Francis Warrain: LA THÉODICÉE DE LA KABBALE (Préface)

Les Anciens s’exprimaient en termes concrets : leur connaissance était plus intuitive que la nôtre, et ils tendaient immédiatement vers la synthèse, but naturel de la pensée. Plus tard on s’est aperçu qu’une synthèse hâtive aboutit à la confusion et qu’il faut l’étayer sur une analyse préalable. C’est alors qu’a commencé la Philosophie et, avec elle, l’usage méthodique des concepts abstraits.

Le progrès de la pensée consiste à établir graduellement la concordance de l’intuition profonde des Anciens avec l’analyse précise des Modernes. Il s’agit donc de découvrir un équivalent conceptuel et abstrait aux termes concrets et aux images dont se sont servies les doctrines anciennes. La tentative d’une pareille transposition ne suppose donc nullement que les Anciens aient voulu déguiser une conception abstraite sous un symbole concret. Elle ne prétend pas nous faire découvrir comment les Anciens ont pensé les objets métaphysiques dont ils parlent; elle cherche quelle notion abstraite, conforme à nos habitudes mentales, correspond à l’objet qu’ils ont signalé.

L’image nous attache à la réalité concrète mais en troublant notre connaissance; le concept nous permet de la mieux comprendre, mais en la vidant de sa plénitude. L’union de l’image et du concept nous permettra d’avoir une idée moins inadéquate de ces objets, qu’aucune image ne peut représenter et qu’aucun concept ne peut définir.

Une comparaison tirée du domaine scientifique fera mieux comprendre ce que nous voulons dire. « L’eau bout » signifie, pour l’ignorant, un certain phénomène sensible : de la fumée, des bulles sur un liquide, de la chaleur, un bruit caractéristique, etc. Pour le savant, l’ébullition est une transformation d’énergie définie par certaines relations abstraites : température, pression, etc. Est-ce à dire que l’ignorant a voulu par le mot bouillir résumer toutes les conditions scientifiques du phénomène ? nullement; mais l’évocation du fait sensible et la définition scientifique concourent à faire mieux connaître en quoi consiste l’ébullition. Ceci dit non pas pour opposer notre savoir à celui des Anciens comme la science à l’ignorance mais pour faire ressortir la différence d’attitude mentale en face d’un fait. Et du reste, un savant qui ne connaîtrait Vêbullition que par la théorie énergétique sans avoir jamais vu l’eau bouillir, en saurait moins que notre ignorant.

Le savoir antique et le savoir moderne s’opposent un peu comme la géométrie figurée à l’analyse mathématique. Ce que l’une exprime par des tracés, l’autre le définit par des rapports abstraits. Pour un même théorème il y a souvent deux démonstrations, l’une géométrique, l’autre analytique. Chacun suivant sa tournure d’esprit saisira mieux l’une ou l’autre. Mais, dans le domaine qui nous occupe, c’est entre des âges de l’humanité et des races que se pose la différence d’attitude mentale. Pour la plupart de nos contemporains l’exposé intuitif demeure confus, l’exposé discursif seul est reconnu clair. Le contraire devait avoir lieu pour les Anciens.

Tout ceci montre qu’il ne peut être question de restituer l’état mental des Anciens. Tout ce qu’on peut faire c’est combiner autant que possible les ressources du mode intuitif propres à l’Antiquité avec les instruments mis à notre disposition par le mode discursif. Les rapprochements analogiques ainsi obtenus élèveront notre pensée à une vue plus concrète et plus synthétique des réalités métaphysiques. Mais seule la lecture des textes et surtout la méditation pourront nous mettre en communion d’idée avec les doctrines anciennes.

C’est en repensant le texte et non en poursuivant le sens littéral qu’on acquerra cette assimilation de pensée. Les interprétations philologiques donnent le sens courant des mots, c’est-à-dire le sens qui correspond aux objets ou aux phénomènes par lesquels se représentent les idées; or le philosophe est justement l’être exceptionnel qui dégage l’idée de sa représentation : il emploie donc le mot pour désigner ce que la représentation évoque de général ou d’abstrait ou de tendance (notion limité). C’est donc par les connexions qu’il établit entre les mots et non par leur usage courant que l’on peut expliquer sa pensée. Et cela est d’autant plus vrai qu’il s’agit de langues plus anciennes où les termes abstraits sont très rares. Par conséquent, bien que la philologie soit indispensable pour traduire le mot à mot d’un texte, il ne lui appartient pas d’interpréter un écrit philosophique; elle ne pourrait qu’en dénaturer la signification.

Il importe enfin de ne pas confondre l’interprétation d’une doctrine avec son historique. La genèse des notions ou des systèmes, et leur constitution définitive sont deux questions qui, tout en étant liées, demeurent nettement distinctes. On peut pousser assez loin l’étude de la doctrine achevée sans s’occuper de sa formation. Autre chose est de constater comment une voûte tient debout, autre chose est de savoir comment elle a été édifiée. La géographie d’un pays ne dépend pas du chemin par lequel on y pénètre : et si cette géographie semble varier suivant la route suivie, c’est qu’elle est inexacte.

Les notions et les rapports métaphysiques sont des sommets qu’on peut atteindre par des sentiers divers. L’histoire nous découvre le passage frayé; mais le résultat atteint ne dépend du chemin suivi que dans la mesure où le but est manqué. Une doctrine ou un système philosophique devient indépendant de son évolution historique dans la mesure où il réalise une synthèse clairement intelligible. C’est pour expliquer ses obscurités et ses insuffisances qu’il faut recourir à l’histoire. On découvre alors les causes qui ont fait dévier la pensée de son but et qui ont entravé la synthèse. Donc plus les doctrines ou les systèmes sont remarquables par leur envergure et leur solidité, moins leur historique est nécessaire pour les comprendre.

Nous ne prétendons en rien diminuer la haute importance de l’histoire des doctrines et des systèmes et des secours précieux qu’elle apporte à leur intelligence: il s’agit seulement de mettre en garde contre un préjugé très répandu de nos jours, qui fait dépendre de l’histoire seule la signification d’une doctrine et d’un système. Nous avons cherché à marquer la distinction très nette entre l’étude de l’évolution d’un système et l’étude de son contenu : et nous avons voulu montrer que le contenu est indépendant de l’évolution historique dans la mesure où il atteint l’intelligibilité qui est le but de la pensée.

Pour étudier la Kabbale, il nous faudra extraire les notions qui la composent, dissocier un organisme dont toutes les parties se pénètrent intimement, et cela ne va pas sans mutilation. Analyser un corps de doctrine aussi concret, c’est toujours le dénaturer un peu; mais renoncer à cette analyse, c’est se vouer à une rêverie qui en efface la signification. Il faut donc combiner la suggestion intuitive avec l’examen analytique; et c’est là un effort personnel qui incombe à chacun. Notre travail ne prétend donc révéler le sens rigoureux d’aucun arcane; il a seulement pour but d’obtenir des notions bien définies qui évitent à la pensée de voguer à la dérive et qui lui servent de repères dans sa recherche de la vérité.

L’hypothèse kabbalistique est que la langue hébraïque est la langue parfaite enseignée par Dieu au premier homme. Cette opinion n’est plus soutenable — mais il reste probable que les langues anciennes découlent d’une langue hiératique composée par des inspirés, soit consciemment, soit intuitivement. Les mots relatifs à la religion et aux idées métaphysiques et cosmologiques ont dû être conservés à travers les langues anciennes des livres sacrés. Il doit donc y avoir des mots exprimant l’essence des choses et leurs rapports numériques. On peut en dire autant pour les arts divinatoires ; il y a en eux un fond qui atteste une très haute science métaphysique.

Les spéculations de la Kabbale sont donc justifiées en principe. Ce qu’il y a de défectueux en elles c’est leur application sans critique et la prétention illusoire de détenir les éléments purs de la langue naturelle, alors qu’on n’en possède que des bribes et des déformations.

Même en reconnaissant cette tare, les procédés kabbalistiques n’en sont pas moins des ferments intellectuels, qui, grâce au reste de coordination subsistant dans les langues sur lesquelles on opère, peuvent suggérer des intuitions lumineuses.

Et quant au travail présent, il n’a que la valeur d’une simple recherche, et je ne voudrais en maintenir les conceptions ni à l’encontre d’une interprétation autorisée de la Kabbale si elle existe, ni en contradiction avec l’orthodoxie catholique.