considérations sur la parole divine : « faisons l’homme a notre image et à notre ressemblance ». recherches sur la signification de l’ « image ». ce qui est soumis à la passion et à la mort peut-il ressembler à l’être qui est dans la béatitude et la liberté ? comment dans l’image peut-il y avoir distinction en mâle et femelle, distinction qui ne se trouve pas dans le modèle ?
Deux définitions de l’homme : 1° Celle de la philosophie
Revenons à la parole de Dieu : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance » [Gen. I, 26]. Certains « philosophes de l’extérieur » ont eu sur l’homme des idées vraiment mesquines et indignes de sa noblesse. Ils ont cru glorifier l’humanité en la comparant à ce monde-ci. Ils appellent l’homme un « microcosme », composé des mêmes éléments que l’univers 1. Par ce nom pompeux, ils ont voulu faire l’éloge de notre nature, mais ils n’ont pas vu que ce qui faisait pour eux la grandeur de l’homme appartenait aussi bien aux cousins et aux souris. Ceux-ci sont composés des quatre éléments, comme absolument tous les êtres animés, à un degré plus ou moins grand, en sont formés, car sans eux aucun être sensible ne peut subsister. Quelle grandeur y a-t-il pour l’homme a être l’empreinte et la ressemblance de l’univers ? Ce ciel qui tourne, cette terre qui change, ces êtres qui y sont enfermés passent avec ce qui les entoure.
2° Celle de l’Église
Selon l’Église, en quoi consiste la grandeur de l’homme? Non à porter la ressemblance de l’univers créé, mais à être à l’image de la nature de celui qui l’a fait. Quel est le sens de cette attribution d’« image » ? Comment, dira-t-on, l’incorporel est-il semblable au corps ? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l’éternel ? Ce qui se modifie à ce qui ne change pas ? À ce qui est libre et incorruptible ce qui est soumis aux passions et à la mort ? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en tout temps habite et grandit avec lui ? Il y a une grande différence entre le modèle et celui qui est « à l’image ». Or l’image ne mérite parfaitement son nom que si elle ressemble au modèle. Si l’imitation n’est pas exacte, on a affaire à quelque chose d’autre, mais non à une image. Comment donc l’homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature incorruptible, pure et éternelle ? Seul celui qui est la vérité sait clairement ce qu’il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce que nous supposons :
Le dilemme
D’un côté, la parole divine ne ment pas, lorsqu’elle fait de l’homme l’image de Dieu ; de l’autre, la pitoyable misère de notre nature n’a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie impassible. Il faut choisir : quand nous mettons en comparaison Dieu et notre nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l’humanité est établie dans la liberté de l’esprit, si l’on veut chez les deux à la fois parler de ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l’exactitude de la parole divine : « L’homme a été fait à l’image de Dieu » ? Revenons à la divine Écriture elle-même pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil conducteur. Après la parole : « Faisons l’homme à notre image » et après avoir indiqué la fin de cette création, elle poursuit : « Dieu fit l’homme et Il le fit à son image. Il les fit mâle et femelle…». Déjà précédemment, on a vu que cette parole a été proférée à l’avance contre l’impiété des hérétiques, afin de nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l’homme « à l’image de Dieu », il n’y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils, puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l’un et l’autre, celui qui a fait l’homme et celui à l’image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour revenir à notre sujet : Comment, si la divinité est heureuse et l’humanité malheureuse, se peut-il que l’Écriture dise celle-ci « à l’image » de celle-là 2?
Double création : l’image, le sexe.
Examinons soigneusement les expressions. Nous découvrirons ceci : autre chose est ce qui est à l’image, autre chose ce que nous voyons maintenant dans le malheur. « Dieu fit l’homme », dit l’Écriture. « II le fit à l’image de Dieu. » 3 La création de celui qui est selon l’image a dès lors atteint sa perfection. Puis l’Écriture reprend le récit de la création et dit : « Dieu les fit mâle et femelle ». Tous savent, je pense, que cet aspect est exclu du prototype : « Dans le Christ Jésus, en effet, comme dit l’Apôtre, il n’y a ni mâle ni femelle. » (Gal. III, 28.) Et pourtant l’Écriture affirme que l’homme a été divisé selon le sexe. Donc double est en quelque sorte la création de notre nature : celle qui nous rend semblable à la Divinité, celle qui établit la division des sexes. C’est bien une pareille interprétation que suggère l’ordre même du récit : l’Écriture dit en premier lieu : « Dieu fit l’homme ; à l’image de Dieu, Il le fit. » Dans la suite seulement, elle ajoute : « Il les fit mâle et femelle », division étrangère aux attributs divins 4.
L’homme, milieu entre Dieu et le monde
L’Écriture nous donne ici, je crois, un enseignement d’une grande élévation. Voici quel il est : entre deux extrêmes opposés l’un à l’autre, la nature humaine tient le milieu, entre la nature divine et incorporelle et la vie de l’irrationnel et de la brute. En effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux ordres : de la Divinité, il a la raison et l’intelligence qui n’admettent pas en elles la division en mâle et femelle ; de l’irrationnel, il tient sa constitution corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine possède l’un et l’autre caractère dans leur intégralité.
Priorité de l’esprit sur le sexe
Mais l’esprit tient le premier rang, comme nous l’apprenons par l’ordre que suit le narrateur de la Genèse de l’homme. Ce n’est que secondairement que vient pour celui-ci son union et sa parenté avec l’irrationnel. II est dit d’abord en effet : « Dieu fit l’homme à l’image de Dieu », montrant par ces mots que, comme dit l’Apôtre 5, dans un tel être, « il n’y a ni mâle ni femelle ». Ensuite le récit ajoute les particularités de la nature humaine, à savoir, « il les fit mâle et femelle ».
En définitive, que tirer de ces paroles ? Que personne ne m’en veuille, si je reprends le raisonnement d’un peu haut pour résoudre ce problème.
Principe de solution : Perfection divine dans l’image
Dieu est par sa nature tout ce que notre pensée peut saisir de bon. Bien plus il dépasse toutes les conceptions et toutes les expériences que nous avons du bien et, s’il crée la vie humaine, il n’a d’autre raison que sa bonté.
Ceci posé, quand pour ce motif il s’élance à la création de notre nature, il ne manifeste pas à demi sa bonté toute puissante, donnant d’un côté de ses biens, pour se montrer jaloux par ailleurs de la participation qu’il en fait. Mais la perfection de sa bonté consiste à faire passer l’homme du non-être à l’être et à ne le priver d’aucun bien.
La parfaite Image : Vertu et Liberté.
La recension de ces bienfaits un à un serait longue : aussi n’est-il pas possible d’en parler en détail. L’Écriture, les résumant d’un mot qui englobe tout, les a désignés de la sorte : « C’est à l’image de Dieu que l’homme a été fait. » Ce qui équivaut à dire : il a rendu la nature humaine participante de tout bien. En effet, si la Divinité est la plénitude de tout bien et si l’homme est à son image, est-ce que ce n’est pas dans cette plénitude que l’image aura sa ressemblance avec l’archétype ? Donc, en nous, sont toutes les sortes de bien, toute vertu, toute sagesse et tout ce que l’on peut penser de mieux. Un de ces biens consiste à être libre de tout déterminisme, à n’être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, dans ses décisions, une volonté indépendante. La vertu, en effet, est sans maître 6 et spontanée ; tout ce qui se fait par contrainte ou violence n’en est pas.
L’image et le modèle : 1° Création
L’image porte en tout l’impression de la beauté prototype ; mais si elle n’avait aucune différence avec elle, elle ne serait plus du tout un objet à la ressemblance d’un autre, mais exactement semblable au modèle dont rien absolument ne la séparerait. Quelle différence y a-t-il donc entre la Divinité et celui qui est à sa ressemblance ? Ceci exactement : l’une est sans création, l’autre reçoit l’existence par une création 7.
2° Inclination au changement
La différence qui tient à cette particularité entraîne après elle d’autres particularités. Universellement on admet le caractère immuable et toujours identique à lui-même de la nature incréée, tandis que la nature créée ne peut avoir de consistance que dans le changement. Le passage même du non-être à l’être est un mouvement et une modification pour celui que la volonté divine fait passera l’existence. Lorsque l’Évangile [Marc, XII, 16.] nous présente les traits empreints sur le bronze comme l’image de César, il nous fait entendre que si intérieurement il y a une ressemblance entre la représentation et César, il y a de la différence dans le sujet ; de la même manière, dans le raisonnement qui nous occupe, si, au lieu de nous attacher aux traits extérieurs, nous considérons la nature divine et la nature humaine, dans le sujet de chacun nous découvrons la différence qui est que l’un est incréé, l’autre créé. Alors donc que l’un est identique et demeure toujours, l’autre, produit par une création, a commencé à exister par un changement et se trouve naturellement enclin à se modifier de la sorte 8.
La prévision du choix humain
Par suite celui qui connaît les êtres, comme dit la Prophétie, avant leur apparition, comme il a tout suivi de près ou mieux, comme il a vu à l’avance dans sa « puissance presciente » la pente que prendra, en pleine possession de soi-même, le mouvement de la liberté humaine, dans sa connaissance de l’avenir, il établit dans son image la division en mâle et femelle, division qui ne regarde plus vers le modèle divin, mais, comme il a été dit, nous range dans la famille des êtres sans raison.
Application au problème : qu’est l’image ?
La cause de cette création, seule la sauraient ceux qui contemplent la vérité ou sont les serviteurs de l’Écriture. Pour nous, selon nos possibilités, figurant la vérité par des conjectures ou des images qui la suggèrent, voici ce qui nous vient à l’esprit. Nous le disons sans lui donner un caractère absolu, mais, sous forme d’exercice, nous le proposons à la bienveillance de nos lecteurs. Quelle est donc notre pensée sur le récit de la Genèse 9 ?
Toute l’humanité, non Adam
Quand l’Écriture dit : « Dieu créa l’homme », par l’indétermination de cette formule, elle désigne toute l’humanité. En effet, dans cette création Adam n’est pas nommé, comme l’histoire le fait dans la suite : le nom donné à l’homme créé n’est pas « un tel » ou « un tel », mais celui de l’homme universel. Donc, par la désignation universelle de la nature, nous sommes amenés à supposer quelque chose comme ceci : par la prescience et par la puissance divine, c’est toute l’humanité qui, dans cette première institution, est embrassée 10.
Rien d’indéterminé en Dieu…
En effet, nécessairement, rien n’est indéterminé pour Dieu dans les êtres qui tiennent de lui leur origine, mais chacun a sa limite et sa mesure, circonscrites par la sagesse de son Auteur. De même que tel homme en particulier est délimité par la grandeur de son corps et que son existence est mesurée par la grandeur répondant exactement à la surface de son corps, de même, je pense, l’ensemble de l’humanité est tenue comme dans un seul corps, grâce à la « puissance presciente » que Dieu a sur toutes choses. C’est ce que veut dire l’Écriture, lorsqu’elle dit que « Dieu créa l’homme et qu’il le fit à l’image de Dieu ».
Tous en participent.
Car ce n’est pas dans une partie de la nature que se trouve l’image, pas plus que la beauté ne réside dans une qualité particulière d’un être, mais c’est sur toute la race que s’étend également cette propriété de l’image. La preuve, c’est que l’esprit habite semblablement chez tous et que tous peuvent exercer leur pensée, leurs décisions ou ces autres activités par lesquelles la nature divine est représentée chez celui qui est à son image. Il n’y a pas de différence entre l’homme qui est apparu lors du premier établissement du monde et celui qui naîtra lors de l’achèvement du tout : tous portent également l’image divine 11.
Image unique
C’est pourquoi un seul homme a servi à désigner l’ensemble parce que pour la puissance de Dieu, il n’y a ni passé ni futur, mais ce qui doit arriver comme ce qui est passé est pareillement soumis à son activité qui embrasse le tout. Aussi toute la nature qui s’étend du début jusqu’à la fin constitue une image unique de celui qui est. La distinction de l’humanité en homme et femme, à mon avis, a été, pour la cause que je vais dire, surajoutée après coup au modelage primitif.
- Grégoire a encore en vue ici les théories posidoniennes. Mais s’il leur emprunte des expressions, il leur donne une interprétation différente. Ici il fait allusion à la doctrine selon laquelle l’homme est un microcosme, image du macrocosme, l’univers. Nous l’avons vu utiliser cette théorie dans XLIV, 440 C. Mais ici il y oppose la vue chrétienne qui fait de l’homme l’image non de l’Univers, mais du Créateur de l’Univers, et par là même il oppose la conception chrétienne de l’âme transcendante à l’univers (« Une seule pensée de l’homme vaut mieux que tout l’univers », écrit Jean de la Croix) à la conception stoïcienne qui absorbe l’homme dans la nature divinisée.[↩]
- Voir Gr. Catéch., V, 8.[↩]
- Gen. I, 27.[↩]
- Ici nous ne sommes plus dans un contexte posidonien, mais philonien. L’interprétation des deux récits de la Genèse au sens de deux créations successives, la première étant celle de l’homme à l’image, la seconde celle de l’homme animal, vient de Philon (De Op., 181). Elle signifie sans doute chez ce dernier la supériorité de la connaissance intellectuelle sur la connaissance par le moyen des sens. Quoi qu’il en soit, Grégoire la charge d’un sens tout nouveau. Il s’agit de la préexistence intentionnelle, dans la pensée divine, de l’humanité totale qui, elle, n’existera qu’à la fin du temps. Historiquement, le premier homme sera l’Adam terrestre. Ainsi se trouvent rassemblées deux interprétations apparemment contradictoires : celle de Paul qui (I Cor. XV, 45) affirme que l’homme psychique est le premier Adam et l’homme spirituel le second Adam, et celle de Philon qui affirme l’antériorité de l’homme à l’image sur l’homme animal. La vision de Grégoire, tout en restant fidèle à la conception historique qui est celle de Paul et d’Irénée, et en éliminant le mythe d’un Adam céleste primitif, retient de la pensée platonicienne et philonienne la préexistence dans la pensée de Dieu d’un homme idéal à quoi toute la création est ordonnée.[↩]
- Gal. III, 28.[↩]
- Platon, Rep., 617 E.[↩]
- Passage capital pour la philosophie de l’image : entre l’homme et Dieu, il y a communauté de « nature », mais cette nature, Dieu la possède par lui-même, tandis que l’homme la reçoit de Dieu.[↩]
- Le changement est ainsi le caractère même qui distingue l’homme de Dieu. Cela explique pourquoi il subsiste éternellement pour Grégoire.[↩]
- Le caractère « hypothétique » de la pensée est souligné ici par Grégoire. Il distingue ainsi très bien ce qu’il professe comme dogme de l’Église et ce qu’il propose comme pensée personnelle. Voir d’autres exemples de formules semblables pour l’interprétation d’autres passages de l’Écriture, Vie de Moïse, 381 A.[↩]
- L’homme préexistant dans la pensée de Dieu n’est pas un type idéal, mais la totalité concrète de l’humanité, le corps mystique en son entier, que l’histoire ensuite amènera progressivement à sa pleine stature.[↩]
- L’image de Dieu est donc la collectivité humaine dans son achèvement, le Christ total tel qu’il sera réalisé à la fin des temps. Tel est le but poursuivi par Dieu dès le premier instant de la création. Voir là-dessus Balthasar, Présence et Pensée, Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, p. 52 ; H. de Lubac, Catholicisme, p. 6 sqq.[↩]