Gorceix Kuhlmann Angustia

Bernard Gorceix — Chama e Agonia
Excertos do capítulo “Mística , quialismo e boehmismo: Quirinus Kuhlmann (1651-1689)

A Dialética da Angústia

Une poutre maîtresse, charpente de la spiritualité kuhlmannienne, se révèle tout au long de l’ouvre dont elle constitue un véritable leitmotiv ; l’auteur l’exprime le plus souvent au moyen du vocable : Angst, qui, au XVIIe siècle déjà, désigne l’angoisse, une peur dont la cause n’est pas déterminée, plus que la crainte, appréhension dont l’objet est précis. Le Silésien est certes loin d’être le seul, au siècle de la guerre de Trente Ans, à ressentir et à décrire ce topique de l’époque baroque. Les lamentations d’Andréas Gryphius sur la relativité des choses humaines, sur la condition désastreuse de l’homme et sur l’Allemagne dévastée par la guerre, incitent elles aussi à un désespoir qui ne trouve de consolation que dans la foi en un Dieu de majesté. Ce qui frappe chez notre auteur, c’est particulièrement la verdeur et l’outrance de sa description : dans le psaume 2, le poète demande au Seigneur de jeter un regard sur ce qu’il appelle « sa nuit de deuil » ; son cour tremble, ses lèvres se dessèchent ; il voit s’ouvrir la noire demeure du diable, il se voit devenir « cendre et horreur ». Il s’écrie :

O âpre malheur ! Tout m’accuse,

Hélas, Jésus, hélas, qu’ai-je fait ?

Dans le psaume 10, les qualificatifs se multiplient, quand il médite sur les épreuves que lui inflige le Père, et quand il se demande :

Combien de temps devront croître l’angoisse et la douleur ?

Son oil libère des larmes, vers quelque endroit qu’il se tourne ; ses lèvres pâlissent, son cour entier est secoué de tremblements, et pas un membre n’échappe, son esprit et son sang se transforment en glace, il est « confondu, troublé, opprimé, oppressé », il devient comme fou. Durant la croisière en Méditerranée, en 1678, il parle d’un « froid qui parcourt toutes ses veines », qui secoue toute son âme. Quand il voit que sa mission échoue et quand il se retrouve abandonné de tous à Constantinople, les mains vides, il croit parvenir à la limite de la déréliction :

Je crie vers toi, Dieu trinitaire,

L’angoisse profonde, la détresse m’ont à moitié tué !

Il se dit alors « plus pauvre que pauvre ». Un sentiment d’étran-geté et de dégoût s’abat sur lui, il se sent à lui-même plus étranger que ne lui est le monde extérieur, comme couvert d’abcès purulents dont l’horreur lui donne la nausée. La crudité des expressions ne faiblit jamais : le 6 mai 1679, de retour à Amsterdam, son désespoir je fait se comparer à un noyé :

L’eau me monte jusqu’au palais,

Nous nageons comme une écume de vieillard goutteux, Il n’y a plus aucune place en nous pour Dieu.

Eprouvant comme une impression d’étroitesse, enserré dans des liens trop étroits, il se sent « plein d’angoisse de devoir si longtemps supporter l’angoisse ». Dans un texte de 1680, les conséquences physiologiques du malaise psychique sont évoquées à grand luxe de détails : douleur qui lui est comme une armure et une cuirasse, mains épuisées, langue qui colle à un palais sans salive, peur qui, assiégeant le corps, le dessèche en rongeant le sang des veines et la moelle des os. Même dans les derniers textes, où l’assurance chiliastique éclate, les moments où l’angoisse réapparaît n’en sont pas moins nombreux. Il sait encore que toute sa vie s’est déroulée dans « la honte, la dérision, le danger », qu’il a été poursuivi tel un chevreuil. Dans un de ses derniers psaumes, écrit le 12 juin 1685, le 117e, il s’écrie : Dieu de Trinité ! Je crie devant ton trône, Fatigué onze ans durant par les visions des étrangers !

Dans cette angoisse, Quirinus Kuhlmann voit certes la conséquence d’événements extérieurs : les poursuites de ses ennemis, l’isolement sur des terres étrangères, où il se sent lui-même tout à fait étranger :

Ich war gantz fremd im fremden Feindesland,
les soucis que lui donne sa propre famille. Mais il s’aperçoit vite que les causes sont plus profondes : tout d’abord, cette angoisse peut naître à tous moments, elle n’a pas besoin d’une catastrophe pour se déclencher, elle est donc congénitale. Si elle dépendait d’autre part seulement d’actes coupables isolés, d’erreurs ou de péchés, elle se calmerait, une fois que l’homme aurait fait pénitence et se serait prosterné devant son Dieu miséricordieux. Or, il n’en est rien, tout au contraire : la contrition ne fait que faire prendre plus fortement conscience à l’homme de son infinie bassesse et de sa culpabilité ; l’essence de l’attitude n’est donc pas dans les accidents du monde extérieur, ni dans une économie de la faute. Quirinus Kuhlmann extrapole : l’angoisse n’est pas dans l’homme, c’est homme et angoisse qui sont synonymes. Dès le ventre de notre mère, dès notre naissance, nous la ressentons . le cri qui s’échappe de la gorge du nouveau-né est déjà une manifestation ; nous sommes, dit l’auteur, « condamnés à l’angoisse, dans le corps de notre mère ». L’enfance est tout entière placée sous son signe, l’enfant est enfant de l’angoisse, enfant-angoisse, Angstkind. Elle n’épargne aucun homme, même les plus sages, Abraham, Joseph ou Job. Son support est métaphysique : la malédiction qui pèse sur la condition humaine n’est pas due au péché de Lucifer ou d’Adam, elle est dite consubstantielle de notre état de créature. L’angoisse ne vient pas en effet tant de Satan que de Dieu même, de sa nature coléreuse. Bref, l’angoisse est, au sens le plus profond du terme, le « révélateur » de notre existence qui est essentiellement misérable. Elle est l’expression du néant de notre condition.

Cette angoisse a cependant dans un premier temps un correctif qu’il convient de ne pas oublier, d’autant que nous le relevons non seulement dans les textes qui précédent la dissidence de 1673, mais aussi au milieu de la Saturnale des dernières années. Ce correctif est le rapport de confiance qui unit les pôles Dieu et homme. Dans le psaume 7 du livre Ier, il s’exprime avec une fermeté, un sang-froid résolus. Dieu n’a jamais abandonné l’homme, il nous fait un don dont nous ne sommes pas dignes. S’il nous dénude, c’est pour nous donner de nouveaux habits ; sur les prés d’émeraude, nous nous conduisons comme bêtes brutales et indisciplinées. A Jésus de transformer les taureaux en agneaux : Dieu, toujours et au plus haut degré, « nous veut du bien ». Donc : « Seigneur, fais de moi ce que tu veux faire de moi ». Dans le psaume 9, rédigé en 1676, la confiance abandonne ses cothurnes, et ceux de l’alexandrin, pour prendre les accents d’une extrême simplicité, et les trois temps forts du vers populaire : Dieu est Père, dont l’enfant attend tout, auquel il se livre tout entier, dans lequel il place tout son espoir, « repos éternel de l’âme », « joie de l’homme ». En effet, « en toi est ma confiance. C’est toi que mon être sensible tout entier appelle ». Le voyageur attend « sans souci » que le vent se lève, qui permettra au brigantin de quitter l’attache hambourgeoise. Il sait que la tempête ne se lèvera pas, et que les vagues, qui secouent parfois le navire — ce sont aussi les ennemis qui menacent le croyant — se blottiront soumises contre la coque. A l’autre bout du psautier, la même dualité de l’expression reflète le double aspect de la confiance en Dieu, sûre de soi et timide, altière et soumise. En août 1682, de Suisse, le voilà, au cours d’un voyage imaginaire, parvenu à Alexandrie. Finis les prolégomènes douloureux, les épreuves lucifériennes. La conduite divine est merveilleuse, mais son miracle est étonnamment doux et silencieux :

Avant que nous ayons achevé notre plainte,

La main qui nous aide nous est déjà tendue.

Dans les grasses prairies de « Basab » (il s’agit du Bashân, dont Isaïe célèbre les chênes, Is., 2, 13), désirons attendre « dans une confiance élevée la force divine, et son ouvre sacrée et lénifiante ». Tout, conclut l’auteur, « réussit par l’intermédiaire divine ». Au milieu de l’exaltation chiliastique, les pages où Quirinus Kuhlmann exprime humblement la douce confiance qu’il a de son salut sont parmi les passages les plus attachants du psautier.

Angoisse congénitale et métaphysique, confiance délicate et parfois altière, la troisième expérience fait pencher la balance du côté négatif. Absent de l’ouvre de Daniel Czepko et de Friedrich Spee, instant d’oubli chez Catharina Regina von Greiffenberg, le doute, au sens moderne du terme, devient une structure dominante de l’expérience religieuse. Il ne s’exprime plus seulement par le biais de l’allégorie testamentaire, il se confie tout entier et sans intermédiaire, sinon celui de la langue baroque. L’auteur lui découvre une double source : d’abord, l’incompréhension envers la conduite divine à l’égard du croyant et des méchants. Elle transparaît clairement dans l’appel à la pitié christique, qui sous-tend la deuxième partie du psaume 74, rédigé à Paris en 1681 : « Tu m’as choisi », et tu me fais souffrir : pourquoi ? La dureté de Yahvé serait à la rigueur concevable, si c’était l’homme lui-même qui avait cherché et imploré son amour ; l’amante malheureuse peut très bien être repoussée, répudiée, si l’aimé ne répond pas à son amour. Mais ce n’est pas le cas :

Mon Dieu, est-ce moi qui ai cherché l’appel, l’appel ?

Tout ne s’est-il pas passé comme dans la débâcle ?

Avant que je ne le susse, n’ai-je pas été ouvert ?

Avant que je ne le pensasse, n’ai-je pas été atteint ?.

Or, ce même Dieu qui est venu nous quérir, qui nous a appelés et convoqués en sa demeure peut-il à ce point, dès qu’il est sûr de nous, nous accabler de sa colère avec cette véhémence ? « Est-ce possible, et comment ? » s’écrie le croyant désemparé. Comment aimer donc celui qui nous inflige des peines aussi insupportables ? D’autre part, nous accepterions bien ces supplices à la limite. Mais il faudrait que Dieu, à un moment quelconque, nous les expliquât, nous les justifiât, nous donnât un signe infime qui nous permît de dire que tout n’est pas absolument vain. Si nous n’arrivons jamais à savoir ni le pourquoi, ni le comment, ni le combien, ni le jusqu’à quand, n’est-il pas légitime que notre impatience éclate ? Au retour de Constantinople, à Rotterdam en juin 1679, la colère est démesurée, qui menace le missionnaire, tous et tout s’acharnent à sa perte, l’infamie « s’entasse comme le sable de la dune ». Le persécuté supplie Dieu, lui demande d’écouter son cri, se jette à ses pieds : « Jéhovah, modère ton courroux ! » L’avant-dernier vers nous dit : « Combien de temps, mon Dieu, dois-je endurer cette souffrance ? ». Or, que faire devant l’incompréhension et le refus d’explication ? L’homme cherche à fuir. Il sait bien que l’attitude est inspirée par le diable, mais le désarroi est tel qu’il « doute de la conduite divine ». Il donne du gîte, dit le poète en reprenant une expression de la langue des marins. Que Dieu le comprenne : les plus grands, les plus anciens ont eux-mêmes douté de Dieu dans des conditions semblables. Abraham, quand il lui a fallu sacrifier Isaac, n’était-il pas « tout désorienté » ? Moïse n’a-t-il pas sans y croire frappé son rocher ? La patience de Job n’a-t-elle pas eu ses limites, et n’a-t-il pas pensé à commettre le péché mortel du suicide ? Salomon et Josué n’ont-ils pas trébuché ? Que Dieu ne compte donc pas sur le spirituel ! Poussière qu’il est, corrompu par le péché originel, comment ne douterait-il pas, comment n’hésiterait-il pas au plus profond de lui ?