Élie l’Ecdicos

La spiritualité monastique, plutôt empirique jusqu’alors, prend son élan décidément spéculatif dans l’oeuvre d’Élie l’Ecdicos, un auteur dont on ne sait au juste l’époque, — peut-être appartient-il au Vme siècle —, mais dont il convient de parler ici, parce que son œuvre se rattache plutôt à la spiritualité sinaïte. En outre par ses affinités avec l’œuvre de Syméon le nouveau théologien, encore plus par le fait qu’il annonce quelques traits de l’attitude hésychaste, Élie l’Ecdicos s’offre comme un pont, liant la spiritualité du VIIe à celle des derniers siècles byzantins. Poète, mélode et prédicateur à la fois, il a laissé dans des écrits sententiaires des idées excellemment condensées, concernant la vie spirituelle. Dans la courte préface, qui précède son traité sur la vie spirituelle, il est caractérisé comme un homme parmi les plus savants, possédant à fond tant la sagesse du monde que celle de l’Église. Le traité qui suit justifie pleinement ce jugement. Elie l’Ecdicos y envisage en effet résolument la vie intérieure dans toute l’étendue de son domaine, et trouve le moyen de nous donner, comme nul autre ne l’a su en si peu de pages, l’essentiel de la spiritualité byzantine. Le sujet, commun à toute la spiritualité byzantine, c’est le retour à l’état originel par la vie active et la vie contemplative. La conquête de cette terre promise ne peut s’effectuer qu’à condition qu’on ramène son moi déraisonnable à l’innocence, qu’on passe de la purification du corps à celle de l’âme, — ceci sera l’œuvre de l’ascèse spirituelle —, et qu’on porte enfin le feu purificateur dans l’esprit même. Une psychologie anatomique de l’ascèse très intéressante, régie et ordonnée par un idéalisme platonisant ; des emprunts stoïciens manifestes dans l’emploi des termes tels que eisagomenos, prokopton teleios et dans la division de la partie irraisonnable de l’âme en 6 parties (les 5 sens et le langage), dénotent la pénétration de l’auteur dans la philosophie ancienne. En ce qui concerne le stoïcisme, il est à remarquer, qu’on n’a pas suffisamment vu, à quel point les chrétiens en Orient ont puisé, au riche arsenal des stoïciens. Il ne serait peut-être pas téméraire de croire que la disparition des stoïciens est, en grande partie, due au fait qu’ils ont été supplantés par les chrétiens.

Mais la purification comment s’obtient-elle ? « Le corps, dit Elie, ne peut être purifié sans le jeûne et sans la veille, ni l’âme sans la miséricorde et sans la vérité ; l’intellect non plus, sans la spéculation et sans la conversation avec Dieu ; ce sont là les plus importantes syzygies. » « Toute âme brave, ajoute-t-il ailleurs, doit, pour agir comme il faut, garder allumées, toute sa vie durant, les deux lampes, celle de l’activité pratique et celle de la spéculation. » A ces deux lampes pourtant vient se surajouter une troisième, qui, paraît-il, est la plus essentielle. C’est la sagesse. Les hommes de la vie active considèrent les choses seulement quant à leur position ; les spéculatifs les considèrent seulement quant à leur nature ; seuls les hommes sages et spirituels (gnostikoi) voient les raisons de tous les deux. Et c’est cela justement la théorie, non pas considérer les choses seulement quant à leur nature, mais saisir leurs raisons aussi et vers quoi elles tendent. Les parties de l’âme raisonnable sont symboliquement représentées comme suit : la sensation, c’est l’atrium ; l’entendement c’est le temple ; quant à l’esprit, c’est l’archevêque. Chacune de ces parties a son propre organe. L’esprit passe aux choses intelligiles par la voie de la conception, la raison passe aux choses logiques par la voie du raisonnement et la sensation passe à la pratique par la voie de l’imagination. Il est de toute importance que l’homme contemplatif et spirituel (o gnostikos) sache, quand son esprit se trouve dans la région des choses intelligibles, quand il est dans celle de la ratiocination et quand enfin il est dans celle de la sensation. La région intermédiaire dans cette échelle est celle du raisonnement, qui se trouve entre l’irrationnel et l’intelligible. Les raisonnements se servant de l’imagination comme d’une échelle, montent de la sensation vers l’esprit, pour lui apporter les messages de cette dernière, et redescendent vers la sensation en suivant, cette fois, les suggestions de l’esprit. La conception d’une chose en donne sa substance ; sa raison en est l’accident ; quant à l’objet de la sensation ce n’est que la différence individuelle.


Il s’ensuit que l’homme de la vie active (o praktikos) peut aisément soumettre l’esprit à la prière, alors que le contemplatif soumet la prière à l’esprit ; le premier pousse l’esprit à saisir les raisons des corps, alors que le second le pousse à concevoir les incorporels, ces incorporels n’étant que les raisons des choses, leurs qualités et leurs substances. Il y a là un progrès de spiritualisation, qui fait penser à la dialectique platonicienne.

Il s’ensuit que l’homme de la vie active ne peut avancer, que jusqu’à un certain moment de l’ascension ; il s’arrêtera quelque part avant d’obtenir la perfection. Cette perfection est donnée au seul contemplatif. Quand l’esprit se réfléchit sur lui-même, quand il se ressaisit, il ne contemple pas des objets, pas même ceux qui viennent de la région des raisonnements ; il contemple seulement des esprits nus, des splendeurs divines qui jaillissent la paix et la grâce à la fois. C’est au terme de la pratique que ces contemplations viennent embrasser l’esprit, et quoiqu’elles ressemblent à des rayons de soleil qui viennent du dehors de l’horizon, ce ne sont que des rayons, qui ont leur source dans l’esprit lui-même. Il est vrai que pratique et théorie doivent coopérer, car ni la première n’est solide sans la seconde, ni cette dernière n’est vraie sans la première. Néanmoins le terme de la première est la mortification des passions, tandis que le terme de la théorie est la contemplation des vertus (5). Le contemplatif s’élève par les raisons des choses aux incorporels ; c’est alors que le Verbe se laisse voir, le Verbe vers qui toute âme de mérite se hâte de s’évader. En s’évadant vers Dieu, le contemplatif se passe de raisonnements, comme le soldat de ses armes après le combat. Il se trouve alors dans le Paradis, qui n’est que la contemplation des intelligibles ; c’est alors qu’est effectuée la prière dans la contemplation et la contemplation de Dieu dans la prière, c’est ce qui est l’acte propre de l’esprit. Dans ce Paradis seul le contemplatif a accès ; il y entre du dedans en prière. L’homme de la pratique n’y a pas accès ; il n’est qu’un passant, qui essaie de jeter un regard du dehors, mais n’y parvient pas, empêché qu’il est par la barrière de son âge spirituel.

Au lieu d’une élaboration spirituelle de la pratique, telle que les catholiques l’ont donnée plus tard, et malgré la coopération requise entre la pratique et la théorie, nous avons, non pas une opposition mais une hiérarchie, qui va de la pratique à la théorie.

Le primat ainsi conféré à la Contemplation, une contemplation qui malgré son élan dialectique ne laisse pas d’être mystique, annonce d’une manière assez nette la disposition hésychaste. Toutefois il faut voir en Élie l’Ecdicos un effort très remarquable, pour la renaissance d’un idéalisme d’inspiration platonicienne, dont l’hésychasme n’était pas le plus valable aboutissement.