Gregório de Nissa: mal

La solennité de Pâques me rappelle le don que j’ai l’habitude de faire à votre grandeur pour lui montrer mon affection : ce présent, homme de Dieu, sera au-dessous de votre mérite, mais il est en rapport avec mes moyens. C’est un traité que, dans l’indigence de mon esprit, j’ai eu bien du mal à tisser comme un vêtement de pauvre. Son sujet paraîtra peut-être audacieux à beaucoup ; pourtant il ne m’a pas semblé hors de propos. Introduction

La beauté divine n’est pas le resplendissement extérieur d’une figure ou d’une belle apparence ; elle consiste dans la béatitude indicible d’une vie parfaite. Aussi de même que les peintres, dans les couleurs qu’ils emploient pour représenter un personnage sur un tableau, arrangent leurs teintes selon la nature de l’objet pour faire passer dans le portrait la beauté du modèle, imaginez de même celui qui nous façonne : les couleurs en rapport avec sa beauté sont ici les vertus qu’il dépose et fait fleurir en son image pour manifester en nous le pouvoir qui est le sien. La gamme variée des couleurs qui sont en cette image et qui représentent vraiment Dieu n’a rien à voir avec le rouge, le blanc ou quelque mélange de couleurs, avec le noir qui sert à farder les sourcils et les yeux et dont certain dosage relève l’ombre creusée par les traits, ni en général avec ce que les peintres peuvent encore inventer. Au lieu de tout cela, songez à la pureté , à la liberté spirituelle, à la béatitude, à l’éloignement de tout mal, et à tout le reste par quoi prend forme en nous la ressemblance avec la Divinité. C’est avec de pareilles couleurs que l’auteur de sa propre image a dessiné notre nature. V

Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l’intelligence et que les dispositions du corps émoussent l’activité naturelle de la raison. J’admets aussi que le coeur est la source du feu qui est dans le corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre, quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près des organes des sens, qu’elle enferme le cerveau de ses plis et qu’elle est comme « arrosée » des vapeurs venues des sens, ils l’ont constaté par les anatomies qu’ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu’ils disent. Mais je ne puis y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la seule ivresse ; la maladie des membranes qui entourent les côtes s’accompagne également, au dire des médecins, d’un affaiblissement de la pensée : ils appellent ce mal « phrenitis » (folie), du mot « phrenes » qui est le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l’état consécutif au chagrin et qui agit sur le coeur, les choses ne se passent pas comme l’on dit : ce n’est pas le coeur, mais l’entrée de l’estomac qui est ainsi éprouvée ; seulement, par ignorance, on attribue ce mal au coeur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné avec soin ces phénomènes : quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se contractent et s’obstruent naturellement dans tout le corps et tout l’air qui ne peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l’attraction de l’air se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à élargir ce qui s’est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le signe du chagrin et nous l’appelons gémissement et soupir. L’apparente compression des alentours du coeur est une mauvaise disposition, non du coeur, mais de l’entrée de l’estomac, qui a la même origine que la contraction des conduits : le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son liquide âcre et mordant sur l’entrée de l’estomac. La preuve en est que la peau de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et « hépatique », sous l’action de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines. XII

Tant que cette dépendance est gardée entre les éléments, tous sont unis, chacun à son degré, à la beauté en soi, car l’élément supérieur transmet sa beauté à celui qui est placé sous lui. Mais lorsque dans cette harmonie naturelle, il se produit une rupture ou que, à l’inverse de l’ordre, le supérieur se met à la remorque de l’inférieur, alors la matière, mise à part de la nature, met à jour sa difformité (car d’elle-même elle n’a ni forme ni constitution) ; puis sa difformité corrompt la beauté de la nature, qui reçoit sa beauté de l’esprit. Et ainsi c’est sur l’esprit même que, par l’intermédiaire de la nature, passe la laideur de la matière, en sorte que l’on n’y voit plus l’impression de l’image divine qui s’y modelait. En effet l’esprit, comme un miroir qui ne présente à l’idée de tout bien que sa face postérieure, repousse les manifestations en lui de la splendeur du bien, tandis qu’il modèle en lui la difformité de la matière. Ainsi naît le mal, par la mise à l’écart progressive du bien. Toute bonté, quelle qu’elle soit, est de la même famille que le premier bien, mais tout ce qui n’a avec le bien ni attenance ni similitude n’a absolument aucune bonté. Si donc, selon ce que nous venons de voir, le bien réel est un, l’esprit reçoit sa beauté de la création à l’image du Bien, et la nature, qui est par l’esprit, est comme un miroir de miroir . D’où il suit que la partie matérielle de notre être reçoit toute consistance et tout ordre de la nature qui la gouverne, mais que sa séparation d’avec ce qui lui donne ordre et cohésion et sa rupture d’avec la tendance naturelle qui l’unit au bien amènent sa dissolution et son retour vers en bas. Cette chute n’a d’autre cause que le retournement de la tendance spontanée de la nature à la suite du désir qui ne tend pas vers le Bien, mais vers ce qui a besoin d’un autre pour l’embellir. En effet, de toute nécessité, la matière qui mendie sa propre forme impose sa difformité et sa laideur à celui qui veut lui ressembler. XII

J’ai découvert une autre cause de ce qui se passe pendant le sommeil, en soignant un malade de mes familiers qui était pris de « phrenitis ». Il était alourdi par plus de nourriture que n’en supportaient ses forces et il criait, blâmant les assistants d’avoir rempli ses intestins de fumier. Le corps tout dégoûtant de sueur, il accusait ceux qui étaient là d’avoir de l’eau prête pour l’arroser sur son lit. Il ne cessait de crier, jusqu’à ce que l’événement eût indiqué la cause de tels reproches. Sans arrêt, en effet, une sueur abondante coulait sur son corps et l’état de son ventre indiquait bien la lourdeur de ses intestins. Ici, à la suite de l’émoussement de la sobriété par la maladie, la nature a souffert du mal même du corps, mais alors qu’elle n’était pas sans ressentir son mal, le déséquilibre produit par la maladie lui ôtait la force de manifester clairement la cause de son affliction. Or supposons que ce soit le sommeil naturel et non le manque de force qui ait assoupi la partie intelligente de l’âme, le même fait se serait produit en rêve pour notre malade : l’eau y aurait traduit l’écoulement de la sueur et la lourdeur des intestins le poids des aliments. Beaucoup de ceux qui connaissent la médecine expriment de même l’opinion que, chez les malades, les visions de leurs rêves sont en rapport avec leurs maladies : il y a les rêves des malades de l’estomac, ceux des malades des méninges, ceux des fiévreux, ceux des bilieux ; ceux qui sont malades de la pituite en ont d’autres et les songes de ceux qui sont atteints de congestion sont différents des songes de ceux qui se dessèchent. XIII

Le mode de multiplication de la nature angélique peut être indicible et impensable aux conjectures humaines : ce qui est sûr, c’est qu’il y en a un. Ce mode de multiplication aurait été aussi celui des hommes dont la nature est si proche de celle des anges et il aurait porté l’humanité jusqu’au terme fixé par la volonté de son Créateur. Et si quelqu’un a du mal à concevoir ce mode de génération pour l’humanité, dans le cas où elle n’aurait pas eu besoin du concours du mariage, à notre tour, nous le prierons de nous dire comment les anges existent et comment leurs myriades constituent une espèce unique et en même temps peuvent être dénombrées. A celui donc qui met en avant l’impossibilité pour l’homme d’être sans le mariage, nous sommes fondés à donner cette réponse : l’homme serait sans le mariage comme les anges eux-mêmes, puisque notre ressemblance avec les anges avant la chute nous est prouvée par le rétablissement des choses dans leur premier état. XVII

À l’inverse, si le raisonnement impose sa domination à ces mouvements, il donne à chacun d’eux la forme de la vertu . La colère devient de la force, la timidité de la prudence, la crainte de la facilité à se soumettre ; la haine devient le détournement du vice, la force de l’amour donne le désir de la vraie beauté. Un tempérament hautain se met au-dessus de ses passions et garde son âme de la servitude du mal. Le grand Apôtre loue cette sorte de redressement de l’âme, quand il nous invite sans cesse à avoir des pensées élevées . Ainsi l’on comprend sans mal que tous ces mouvements, dirigés en haut par l’activité supérieure de l’esprit, deviennent conformes à la beauté de l’image divine. XVIII

Donc l’expression « tout arbre » désigne la même chose que l’arbre de vie, celui dont l’Écriture fait don pour sa nourriture à celui qui a été façonné selon Dieu. Un autre arbre est entièrement distingué de celui-là : c’est celui dont la manducation met en nous la connaissance du bien et du mal : non que de sa nature, il produise en partie l’un et l’autre de ces opposés, mais il fait fleurir un fruit tout mélangé, composé des qualités contraires. Le maître de la vie nous empêche d’en manger ; le serpent nous le conseille, afin de donner ainsi une entrée à la mort. Et son conseil est persuasif, car il entoure le fruit de belles couleurs et de charme, afin qu’il paraisse agréable et qu’il excite en nous le désir d’en goûter. XIX

Quel est cet arbre, plein de plaisir pour les sens, qui enferme la connaissance mélangée du bien et du mal ? Je pense ne pas m’éloigner de la vérité, en partant, sur cette question, d’un point évident. A mon avis, à cet endroit de l’Écriture, « connaissance » n’équivaut pas à «science » et, d’après l’usage scripturaire, je trouve une différence entre « connaissance » et « discernement ». L’apôtre dit bien, en effet, qu’un homme aux dispositions d’esprit parfaites et aux sens purifiés peut « discerner » le bien du mal . Aussi il donne ce conseil de « juger de tout », car, dit-il, le discernement appartient à l’homme spirituel . Le mot « connaissance », lui, ne paraît pas désigner partout la science et le pur savoir, mais plutôt une disposition intérieure vis-à-vis de ce qui nous est agréable. Ainsi « le Seigneur a, connu ceux qui lui appartiennent » . Et il dit à Moïse : «Je t’ai connu de préférence aux autres. » Aux damnés, celui qui sait tout dit ces mots : « Jamais je ne vous ai connus » . XX

Donc l’arbre qui produit cette connaissance mélangée est parmi les choses interdites. Un mélange d’éléments opposés compose ce fruit, dont le serpent est le défenseur. Peut-être la raison en est-elle que le mal ne se présente jamais dans sa nudité, tel qu’il est réellement. Le vice serait sans efficacité, s’il ne se colorait de quelque beauté excitant le désir chez celui qui se laisse tromper. En tout cas, à nous, le mal se présente toujours sous forme de mélange : dans ses profondeurs, il tient la mort comme un piège caché ; mais par une apparence trompeuse, il fait paraître une image du bien : la belle couleur de l’argent semble un bien pour les avares, ce qui n’empêche pas l’avarice d’être la racine de tous les maux. Glisserait-on vers le bourbier infect de la licence, si le plaisir n’était un bien désirable pour celui qui par cet appât se laisse entraîner vers les passions ? Ainsi des autres fautes : leur action corruptrice est cachée. Dès l’abord elles semblent désirables et sont recherchées comme un bien à la suite d’une tromperie par ceux qui n’y regardent pas de près. XX

Puis donc que la plupart mettent le bien dans ce qui charme les sens et qu’un même mot désigne le bien réel et le bien apparent, le désir qui se porte vers le mal comme si c’était un bien, est appelé par l’Écriture la « connaissance du bien et du mal », ce mot de connaissance voulant exprimer cette disposition intérieure et ce mélange. XX

Ni un mal absolu, puisque la bonté fleurit tout autour, ni un bien sans mélange, puisque le mal s’y cache, mais un mélange des deux, tel est le fruit de l’arbre défendu, selon l’Écriture qui n’a d’autre but que de répéter cette vérité que le bien réel est par nature sans composition, que sa forme est simple et qu’il est étranger à toute duplicité et à toute union avec son contraire, tandis que le mal est bigarré et se présente de telle sorte qu’on le tient pour une chose et qu’à l’expérience il se révèle tout autre : sa connaissance, c’est-à-dire la prise de contact avec lui dans l’expérience, est le commencement et le fondement de la mort et de la corruption. XX

C’est pourquoi le Serpent met en avant le fruit mauvais du péché, mais sans mettre au grand jour le mal tel qu’il est par nature : l’homme ne serait pas trompé par le mal, s’il éclatait à ses yeux ; mais le démon, faisant briller la grâce extérieure des apparences et, comme un charlatan, charmant notre goût par quelque plaisir des sens, apparaît à la femme digne de confiance, ainsi que dit l’Écriture : « Et la femme vit que le fruit était bon à manger et agréable à voir et agréable à contempler. Ayant pris du fruit, elle en mangea » . Cette nourriture est pour les hommes la mère de la mort. Et cela est précisément le mélange des fruits que porte l’arbre, l’Écriture voulant indiquer clairement le sens selon lequel elle déclare ce bois capable de faire connaître le bien et le mal : il a la malice de ces poisons qui sont préparés avec du miel : selon qu’ils flattent le sens, ils paraissent bons ; selon qu’ils font périr celui qui les prend, ils sont le dernier des maux. XX

Le vice n’est pas si fort qu’il puisse avoir le dessus sur la puissance du bien et l’inconstance de notre nature ne saurait avoir plus de force ou de stabilité que la sagesse de Dieu. Car l’être toujours mobile et changeant ne peut l’emporter en fixité sur celui qui, établi dans le bien, est toujours identique à lui-même. Tandis que le vouloir divin, partout et toujours, reste immuable, notre nature mobile ne s’arrête pas, même dans le mal. XXI

Ainsi, comme j’ai dit, notre nature, dans son mouvement perpétuel, repart sur le chemin du bien, car le souvenir des erreurs passées lui a appris à ne plus se laisser prendre aux mêmes fautes. Et notre course reprendra dans le bien, parce que la nature du mal doit être enclose dans des limites. XXI

Comme Dieu vit dans l’ouvrage que nous étions notre inclination vers le mal et comme il vit que, par notre déchéance spontanée de la dignité que nous partagions avec les anges, nous chercherions à nous unir avec ce qui était au-dessous de nous, pour ce motif il mêla à sa propre image quelque chose de l’irrationnel. Car ce n’est pas à la nature divine et bienheureuse que peut appartenir la division en mâle et femelle. Dieu applique à l’homme un caractère du règne animal, refusant à notre race le mode de propagation en rapport avec la grandeur de notre création. Ce n’est pas en effet lorsqu’il créa l’homme à son image qu’il y adjoignit le pouvoir de se développer et de se multiplier, mais lorsqu’il divisa l’homme en mâle et en femelle. Alors il dit : « Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre. » Ce genre d’accroissement n’est pas un caractère de la nature divine, mais de l’animal, comme le fait entendre le récit qui prête d’abord ces paroles à Dieu quand il s’agit des animaux. Car si, avant la division en mâle et femelle, il avait prononcé ces mots pour donner à l’homme le pouvoir de se multiplier, nous n’aurions pas besoin de ce mode de reproduction qui est celui des animaux. XXII

Si un agriculteur explique la puissance cachée dans une semence et si l’homme à qui il parle, ignorant l’agriculture, ne le croit pas sur parole, il suffit au paysan, pour prouver ce qu’il dit, de montrer dans une seule semence ce qu’il y a dans toutes celles d’un « médimne » et par elle de se porter garant de tout le reste. Quand on a vu un seul grain de blé ou d’orge ou toute autre graine contenue dans un « médimne » devenir un épi après son ensemencement en terre, on ne peut pas plus douter de l’ensemble que d’un seul. Aussi, à mon avis, le mystère de la Résurrection est suffisamment, prouvé, si les autres prédictions sont reconnues justes. Bien plus, nous avons l’expérience de la Résurrection et nous en sommes instruits, non pas tant par des discours, que par les faits eux-mêmes. Étant donné que la Résurrection constitue une merveille incroyable, le Christ commence par des miracles moins extraordinaires et habitue doucement notre foi à de plus grands. Une mère qui adapte la nourriture à son enfant, allaite de son sein au début la bouche encore tendre et humide ; puis, quand poussent les dents et que l’enfant grandit, elle ne commence pas à lui offrir un pain dur et impossible à digérer, qui par sa rudesse blesserait des gencives molles et sans exercice, mais avec ses propres dents elle mâche le pain, pour le mesurer et l’adapter à la force de celui à qui elle le donne ; enfin, quand le permet le développement des forces de l’enfant, elle le conduit doucement de nourritures plus tendres à une nourriture plus solide. Ainsi le Seigneur, vis-à-vis de la faiblesse de l’esprit humain : nous nourrissant et nous allaitant par des miracles comme un enfant encore imparfait, il donne d’abord une idée de la puissance qu’il a pour nous ressusciter par la guérison d’un mal incurable : cette action est grande, mais pas telle que nous ne puissions y croire. XXV

Il commande à la forte fièvre qui brûlait la belle-mère de Simon , et le mal disparaît, si bien que celle dont on attendait la mort a la force de servir à manger à ceux qui étaient présents . XXV

Puis il s’élève encore dans ses miracles et, par une puissance plus grande, il met les hommes sur la route de la foi en la Résurrection. L’Écriture parle de Naïm, ville de Judée. En cette ville, était le fils unique d’une veuve ; il n’était plus un enfant, encore au rang des adolescents : il atteignait l’âge d’homme. L’Écriture l’appelle un « jeune homme ». Le récit dit beaucoup en quelques lignes : c’est un vrai chant de deuil. La mère du mort, dit-il, était veuve. Vous voyez la profondeur du malheur et combien en peu de mots l’Écriture rend tout le tragique du mal. Que dit-elle en effet ? que la mère n’avait même plus l’espoir d’avoir d’autres enfants pour se guérir de la perte de celui-là : « Cette femme était veuve. » Elle ne pouvait porter ses yeux sur un autre enfant qui remplacerait le disparu : « Ce fils était unique. » La grandeur de ce malheur, tous ceux qui ne sont pas étrangers à la nature la comprendront sans peine : elle n’avait connu que lui dans ses entrailles, elle n’avait allaité que lui à son sein ; lui seul était la gaieté de sa table ; lui seul illuminait de joie la maison, quand elle le voyait jouer, travailler, faire de la gymnastique, vivre joyeux, s’en aller en public, dans les palestres ou dans les assemblées de jeunes ; lui seul était tout ce qu’il y a de doux et de précieux aux yeux d’une mère. Il était en âge de se marier et était l’unique rejeton de sa famille, le rameau de sa succession et le bâton de sa vieillesse. La mention de l’âge, en particulier, est encore un chant de deuil : l’Écriture, le désignant comme un « jeune homme », exprime la fleur de l’âge qui s’est consumée, le duvet encore tendre, la barbe qui pousse à peine et les joues encore brillantes de beauté. Que devait donc éprouver la mère ? Ses entrailles brûlaient comme un feu. Quelle amertume devait avoir son chant de deuil, tandis qu’elle entourait le cadavre dans ses bras ! Comme elle devait retarder pour le mort les soins funèbres et se remplir du malheur par des gémissements incessants. Alors l’Évangile n’omet pas non plus ce trait : « La voyant, Jésus fut remué profondément. S’avançant, il toucha le cercueil et les porteurs s’arrêtèrent. Puis il dit au mort : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi. Et il le rendit vivant à sa mère. » Bien qu’il ne fût pas encore déposé dans le tombeau, le jeune homme était mort depuis assez longtemps. L’ordre du Seigneur est le même que précédemment, mais le miracle est plus grand. XXV

L’entretien du Christ sur l’Enfer montre que dans l’âme, même après sa séparation, demeurent des marques distinctives du composé que nous étions : alors que les corps sont déposés dans le tombeau, les âmes conservent quelque signe corporel, qui permet de reconnaître Lazare et ne permet pas au riche de rester inconnu. Il n’est donc pas invraisemblable de croire que les corps qui ressuscitent laissent la masse commune pour retourner aux êtres particuliers. Celui qui examine avec plus d’attention notre nature n’aura aucun mal à l’admettre. XXVII

On dit que le « vif argent », versé du vase qui le contient sur un sol plat et poussiéreux, se répand à terre en minces paillettes. Si vous réunissez à nouveau ce qui est dispersé un peu partout, les éléments séparés se rassemblent spontanément et rien ne peut empêcher ce mélange naturel. Il se passe certainement, je pense, quelque chose d’identique en ce qui concerne le composé humain : que la possibilité lui en soit seulement donnée par Dieu et les parties se réunissent spontanément les unes aux autres, selon leurs rapports, sans que le restaurateur de la nature ait à produire aucun travail. Considérez les produits du sol : la nature n’a aucune peine à transformer le grain de blé, de millet ou quelque autre semence de blé ou de légumes en paille et en épis. Sans mal et spontanément, chaque semence aspire en elle de la terre commune la nourriture appropriée : pour toutes ces productions, le suc nécessaire est donné sous forme globale, mais chaque plante qui se nourrit de ce suc tire à elle pour son développement particulier, ce qui lui revient spécialement. Quoi d’extraordinaire si, dans le cas de la Résurrection, comme dans celui des semences, chaque ressuscité attire à lui les éléments qui lui appartiennent ? XXVII

La cause de cette absurdité est la croyance en la préexistence des âmes. Le principe à la base de cette opinion l’entraîne logiquement de proche en proche jusqu’à des conclusions invraisemblables. Si l’âme, tirée, à cause du vice, de cet état plus élevé où elle est, après avoir goûté une fois, comme ils disent, à la vie corporelle, devient homme à son tour et si on doit reconnaître que cette vie charnelle est toute soumise aux passions en comparaison de la vie éternelle et incorporelle, il s’ensuit nécessairement que l’âme, dans cette vie où elle trouve en grand nombre les occasions de pécher, en vient à une malice plus grande et connaît de plus en plus l’esclavage des passions. Or, pour l’âme humaine, cet esclavage consiste à ressembler aux animaux. Comme donc elle s’est rapprochée d’eux par sa nature, elle tombe dans la nature bestiale et, une fois sur le chemin du vice, elle ne peut s’arrêter dans la voie qui l’emmène au mal, pas même dans l’irrationnel. L’arrêt dans ce mal est déjà une reprise du chemin vers la vertu. Or il n’est pas question de vertu parmi les animaux. Donc nécessairement l’âme ne cessera de passer dans un état pire, allant toujours à ce qui est plus méprisable et toujours en quête de ce qui est inférieur à la nature où elle est. Et de même que du rationnel, on passera au sensible, de même à partir de ce dernier la chute continue vers l’insensible. XXVIII

Comme on le voit, le retour à un état meilleur est nécessairement impossible pour l’âme. Mais eux la font revenir de l’arbuste à l’état d’homme, sans voir que de la sorte ils donnent à penser que la vie dans l’arbuste a plus de prix que l’état de vie incorporel. Ila été admis en effet que l’âme, une fois engagée vers le mal, ne cesse naturellement de descendre. Or l’inanimé vient au-dessous des êtres insensibles et c’est vers l’inanimé que les principes admis au début entraînent l’âme. Comme ces gens ne veulent pas de cette conséquence, ou bien ils enferment l’âme dans un être privé de sensibilité, ou de là ils la font revenir vers la vie humaine ; mais alors, comme nous avons dit, ils donnent à penser que la vie de l’arbre a plus de prix que le premier état de l’âme, si précisément la chute vers le vice a commencé en cet état supérieur et si de l’état inférieur commence le retour vers la vertu. XXVIII

Le rôle du cerveau dans le maintien de la vie apparaît clairement lors des accidents qui lui surviennent. Une blessure ou une lésion de la membrane qui l’entoure cause la mort immédiate : pas même un instant, la nature ne résiste à cette blessure, comme, lorsque l’on enlève les fondements d’un édifice, celui-ci s’écroule tout entier avec ses parties. Or, ce dont le mal est la cause évidente de la mort du vivant doit être reconnu comme la cause principale de la vie . XXX

Comme la nature devait absolument fournir à la chaleur une nourriture (on ne conçoit pas un feu subsistant de lui-même ; il a besoin d’un élément approprié), les conduits du sang, partis du foie comme d’une source , font route partout dans le corps avec l’esprit (pneuma) chaud pour éviter que l’isolement de l’un d’avec l’autre n’amène à sa suite la mort de la nature . Cet exemple doit servir aux hommes qui pratiquent l’injustice : la nature leur démontre que l’avarice est un mal porteur de mort . XXX