dit-il, était veuve. Vous voyez la profondeur du malheur et combien en peu de mots l’Écriture rend tout le tragique du mal. Que dit-elle en effet ? que la mère n’avait même plus l’espoir d’avoir d’autres enfants pour se guérir de la perte de celui-là : « Cette femme était veuve. » Elle ne pouvait porter ses yeux sur un autre enfant qui remplacerait le disparu : « Ce fils était unique. » La grandeur de ce malheur, tous ceux qui ne sont pas étrangers à la nature la comprendront sans peine : elle n’avait connu que lui dans ses entrailles, elle n’avait allaité que lui à son sein ; lui seul était la gaieté de sa table ; lui seul illuminait de joie la maison, quand elle le voyait jouer, travailler, faire de la gymnastique, vivre joyeux, s’en aller en public, dans les palestres ou dans les assemblées de jeunes ; lui seul était tout ce qu’il y a de doux et de précieux aux yeux d’une mère. Il était en âge de se marier et était l’unique rejeton de sa famille, le rameau de sa succession et le bâton de sa vieillesse. La mention de l’âge, en particulier, est encore un chant de deuil : l’Écriture, le désignant comme un « jeune homme », exprime la fleur de l’âge qui s’est consumée, le duvet encore tendre, la barbe qui pousse à peine et les joues encore brillantes de beauté. Que devait donc éprouver la mère ? Ses entrailles brûlaient comme un feu. Quelle amertume devait avoir son chant de deuil, tandis qu’elle entourait le cadavre dans ses bras ! Comme elle devait retarder pour le mort les soins funèbres et se remplir du malheur par des gémissements incessants. Alors l’Évangile n’omet pas non plus ce trait : « La voyant, Jésus fut remué profondément. S’avançant, il toucha le cercueil et les porteurs s’arrêtèrent. Puis il dit au mort : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi. Et il le rendit vivant à sa mère. » Bien qu’il ne fût pas encore déposé dans le tombeau, le jeune homme était mort depuis assez longtemps. L’ordre du Seigneur est le même que précédemment, mais le miracle est plus grand. XXV
Quatre jours s’étaient écoulés depuis l’événement ; les rites habituels avaient été accomplis pour le mort et le corps était déposé dans le tombeau. Sans doute le cadavre se gonflait déjà ; il commençait à se corrompre et à se dissoudre dans les profondeurs de la terre, selon les lois normales. C’était un objet à fuir, lorsque la nature se vit contrainte de rendre de nouveau à la vie ce qui déjà se dissolvait et était d’une odeur repoussante. Alors l’oeuvre de la résurrection universelle est amenée à l’évidence par une merveille que tous peuvent constater. Il ne s’agit pas ici d’un homme qui se relève d’une maladie grave ou qui, près du dernier soupir, est ramené à la vie ; il ne s’agit pas de faire revivre un enfant qui vient de mourir ou de délivrer du cercueil un jeune homme que l’on portait en terre. Il s’agit d’un homme âgé qui est mort et dont le cadavre, déjà flétri et gonflé, tombe en dissolution au point que ses proches ne supportent pas de faire approcher le Seigneur du tombeau, à cause de la mauvaise odeur du corps qui y est déposé. Or cet homme, par une seule parole, est rendu à la vie et ainsi est fondée l’assurance de la Résurrection : ce que nous attendons pour le tout, nous l’avons concrètement réalisé sur une partie. De même, en effet, que dans la rénovation de l’univers, comme dit l’Apôtre, le Christ lui-même descendra en un clin d’oeil, à la voix de l’Archange, et par la trompette fera lever les morts pour l’immortalité , de la même façon maintenant celui qui, au commandement donné, secoue dans le tombeau la mort comme on secoue un songe et qui laisse tomber la corruption des cadavres qui l’atteignait déjà, bondit du tombeau dans son intégrité et en pleine santé, sans que les bandelettes qui entourent ses pieds et ses mains l’empêchent de sortir. XXV
Il y a des gens qui, par suite du manque de vigueur de nos raisons humaines, jugent à notre mesure la puissance divine et tiennent pour impossible à Dieu tout ce que nous ne pouvons comprendre. Ils nous montrent l’anéantissement de ceux qui sont morts depuis longtemps, les restes de ceux qui ont été réduits en cendres par des bûchers ; ils y joignent le cas des carnivores, et ce poisson qui, ayant dévoré la chair d’un naufragé, est devenu à son tour la nourriture des hommes et que la digestion a transformé dans le corps même de celui qui l’a mangé . Ils passent encore en revue beaucoup d’autres raisons méprisables et indignes de la toute-puissance de Dieu, pour renverser notre doctrine, comme si Dieu ne pouvait pas à nouveau par les mêmes chemins rétablir l’homme en sa nature par le moyen de la Résurrection. XXVI
L’entretien du Christ sur l’Enfer montre que dans l’âme, même après sa séparation, demeurent des marques distinctives du composé que nous étions : alors que les corps sont déposés dans le tombeau, les âmes conservent quelque signe corporel, qui permet de reconnaître Lazare et ne permet pas au riche de rester inconnu. Il n’est donc pas invraisemblable de croire que les corps qui ressuscitent laissent la masse commune pour retourner aux êtres particuliers. Celui qui examine avec plus d’attention notre nature n’aura aucun mal à l’admettre. XXVII
Notre être, en effet, n’est pas tout entier dans l’écoulement et la transformation. S’il n’avait aucune fixité naturelle, il serait absolument incompréhensible. En réalité, il est plus exact de dire qu’une partie de notre être demeure, tandis que l’autre est soumise à l’altération. Notre corps devient autre, quand il grandit ou diminue, et il revêt, comme des vêtements, des âges successifs. Mais à travers ce mouvement demeure inchangée la « forme » (eidos) propre de notre être : celle-ci ne perd pas les caractères une fois reçus de la nature, mais demeure visible avec ses caractéristiques particulières, malgré toutes les modifications corporelles. Sans doute il faut mettre à part le changement produit par la maladie, qui affecte l’ « aspect extérieur » (eidos) ; alors le masque de la maladie déforme cet « aspect » et prend sa place. Mais par la pensée on peut enlever ce masque et imaginer ce qui arriva pour Naaman le Syrien et pour les lépreux dont l’Évangile raconte l’histoire. Alors à nouveau, l’ « aspect » que nous voilait la maladie, la santé nous le rend avec ses caractères propres. XXVII
On dit que le « vif argent », versé du vase qui le contient sur un sol plat et poussiéreux, se répand à terre en minces paillettes. Si vous réunissez à nouveau ce qui est dispersé un peu partout, les éléments séparés se rassemblent spontanément et rien ne peut empêcher ce mélange naturel. Il se passe certainement, je pense, quelque chose d’identique en ce qui concerne le composé humain : que la possibilité lui en soit seulement donnée par Dieu et les parties se réunissent spontanément les unes aux autres, selon leurs rapports, sans que le restaurateur de la nature ait à produire aucun travail. Considérez les produits du sol : la nature n’a aucune peine à transformer le grain de blé, de millet ou quelque autre semence de blé ou de légumes en paille et en épis. Sans mal et spontanément, chaque semence aspire en elle de la terre commune la nourriture appropriée : pour toutes ces productions, le suc nécessaire est donné sous forme globale, mais chaque plante qui se nourrit de ce suc tire à elle pour son développement particulier, ce qui lui revient spécialement. Quoi d’extraordinaire si, dans le cas de la Résurrection, comme dans celui des semences, chaque ressuscité attire à lui les éléments qui lui appartiennent ? XXVII
De tout ceci vous pouvez conclure que notre enseignement sur la Résurrection n’est pas du domaine des faits qui sortent de notre expérience. Nous n’avons rien dit pourtant du fait qui nous est encore le plus connu, à savoir les débuts mêmes de la formation de notre être. Qui ne sait l’oeuvre admirable de la nature, ce que reçoit en lui le sein maternel et ce qu’il produit ? Ne voyez-vous pas que la semence jetée dans le sein maternel pour servir d’origine à notre organisme corporel est simple d’une certaine façon et présente des parties toutes semblables ? Or qui pourrait exprimer la variété de l’ensemble qui en est formé ? Si vous ne connaissiez les oeuvres ordinaires de la nature, pourriez-vous croire possible ce qui arrive, que le moindre petit élément soit l’origine d’une oeuvre pareille ? Et quand je parle d’une grande oeuvre, je ne regarde pas seulement la formation du corps, mais ce qui, plus que tout, est digne d’admiration, à savoir, notre âme et tous ses attributs. XXVII
La cause de cette absurdité est la croyance en la préexistence des âmes. Le principe à la base de cette opinion l’entraîne logiquement de proche en proche jusqu’à des conclusions invraisemblables. Si l’âme, tirée, à cause du vice, de cet état plus élevé où elle est, après avoir goûté une fois, comme ils disent, à la vie corporelle, devient homme à son tour et si on doit reconnaître que cette vie charnelle est toute soumise aux passions en comparaison de la vie éternelle et incorporelle, il s’ensuit nécessairement que l’âme, dans cette vie où elle trouve en grand nombre les occasions de pécher, en vient à une malice plus grande et connaît de plus en plus l’esclavage des passions. Or, pour l’âme humaine, cet esclavage consiste à ressembler aux animaux. Comme donc elle s’est rapprochée d’eux par sa nature, elle tombe dans la nature bestiale et, une fois sur le chemin du vice, elle ne peut s’arrêter dans la voie qui l’emmène au mal, pas même dans l’irrationnel. L’arrêt dans ce mal est déjà une reprise du chemin vers la vertu. Or il n’est pas question de vertu parmi les animaux. Donc nécessairement l’âme ne cessera de passer dans un état pire, allant toujours à ce qui est plus méprisable et toujours en quête de ce qui est inférieur à la nature où elle est. Et de même que du rationnel, on passera au sensible, de même à partir de ce dernier la chute continue vers l’insensible. XXVIII
Notre façon de penser, il faut sans doute la situer entre ces deux hypothèses. Elle consiste à dire : nous ne croyons pas, selon l’erreur des Grecs, que les âmes emportées dans le mouvement universel, ne purent, à cause de la lourdeur contractée dans le vice, conserver l’allure du mouvement céleste et qu’elles tombèrent sur la terre ; nous n’admettons pas non plus que l’homme fut d’abord façonné par le Verbe comme une statue d’argile, puis que l’âme fut faite en vue du corps. La nature spirituelle paraîtrait ainsi inférieure à l’ouvrage d’argile. XXVIII
Si, dans notre nature qui, selon l’enseignement de l’Apôtre, est double, – comprenant l’homme visible et l’homme caché, – l’un était premier et l’autre ne venait qu’ensuite, la puissance du Créateur serait convaincue d’imperfection : dans ce cas, elle ne suffirait pas à créer le tout dans son ensemble, mais elle diviserait son travail et s’occuperait une à une de chacune de ces deux parties. Dans le grain de blé ou dans n’importe quelle autre semence, sont déjà contenus en puissance tous les traits de l’épi, avec l’herbe, la paille, les fruits et les épis ; dans l’ordre suivi par la nature, aucun de ces éléments n’existe ou ne vient avant la semence, mais, selon une succession naturelle, la force intérieure à la semence se manifeste peu à peu, sans qu’une autre substance ait à s’y introduire. De la même façon, pensons-nous, dès le premier moment de sa formation, la semence humaine contient répandue en elle la puissance de la nature. XXIX
Si vous recherchez dans la formation du corps les activités de l’âme, étudiez-vous personnellement, comme dit Moïse, et vous lirez comme en un livre l’histoire des travaux de l’âme. Plus clairement que tout raisonnement, la nature elle-même vous raconte les occupations variées de l’âme dans le corps, lorsqu’elle dispose le tout aussi bien que les parties. Mais il est superflu d’énumérer ce qui nous concerne, comme si nous avions à raconter une merveille qui nous dépasse. Qui donc, s’il se regarde lui-même, a besoin qu’on lui apprenne sa propre nature ? S’il examine sa manière de vivre, s’il apprend comment le corps est adapté à toutes les fonctions de la vie, il peut connaître à quoi travaille la partie « physique » de l’âme, lors de la première formation de notre être. XXIX
Aussi, de toute évidence, si vous y regardez de près, vous trouverez que l’embryon tiré d’un corps vivant et déposé dans l’atelier de la nature pour la production d’un être n’est pas mort et sans âme. Les graines et les bourgeons, nous ne les plantons pas en terre s’ils ont perdu la force vitale qu’ils tiennent de la nature ; nous ne plantons que ceux qui conservent, cachées sans doute, mais bien réelles, les propriétés du prototype. Cette force intérieure, ce n’est pas la terre environnante qui la leur donne en la leur communiquant du dehors ; la terre ne fait que mettre au jour la force intérieure du germe, en le nourrissant de ses sucs et en l’amenant à devenir racine, écorce, tronc, bourgeons. Cette transformation ne pourrait se faire, si dans le germe il n’y avait aucune force naturelle capable de tirer à soi, dans le milieu qui l’entoure, la nourriture qui lui convient, pour devenir arbuste, grand arbre, épine ou toute autre broussaille que vous voudrez . XXIX
Chacun n’a besoin d’autre maître que de lui-même pour apprendre, par ce qu’il voit, vit et sent, comment exactement se forme notre corps : sa propre nature l’en instruit. Sur ces matières, on peut aussi consulter les explications élaborées par les savants, pour tout savoir avec précision. L’anatomie a permis aux uns de connaître la position de chacune des parties de notre être ; l’étude a permis aux autres d’expliquer la fin de toutes ces mêmes parties et de donner à ceux qui s’y intéressent une connaissance suffisante de la constitution humaine. Mais pour ceux qui préfèrent sur tous ces points être instruits par l’Église, afin de ne pas avoir à écouter des maîtres venus de l’extérieur (c’est la loi des brebis spirituelles, comme dit le Seigneur, de ne pas avoir d’oreilles pour les voix étrangères ), nous ajouterons quelques mots sur ce sujet . XXX
Étudiant la nature de notre corps, nous considérerons la finalité de chaque partie de notre être sous trois aspects : la vie, son bien-être, sa transmission. Les organes, sans lesquels il est impossible que se soutienne la vie humaine, sont au nombre de trois : le cerveau, le coeur et le foie. Il faut ajouter tous les biens que la nature accorde à l’homme pour lui permettre de vivre aisément : ce sont les organes des sens. Ils ne constituent pas la vie de l’homme, puisque certains font souvent défaut, sans qu’elle en soit atteinte ; mais, sans leur activité, l’homme ne peut trouver de joie dans l’existence. Le troisième point concerne la continuité et la succession de la vie. En plus de ces organes, il y en a d’autres, présents chez tous, pour la conservation de son être et qui ont chacun leur utilité propre, comme l’estomac ou les poumons : l’un, par le souffle, ranime le feu du coeur, l’autre introduit la nourriture dans les viscères. Par cette division de notre organisme, on peut se rendre exactement compte que la vie ne nous est pas communiquée par un seul organe, mais que la nature a réparti en plusieurs ce qui contribue au maintien de notre être et qu’elle rend nécessaire au tout le concours de chaque élément. De là viennent le nombre et la grande variété des organes qu’elle a confectionnés pour assurer et embellir notre vie. XXX
Plutôt que de nous arrêter à ce point, considérons l’art avec lequel la nature édifie notre corps. Une matière sèche et résistante n’offrirait pas de prise à l’activité des sens. Ceci est évident, si nous considérons nos os ou les produits du sol : nous voyons bien en eux une certaine vie par le fait qu’ils se développent et se nourrissent, mais leur dureté n’admet pas la sensation. Aussi, pour permettre cette activité, il fallait imaginer un ensemble qui eût la malléabilité de la cire et put recevoir l’impression des objets qui se présentent, sans qu’un excès d’humidité amène leur confusion (dans un liquide, en effet, l’impression n’est pas durable) et sans que par ailleurs cette matière offre à l’image une trop grande résistance. L’ensemble doit tenir le milieu entre la mollesse et la dureté, pour ne pas priver le vivant de la plus belle des activités de la nature, c’est-à-dire du mouvement des sens . Or une matière molle et sans résistance, si elle ne possède rien du fonctionnement des corps durs, n’a comme les mollusques ni mouvement ni articulations. Aussi la nature met dans les corps des os solides, qu’elle unit harmonieusement les uns aux autres et dont elle resserre les emboîtements, grâce aux liens des nerfs (neura). Tout autour, pour recevoir les sens, elle étend la chair, dont la superficie offre moins de prise à la douleur et plus de tension. XXX
La nature fit donc porter tout le poids du corps sur cette ossature solide, qui ressemble à des colonnes soutenant un édifice ; mais elle eut soin de la répartir sur l’ensemble du corps. L’homme ne pourrait se remuer ni agir, s’il était bâti comme un arbre fixé au même endroit, sans que la succession régulière de ses jambes lui assurât le mouvement en avant et sans que le secours des mains lui soit accordé pour vivre. La nature par ce procédé permet à l’organisme de se déplacer et d’agir, sous l’action de l’esprit qui se communique librement aux nerfs : dans cette fin, elle pousse le corps au mouvement et lui en donne la faculté. De là l’aide multiple apportée par les mains, qui vont en tous sens et sont aptes à exécuter tout dessein de l’esprit. De là les rotations du cou, les inclinations et les relèvements de la tête, l’activité de la mâchoire, l’élargissement des paupières accompagnant les mouvements de tête, les autres mouvements des membres, produits comme dans une machine par la tension ou le relâchement de certains nerfs. Cette force qui se répand dans les membres dépend de notre détermination et elle agit dans chacun d’eux sous l’action de la liberté, selon la disposition de la nature. On a vu que la racine et le principe de ces mouvements nerveux sont dans la membrane nerveuse qui entoure le cerveau. Il n’est pas nécessaire, je pense, de nous étendre davantage sur les parties vivantes ; nous avons suffisamment indiqué l’origine du mouvement qui est en nous. XXX
Le rôle du cerveau dans le maintien de la vie apparaît clairement lors des accidents qui lui surviennent. Une blessure ou une lésion de la membrane qui l’entoure cause la mort immédiate : pas même un instant, la nature ne résiste à cette blessure, comme, lorsque l’on enlève les fondements d’un édifice, celui-ci s’écroule tout entier avec ses parties. Or, ce dont le mal est la cause évidente de la mort du vivant doit être reconnu comme la cause principale de la vie . XXX
Comme la nature devait absolument fournir à la chaleur une nourriture (on ne conçoit pas un feu subsistant de lui-même ; il a besoin d’un élément approprié), les conduits du sang, partis du foie comme d’une source , font route partout dans le corps avec l’esprit (pneuma) chaud pour éviter que l’isolement de l’un d’avec l’autre n’amène à sa suite la mort de la nature . Cet exemple doit servir aux hommes qui pratiquent l’injustice : la nature leur démontre que l’avarice est un mal porteur de mort . XXX
Alors que seule, la Divinité n’a aucun besoin, la pauvreté de l’homme demande à l’extérieur les biens nécessaires à sa subsistance. A cette fin, les trois facultés, par lesquelles nous avons dit que tout le corps est administré, permettent à la nature d’amener en nous la matière extérieure et par des entrées différentes, elles introduisent tout ce qui leur convient. XXX
Au foie qui est la source du sang, la nature a confié la répartition de la nourriture. Ce qui y est introduit dans ce but lui permet de faire sourdre les sources du sang : le foie agit comme la neige sur les hauteurs, qui, par son humidité, grossit les sources du pied de la montagne et dont le poids fait infiltrer l’humidité jusqu’aux ruisseaux des vallées. XXX
La pauvreté de notre nature se fait sentir dans le besoin absolu où elle est de tout ce qui est nécessaire à son existence : non seulement elle manque d’un air qui lui appartienne et d’un souffle qui réveille sa chaleur, puisqu’elle ne cesse de l’introduire en elle de l’extérieur pour la conservation de la vie, mais aussi elle prend la nourriture au dehors pour entretenir la masse corporelle. C’est pourquoi elle satisfait à nos besoins par la nourriture et la boisson, mettant en nous le moyen d’attirer ce qui lui manque et de rejeter ce qui est de trop. En ce travail, d’ailleurs, la chaleur cardiaque fournit à la nature une aide précieuse. Selon ce que nous avons admis, en effet, la partie principale du vivant est le coeur : par son souffle (pneuma) chaud, il réchauffe chaque partie une à une. Aussi il exerce son action de partout par la puissance efficace qu’il possède, selon la disposition du créateur voulant que chaque partie ait son activité et son emploi pour le bien de l’ensemble. De là vient que placé en dessous et en arrière du poumon, par la continuité de son mouvement, il assure d’un côté, en tirant vers lui le poumon, l’élargissement des conduits pour l’aspiration et de l’autre, en le soulevant à nouveau, l’évacuation de l’air reçu. De là vient aussi que, réuni à la partie supérieure du ventre, il le réchauffe pour le rendre capable d’accomplir sa fonction : il ne l’excite pas pour aspirer l’air, mais pour qu’il reçoive sa nourriture. Les passages du souffle et de la nourriture sont en fait voisins ; sur toute leur longueur, ils viennent à la rencontre l’un de l’autre, puis ils se rejoignent vers le haut, au point de n’avoir qu’un même orifice et de terminer leurs conduits dans une seule bouche, d’où par l’un se fait l’introduction de la nourriture, par l’autre celle du souffle. Mais en profondeur, l’union entre ces conduits n’existe plus du tout : le coeur, tombant au milieu du siège de l’un et de l’autre, donne à l’un ce qu’il faut pour respirer, à l’autre ce qu’il faut pour se nourrir. La substance ignée en effet recherche naturellement une substance combustible et elle la trouve nécessairement dans le réceptacle de la nourriture. Plus ce réceptacle est chaud, à cause de la chaleur environnante, plus sont attirées en même temps les substances capables de nourrir la chaleur. Cette attirance, nous l’appelons « appétit ». XXX
Il se passe encore en nous un phénomène semblable à ce qui a lieu dans l’agriculture, quand de grosses pluies ou la crue des rivières rendent les champs tout humides. Supposons un champ nourrissant en lui mille espèces différentes d’arbres et toutes sortes de produits, dont la forme, la qualité et la couleur varient beaucoup des uns aux autres. Toutes ces plantes reçoivent l’humidité du même endroit et la force qui pénètre de ses sucs chacune d’elles est une par nature ; cependant chaque plante en particulier transforme cette humidité en des qualités différentes. La même humidité devient amère dans l’absinthe ; dans la ciguë, elle se change en un suc qui donne la mort ; dans une plante, elle devient une chose, autre chose dans une autre, par exemple, dans le crocus, le balsamier ou le pavot. Dans l’un elle devient chaleur, dans l’autre elle se refroidit, dans une autre elle garde une température moyenne. Dans le laurier, le jonc et autres plantes semblables, elle donne une odeur agréable ; dans le figuier et le poirier, elle devient douce au goût. Dans la vigne elle devient grappe et vin ; elle se change aussi dans le jus de la pomme, la rougeur de la rose, l’éclat du lys, le bleu de la violette, la couleur pourpre du hyacinthe, et dans tous les produits possibles de la terre, qui germent à partir d’une seule et même humidité et se diversifient en autant de plantes différentes par la forme, l’espèce et les qualités. XXX
La nature ou mieux, la nature du Seigneur accomplit sur la terre animée que nous sommes une semblable merveille. Les os et les cartilages, les veines, les artères, les ligaments, les chairs, la peau, la graisse, les cheveux, les glandes, les ongles, les yeux, les narines, les oreilles et tout le reste et encore ces mille éléments différenciés les uns des autres par leurs propriétés trouvent leur nourriture dans un aliment unique, qui leur est approprié. On dirait que l’aliment placé auprès de chaque organe se transforme selon le genre de cet organe particulier et s’adapte à ses propriétés pour devenir de la même nature que lui. Si cet aliment est dans l’oeil, il se mélange avec cette partie apte à la vision et il se divise en s’y adaptant en autant de tissus qu’il y a autour de l’oeil. S’il se répand dans la région de l’oreille, il s’unit à l’appareil acoustique ; dans les lèvres il devient lèvres ; il se durcit dans les os, s’amollit dans la moelle, se tend avec les nerfs, se répand sur toute la surface du corps, passe dans les ongles, s’amincit en vapeurs pour donner naissance aux cheveux. S’il est amené en des conduits tortueux, il donne des cheveux épais et flexibles ; mais si ces vapeurs sortent directement, les cheveux sont tendus et droits. XXX
Voici que nous nous égarons loin de notre sujet, tandis que nous nous appesantissons sur les oeuvres de la nature et que nous essayons de décrire comment et de quels éléments est composé chaque partie de notre être, celles qui sont faites pour assurer la vie, celles qui sont faites pour son bien-être et tout ce qui peut encore figurer dans notre première division. Nous nous étions d’abord proposé de montrer que la cause apte à produire notre organisme n’est ni une âme incorporelle, ni un corps inanimé, mais que dès l’origine, à partir des corps animés et vivants, est engendré un être vivant et animé. La nature humaine le recueille et comme une nourrice l’élève par ses moyens à elle. Elle donne sa nourriture à l’une et à l’autre partie de cet être et on les voit toutes deux suivre un développement adapté à ce qu’ils sont. Dès le début, en effet, tandis que le corps se forme suivant un plan savamment conçu, la nature fait paraître en lui la force de l’âme qui lui est liée : celle-ci apparaît d’abord obscurément, puis elle éclate peu à peu avec le perfectionnement de l’organisme corporel. Il se passe alors ce que l’on peut voir chez les sculpteurs. Un artiste conçoit l’idée d’un être vivant à tailler dans la pierre. Quand il l’a bien dans son esprit, il brise d’abord la pierre dans le bloc où elle appartient ; ensuite, taillant tout autour les matériaux inutiles, il arrive à une première ébauche qui présente déjà les grands traits du modèle : à cette vue, même un profane, peut deviner dès lors l’intention de l’artiste. Puis les progrès du travail l’approchent encore plus de l’idéal qu’il veut réaliser. Enfin, lorsqu’il a parfaitement exprimé dans le bloc tout le détail de son idée première, son oeuvre est achevée : et alors la pierre, peu auparavant encore informe, est devenue un lion ou toute autre oeuvre que l’artiste a conçue : le bloc n’a pas changé de substance en raison de l’idée, mais c’est l’idée qui, par le travail, a pénétré la masse. XXX
Imaginez pour l’âme un pareil processus et vous ne serez pas loin de la vérité. La nature qui fait tout avec art prend en elle une matière de même espèce, à savoir, cet élément sorti de l’homme, et nous disons qu’avec lui, elle construit une statue. De même que dans le travail de la pierre, il y a un moment où l’idée se dégage, d’abord obscurément, puis d’une façon parfaite après l’achèvement de l’oeuvre ; de la même façon aussi dans le modelage de notre être, l’idéal que l’âme doit réaliser ne se fait jour qu’avec le progrès du corps, imparfaitement dans le corps imparfait, parfaitement dans le corps parfait. XXX
Dès l’origine, cet idéal eût atteint sa perfection, si la nature n’eût été mutilée par le vice. Cet amoindrissement, qui nous a valu un mode de naissance soumis aux passions et semblable à celui des animaux, a empêché l’image divine de briller immédiatement en nous et c’est dans la succession que l’homme trouve sa route vers son achèvement, au travers des particularités matérielles et animales de son âme. Cette façon de penser est conforme à l’enseignement du grand Apôtre dans son Épître aux Corinthiens : « Quand j’étais enfant, dit-il, je parlais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant . » Ce n’est pas par l’introduction dans l’homme d’une âme différente de son âme d’enfant que les habitudes de pensée de l’enfance sont chassées et que celles de l’homme apparaissent ; mais la même âme montre dans l’un son état d’imperfection, dans l’autre son état de perfection. Les êtres, quand ils naissent et se développent, nous disons qu’ils vivent : puisqu’ils ont la vie et le mouvement naturel, on ne peut les dire inanimés ; on ne peut pourtant pas alors dire qu’ils ont une âme parfaite : l’activité des végétaux est toute « physique » et ne s’élève pas aux mouvements de la vie sensitive. Les irrationnels ajoutent bien à cette force une autre « psychique », mais celle-ci n’atteint pas encore la perfection, car elle ne contient pas en elle le don de la raison et de la pensée. Aussi nous disons que l’âme vraie et parfaite est celle de l’homme et qu’elle se fait connaître par son activité. Si d’autres êtres participent de la vie, c’est par un habituel abus de langage que nous leur attribuons une âme : car, si leur âme n’est pas parfaite, ils possèdent quelques caractères de cette activité « psychique » qui, comme nous l’apprenons par « l’anthropogenèse mystique » de Moïse, devint le partage de l’homme à la suite de sa parenté avec les êtres vivant dans les passions. XXX