Reuchlin fut le premier érudit allemand à s’intéresser à fond à la Kabbale. Ce fut surtout l’écrit Shaare Ora (« Les portes de la lumière ») de Gikatilla qui lui avait fait une impression profonde ; il s’agit d’un abrégé de philosophie kabbalistique, traitant de la connaissance de Dieu, de ses noms et de ses émanations (Sefirot). Reuchlin avait appris l’hébreu pendant quelques années, à partir de 1492, à Linz (Autriche) auprès de l’érudit juif Jacob ben Yehiel Loans qui fut médecin de l’empereur. A partir de 1498, à Rome, Obadya Sforno, autre érudit juif, allait lui faire connaître de façon encore plus approfondie la langue et la littérature hébraïque. Le résultat des études kabbalistiques de Reuchlin fut la publication de deux écrits : De verbo mirifico et De arte cabbalistica. Tous deux constituent une tentative d’interprétation chrétienne de la Kabbale. Dans l’un et l’autre ouvrage la Kabbale juive est présentée comme une Révélation originelle qui, dès avant la naissance du Christ, avait apporté aux hommes la vision des hauts mystères de la divinité ; cependant, selon l’auteur, c’est seulement dans le Christ que cette Révélation originelle allait trouver son couronnement et son achèvement.
Dans le livre De verbo mirifico (1494) est présentée une discussion entre un érudit juif, un philosophe grec et Reuchlin lui-même. Ils sont d’accord pour constater que, dans le domaine des choses spirituelles, la seule connaissance qui existe est celle qu’apporte la Révélation. Dieu et l’homme entrent en contact par la « parole miraculeuse », par la Révélation des mystères contenus dans le « nom » divin — et surtout dans le tétragramme —, mystères qui ne concernent pas seulement l’essence de Dieu, mais également la nature de son déploiement et de son rayonnement dans l’univers et dans l’histoire du salut. Toutefois, même par rapport au tétragramme de Moïse, le nom de Ihsvs (Jésus), le plus miraculeux de tous, représente encore un progrès : car c’est grâce à lui que le nom ineffable de Dieu, dans toute sa splendeur, devient prononçable. C’est ainsi que le nom de Ihsvs, unissant l’humanité à la divinité, apporte le miracle et la Rédemption. Cet écrit valut à Reuchlin une grande renommée parmi ses contemporains. Agrippa von Nettesheim, qui allait lui-même développer — dans son oeuvre de jeunesse De occulta philosophia — une interprétation chrétienne de la Kabbale en associant la théorie kabbalistique des Sefirot à l’autorévélation de Dieu dans la création, prononça en 1509 une série de conférences consacrée à cette oeuvre de Reuchlin15.
Un autre écrit de Reuchlin, De arte cabbalistica (1517), revêt également la forme d’un entretien, cette fois entre un juif, un musulman et un pythagoricien. La Kabbale y apparaît comme la connaissance du monde supérieur et de ses secrets, connaissance qui avait été de prime abord donnée au premier homme, Adam, par un ange, et qui, à partir de là, s’était maintenue dans le cadre d’une tradition ininterrompue, jusqu’aux hommes de la Grande Synagogue et, finalement, aux maîtres du Talmud. Il est dit de cette Kabbale qu’elle avait été également la source de la philosophie grecque, et plus particulièrement pythagoricienne, cette dernière s’étant formée à l’école de la sagesse à la fois égyptienne, juive et persane. Le livre de Reuchlin décrit dès lors les connaissances supérieures que contient la Kabbale au sujet de l’essence de Dieu, des Sefirot, des catégories et des choses connaissables, des portes et des chemins du savoir, des anges et des sphères célestes. Il enseigne, d’autre part, les diverses méthodes utilisées par la science kabbalistique : transposition des lettres, interprétation des lettres d’un mot comme autant d’initiales de mots différents, échanges de lettres (de la première contre la dernière, de la seconde contre l’avant-dernière) ; et il cite un certain nombre d’exemples pour expliciter ces méthodes. Cet ouvrage aboutit lui aussi à une glorification du nom de Jésus et de la croix, en se fondant donc cette fois sur la technique kabbalistique d’interprétation des lettres. (Cf. traduction française de De arte cabbalistica, par François Secret, in La Kabbale, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Pardes », 1973.)
Ernst Benz, CHKC