Eckhart : « Aimer »

Paraît difficile ce que Notre Seigneur a commandé, que l’on doive {{aimer}} son frère chrétien comme soi-même. Ce que disent communément des gens grossiers, c’est que ce devrait être ainsi : on devrait les {{aimer}} eu égard au bien dont on s’aime soi-même. Non, ce n’est pas ainsi. On doit les {{aimer}} autant que soi-même, et cela n’est pas difficile. Veuillez bien le noter, amour est plus digne de récompense qu’un commandement. Le commandement semble difficile, et la récompense est désirable. Qui aime Dieu comme il doit l'{{aimer}} et aussi comme il faut qu’il l’aime, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, et comment l’aiment toutes les créatures, il lui faut {{aimer}} son prochain comme soi-même et se réjouir de ses joies et désirer son honneur autant que son honneur propre, et l’étranger comme l’un des siens. Et c’est ainsi que l’homme est en tout temps en joie, en honneur et en prospérité, ainsi est-il exactement comme dans le royaume des cieux, et c’est ainsi qu’il a davantage de joie que s’il se réjouissait uniquement de son bien. Et sachez-le dans la vérité : ton propre honneur t’apporte-t-il plus de satisfaction que celui d’un autre, alors c’est injuste pour lui. [Sermon 4->http://sophia.hyperlogos.info/tiki-index.php?page_id=1547]
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Mais certaines gens veulent voir Dieu de leurs yeux comme ils voient une vache, et veulent aussi {{aimer}} Dieu comme ils aiment une vache. Tu l’aimes pour le lait et pour le fromage et pour ton propre avantage. Ainsi font tous les gens qui aiment Dieu pour richesse extérieure et pour consolation intérieure ; et ceux-là n’aiment pas Dieu comme il faut, mais ils aiment leur propre avantage. Oui, je dis pour de vrai : Tout ce que tu te proposes dans ta visée ( et ) qui n’est pas Dieu en lui-même, si bon cela puisse être, c’est pour toi un obstacle à la vérité la plus haute. [Sermon 16 b->http://sophia.hyperlogos.info/tiki-index.php?page_id=1559]
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C’est pourquoi il dit : « Aimez-vous les uns les autres ! », c’est-à-dire : les uns dans les autres. De quoi l’Ecriture parle fort bien. Saint Jean dit : « Dieu est l’amour, et qui est dans l’amour, celui-là est en Dieu, et Dieu est en lui. » Oui, il dit fort bien : Dieu serait-il en moi et ne serais-je point en Dieu, ou serais-je en Dieu et Dieu ne serait-il pas en moi, alors tout serait ( séparé ) en deux. Mais puisque Dieu est en moi et que je suis en Dieu, alors je ne suis pas plus bas ni Dieu plus haut. Or vous pourriez dire : « Seigneur, tu dis que je dois {{aimer}} et je ne peux pas {{aimer}}. » C’est pourquoi Notre Seigneur parle fort bien lorsqu’il dit à saint Pierre : « Pierre, m’aimes-tu ? » – « Seigneur, tu sais bien que je t’aime. » Me l’as-tu donné, Seigneur, alors je t’aime ; ne me l’as-tu pas donné, alors je ne t’aime pas. [Sermon 27->http://sophia.hyperlogos.info/tiki-index.php?page_id=4934]
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Tous les commandements de Dieu viennent d’amour et de la bonté de sa nature ; car s’ils ne venaient pas d’amour, ils ne pourraient être alors commandements de Dieu ; car le commandement de Dieu est la bonté de sa nature, et sa nature est sa bonté dans son commandement. Qui maintenant habite dans la bonté de sa nature, celui-là habite dans l’amour de Dieu, et l’amour n’a pas de pourquoi. Aurais-je un ami et l’aimerais-je pour la raison que me viendrait de lui du bien et toute ma volonté, je n’aimerais pas mon ami, mais moi-même. Je dois {{aimer}} mon ami pour sa bonté propre et pour sa vertu propre et pour tout ce qu’il est en lui-même : c’est alors que j’aime mon ami comme il faut, lorsque je l’aime ainsi qu’il est dit ci-dessus. Ainsi en est-il de l’homme qui se tient dans l’amour de Dieu, qui ne cherche pas ce qui est sien en Dieu ni en lui-même ni en aucune chose, et qui aime Dieu seulement pour sa bonté propre et pour la bonté de sa nature et pour tout ce qu’il est en lui-même, et c’est là amour juste. Amour de la vertu est une fleur et un ornement et une mère de toute vertu et de toute perfection et de toute béatitude, car il est Dieu, car Dieu est fruit de la vertu, Dieu féconde toutes les vertus et est un fruit de la vertu, et le fruit demeure à l’homme. L’homme qui opérerait en vue d’un fruit et que ce fruit lui demeure, ce lui serait fort agréable ; et s’il y avait un homme qui possédât une vigne ou un champ et les confiât à son serviteur pour qu’il les travaille et pour que le fruit lui demeure, et s’il lui donnait aussi tout ce qui est requis pour cela, ce lui serait fort agréable que le fruit lui demeure sans dépense de sa part. Ainsi est-il fort agréable à l’homme qui habite dans le fruit de la vertu, car celui-là n’a aucune contrariété ni aucun trouble, car il a laissé soi-même et toutes choses. [Sermon 28->http://sophia.hyperlogos.info/tiki-index.php?page_id=4979]
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Le second sens est : procure ton avantage en toutes choses ! c’est-à-dire : « Aime Dieu par-dessus toutes choses et ton prochain comme toi-même ! », et c’est là un commandement de Dieu. Mais je dis que ce n’est pas seulement un commandement, plutôt : c’est aussi ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donner. Et si tu aimes cent marks davantage en toi qu’en un autre, c’est un tort. Si tu aimes un homme plus que les autres, c’est un tort ; et aimes-tu ton père et ta mère et toi-même plus qu’un autre homme, c’est un tort ; et si tu aimes plus la béatitude en toi qu’en un autre, c’est un tort. « A Dieu ne plaise ! Que dites-vous ? Ne dois-je pas {{aimer}} la béatitude en moi plus qu’en un autre ? » Il se trouve bien des gens instruits qui ne comprennent pas cela, et estiment que c’est bien difficile ; mais ce n’est pas difficile, c’est tout à fait facile. Je te montrerai que ce n’est pas difficile. Voyez, la nature poursuit ( deux visées ) dans la mesure où un membre quelconque opère en l’homme. La première visée qu’il ( = le membre ) vise dans ses oeuvres, c’est qu’il serve pleinement le corps et en outre chaque membre de façon particulière comme lui-même et pas moins qu’en lui-même, et qu’il ne se vise pas soi-même davantage dans ses oeuvres qu’un autre membre. Bien plus encore doit-il en être ainsi de la grâce. Dieu doit être une règle et un fondement de ton amour. La visée première de ton amour doit être nûment vers Dieu et en outre vers ton prochain comme toi-même et pas moins que toi-même. Et si tu aimes la béatitude davantage en toi qu’en un autre, alors tu t’aimes toi-même ; là où tu t’aimes, là Dieu n’est pas nûment ton amour et c’est alors un tort. Car si tu aimes la béatitude sans saint Pierre et dans saint Paul autant qu’en toi-même, tu possèdes la même béatitude qu’ils ont eux aussi. Et si tu aimes la béatitude dans les anges autant qu’en toi, et si tu aimes la béatitude en Notre Dame autant qu’en toi, tu jouis proprement de la même béatitude qu’elle-même : elle est tienne aussi proprement qu’à elle. C’est pourquoi l’on dit dans le Livre de la Sagesse : « Il l’a fait égal à ses saints. » Sermon 30