Gregório de Nissa: être

Il nous faut aussi arrêter notre attention sur ce fait qu’une fois jetés les fondements d’un pareil univers et des parties qui le constituent dans sa totalité, la puissance divine improvise pour ainsi dire la création, qui vient à l’existence aussitôt qu’ordonnée. Pour la formation de l’homme, au contraire, une délibération précède et, selon la description de l’Écriture , un plan est d’abord établi par le Créateur pour déterminer l’être à venir, sa nature, l’archétype dont il portera la ressemblance, sa fin, son genre d’activité et l’exercice de son pouvoir. L’Écriture examine tout soigneusement à l’avance, pour montrer que l’homme va obtenir une dignité antérieure à sa naissance, puisqu’il a obtenu le commandement du monde avant même de venir à l’être. En effet « Dieu dit », selon les mots de Moïse, « Faisons l’homme à notre image et ressemblance ; qu’il commande aux poissons de la mer, aux bêtes de la terre, aux oiseaux des cieux, aux animaux et à toute la terre » . Chose étonnante ! Le soleil est créé et aucune délibération ne précède. Pour le ciel il en est de même. Rien pourtant ne les égale dans la création. Or, de telles merveilles, un mot suffit pour les constituer. L’Écriture n’indique ni d’où elles viennent, ni comment, ni rien de tel. Ainsi chaque chose en particulier, l’éther, les astres, l’air qui les sépare, la mer, la terre, les animaux, les plantes, tous les êtres, d’un mot viennent à l’existence. Il n’y a que pour la création de l’homme que l’auteur de l’univers s’avance avec circonspection : il prépare d’abord la matière dont il le composera, il le conforme à la beauté d’un archétype, puis, selon la fin pour laquelle il le fait, il, lui compose une nature accordée à lui-même et en rapport avec les activités humaines, selon le plan qu’il s’est proposé . III

Il semblerait pourtant que l’être, ordonné au gouvernement des autres, la nature devrait l’entourer d’armes appropriées pour lui permettre de se défendre sans avoir besoin de secours étranger. Le lion, le porc, le tigre, la panthère et autres animaux semblables ont de quoi se sauver par eux-mêmes. Le taureau a des cornes, le lièvre la rapidité, la gazelle le saut et la sûreté du regard, d’autres ont la taille, d’autres une trompe ; les oiseaux ont des ailes, l’abeille le dard ; à tous sans exception, la nature a donné un moyen de défense. L’homme, lui, est le moins rapide des coureurs ; parmi les animaux corpulents, il est le plus maigre ; parmi ceux qui ont des défenses naturelles, il est le plus aisé à prendre. Comment donc, dira-t-on, un tel être a-t-il en partage le premier rang dans l’univers ? VII

Si donc l’Écriture fait venir l’homme en dernier après tout vivant, c’est que Moïse veut donner un enseignement sur l’âme et, dans la suite nécessaire de l’ordre des êtres, il voit la perfection dans les derniers venus. En effet dans l’être doué de raison sont compris tous les autres ; dans l’être doué de sens, tout l’ordre « naturel » est présent et celui-ci n’est attribué qu’à la pure matière. Ainsi la nature, par les propriétés de la vie qui sont comme des degrés, paraît faire sa route en avant de l’inférieur au plus parfait . VIII

Sur ce point nous pouvons faire une remarque qui est plutôt, semble-t-il, du domaine de la « Physique » et qui est une manière de voir assez délicate à saisir. La voici : la Divinité est le Bien Suprême, vers qui tendent tous les êtres possédés du désir du Bien, C’est pourquoi notre esprit, étant à l’image du Bien parfait, tandis qu’il conserve, autant qu’il est en lui, la ressemblance avec son modèle, se maintient lui-même dans le bien ; mais s’en écarte-t-il, il est dépouillé de sa beauté première. Et comme nous disons que l’esprit tire sa perfection de sa ressemblance avec la beauté prototype de toutes les autres, comme un miroir recevant une forme par l’impression de l’objet qui y paraît, par un raisonnement semblable nous disons que la nature, administrée par l’esprit, s’attache à lui et de cette beauté placée près d’elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de miroir ; à son tour, elle gouverne et soutient la partie matérielle de l’être existant à qui elle appartient. XII

Le sommeil relâche la tension de l’état de veille ; ensuite l’état de veille tend ce qui s’est relâché. Aucun de ces deux états ne dure, mais l’un à tour de rôle prend la place de l’autre. La nature se renouvelle ainsi par ces échanges, de telle sorte que, tenant ces deux états à la fois, elle passe sans discontinuer de l’un à l’autre. Une tension continue des activités du vivant produit une brisure et une déchirure de ces parties tendues au delà de la normale ; au contraire, un relâchement constant du corps cause la chute et la dissolution de l’être. Le passage régulier, au moment voulu, de l’un à l’autre état est une force pour le maintien de la nature qui, grâce à cette succession perpétuelle des deux états, dans l’un se repose de l’autre . XIII

Si quelques êtres de la création se nourrissent eux-mêmes, ou encore si d’autres sont administres par des facultés sensorielles, sans que les premiers aient la sensation ni les seconds la nature intellectuelle, et si à cause de cela on suppose l’existence de plusieurs âmes, on ne met pas entre les âmes la distinction qui convient. Toute qualification est attribuée proprement à l’être qui la réalise en sa perfection ; mais si on la donne à l’être qui ne la réalise pas selon tout lui-même, cette attribution est vaine. Par exemple, si quelqu’un montre du vrai pain, nous disons que cet homme applique proprement ce nom à l’objet en question. Si au contraire il montre à côté du pain naturel un pain qu’un artiste a ciselé dans une pierre, l’apparence est la même, la grandeur égale, la couleur semblable, la plupart des caractères paraissent identiques au modèle ; cependant il manque à cet objet de pouvoir être une nourriture. Aussi nous disons que c’est par abus, non proprement, que cette pierre est appelée « pain ». De la même manière, tous les êtres qui ne réalisent pas intégralement l’attribution qu’on leur donne portent ce nom par abus. XV

Ceci posé, quand pour ce motif il s’élance à la création de notre nature, il ne manifeste pas à demi sa bonté toute puissante, donnant d’un côté de ses biens, pour se montrer jaloux par ailleurs de la participation qu’il en fait. Mais la perfection de sa bonté consiste à faire passer l’homme du non-être à l’être et à ne le priver d’aucun bien. XVI

La différence qui tient à cette particularité entraîne après elle d’autres particularités. Universellement on admet le caractère immuable et toujours identique à lui-même de la nature incréée, tandis que la nature créée ne peut avoir de consistance que dans le changement. Le passage même du non-être à l’être est un mouvement et une modification pour celui que la volonté divine fait passera l’existence. Lorsque l’Évangile nous présente les traits empreints sur le bronze comme l’image de César, il nous fait entendre que si intérieurement il y a une ressemblance entre la représentation et César, il y a de la différence dans le sujet ; de la même manière, dans le raisonnement qui nous occupe, si, au lieu de nous attacher aux traits extérieurs, nous considérons la nature divine et la nature humaine, dans le sujet de chacun nous découvrons la différence qui est que l’un est incréé, l’autre créé. Alors donc que l’un est identique et demeure toujours, l’autre, produit par une création, a commencé à exister par un changement et se trouve naturellement enclin à se modifier de la sorte . XVI

Celui qui amène toutes choses à l’être et qui, dans son propre vouloir, forme tout l’homme selon l’image divine, répugne à voir se constituer la plénitude numérique des âmes humaines par les apports successifs de générations ; sa puissance presciente conçoit globalement dans son ensemble toute la nature humaine et l’élève au pied d’égalité avec les anges. Mais, comme sa puissance qui voit tout lui montre à l’avance la déviation de notre liberté hors de la route droite et la chute qui s’ensuit, loin de la vie des anges, afin de ne pas mutiler le total des âmes humaines qui ont perdu le mode d’accroissement de l’espèce angélique, Dieu, pour ces raisons, établit pour notre nature un moyen plus adapté à notre glissement dans le péché : au lieu de la noblesse des anges, il nous donne de nous transmettre la vie les uns aux autres, comme les brutes et les êtres sans intelligence. De là vient sans doute que le grand David, prenant en pitié la misère humaine, gémit sur nous en ces termes : « L’homme qui était en dignité n’a pas compris » , – en dignité, c’est-à-dire dans un état pareil à celui des anges. A cause de cela, continue-t-il, il a été rejeté dans la compagnie des bêtes sans raison et leur est devenu semblable. Il est réellement devenu bestial, celui qui a reçu ce genre de naissance qui le fait déchoir, à cause de son penchant vers la matière. XVII

Le vice n’est pas si fort qu’il puisse avoir le dessus sur la puissance du bien et l’inconstance de notre nature ne saurait avoir plus de force ou de stabilité que la sagesse de Dieu. Car l’être toujours mobile et changeant ne peut l’emporter en fixité sur celui qui, établi dans le bien, est toujours identique à lui-même. Tandis que le vouloir divin, partout et toujours, reste immuable, notre nature mobile ne s’arrête pas, même dans le mal. XXI

Ceux qui tiennent la doctrine contraire, en effet, s’efforcent d’établir que la matière est coéternelle à Dieu et pour fonder cette façon de penser, ils usent des arguments suivants : d’un côté, la nature de Dieu est simple, sans matière, sans qualité, grandeur ou composition ; elle ne connaît aucune délimitation extérieure. De l’autre, toute matière se définit par son extension dans l’espace et est soumise à la perception sensible, puisqu’elle se fait connaître à nous par la couleur, la forme extérieure, le poids, la quantité, la résistance et toutes les autres qualités dont on ne peut absolument pas admettre l’existence dans la nature divine. Or comment imaginer que la matière vienne d’un être immatériel ? que ce qui a des dimensions vienne de ce qui n’en a pas ? Si l’on croit que la matière tire de Dieu son origine, il faut admettre que d’une façon inexplicable elle est en Dieu, d’où elle viendrait ainsi à l’existence. Mais si la matière est en Dieu, comment celui qui la contient est-il immatériel ? Il faut en dire autant de toutes les autres caractéristiques de la nature matérielle : si la quantité est en Dieu, comment Dieu est-il sans elle ? S’il contient en lui l’être composé, comment est-il simple, sans parties ni composition ? Aussi on doit conclure : ou Dieu est nécessairement matériel, puisque la matière tire de lui son origine, ou, si on veut éviter cette conséquence, il faut supposer qu’il prend hors de lui la matière dont il a besoin pour la formation de l’univers. En conséquence, si la matière était hors de Dieu, il faudrait absolument admettre un principe différent de lui, qui lui soit coéternel et n’ait pas d’origine. On en vient à poser la coexistence de deux principes sans commencement ni origine, celui dont l’art réalise le monde et celui sur lequel il s’applique. Une telle théorie qui admet comme une nécessité la coexistence éternelle de Dieu et de la matière est une approbation donnée aux idées des Manichéens qui mettent sur le même plan, comme incréées l’une et l’autre, la cause matérielle et la nature du bien . XXIII

La conclusion logique est donc : si pour tirer les choses du néant à l’être, la puissance du vouloir divin suffit, de la même façon lorsque nous ferons appel à cette même puissance pour cette restauration universelle des choses, nous n’admettrons rien qui sorte de la vraisemblance. Cependant je crois possible de persuader par quelques raisons ceux qui nous font de subtiles difficultés sur la matière ; ainsi nous ne paraîtrons pas, par manque d’arguments, passer à côté de la discussion. XXIII