don (Eckhart)

Or donc, prêtez attention maintenant ! Qui étaient les gens qui là achetaient et vendaient, et qui sont-ils encore ? Maintenant prêtez-moi grande attention ! Je ne veux pour ce coup prêcher maintenant qu’à propos de gens de bien. Néanmoins je veux montrer pour cette fois qui étaient là et qui sont encore les marchands qui achetaient et vendaient et le font encore, eux que Notre Seigneur chassa et jeta dehors. En cela il le fait encore à tous ceux qui là achètent et vendent dans ce temple : il n’en veut laisser un seul au-dedans. Voyez, ce sont tous des marchands ceux qui se préservent de péchés grossiers et seraient volontiers de gens de bien et font leurs bonnes oeuvres pour honorer Dieu, comme de jeûner, veiller, prier, et quoi que ce soit, toutes sortes d’oeuvres bonnes, et ils les font cependant pour que Notre Seigneur leur donne quelque chose en retour, ou pour que Dieu leur fasse en retour quelque chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Il faut l’entendre en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose pour l’autre, et veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur. En ce commerce ils sont trompés. Car tout ce qu’ils ont et tout ce qu’ils sont en mesure d’opérer, donneraient-ils pour Dieu tout ce qu’ils ont et se livreraient-ils pleinement pour Dieu, pour autant Dieu ne serait en rien de rien tenu envers eux de donner ou de faire, à moins qu’il ne veuille le faire gratuitement de bon gré. Car ce qu’ils sont ils le sont de par Dieu et ce qu’ils ont ils l’ont de par Dieu, et non par eux-mêmes. C’est pourquoi Dieu n’est en rien de rien tenu par leurs oeuvres et leurs dons, à moins que de bon gré il ne veuille le faire de par sa grâce et non en raison de leurs oeuvres ni en raison de leur don, car ils ne donnent rien qui soit leur et n’opèrent pas non plus à partir d’eux-même, ainsi que dit Christ lui-même : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » Ce sont des fous fieffés ceux qui veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur ; ils ne connaissent de la vérité que peu de chose ou rien. C’est pourquoi Notre Seigneur les chassa hors du temple et les jeta dehors. Il ne se peut que demeure ensemble la lumière et les ténèbres. Dieu est la vérité et une lumière dans soi-même. Lors donc que Dieu vient dans ce temple, il rejette au-dehors l’ignorance, c’est-à-dire les ténèbres, et se révèle soi-même avec lumière et avec vérité. Alors les marchands sont partis lorsque la vérité se trouve connue et la vérité n’a nulle envie de mercantilisme. Dieu ne cherche pas ce qui est sien ; dans toutes ses oeuvres il est dépris et libre et les opère par juste amour. Ainsi aussi fait cet homme qui est uni à Dieu ; il se tient lui aussi dépris et libre dans toutes ses oeuvres, et les opère seulement pour honorer Dieu, et ne recherche pas ce qui est sien, et Dieu l’opère en lui. Eckhart: Sermon 1

J’ai dit en outre que Notre Seigneur dit aux gens qui là avaient des tourterelles à vendre : « Débarrassez-moi ça, enlevez-moi ça ! » Les gens, il ne les jeta pas dehors ni ne les réprimanda fortement ; mais il dit avec grande bonté : « Débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Ce n’est pas mauvais et pourtant cela dresse des obstacles à la vérité limpide. Ces gens, ce sont tous gens de bien, qui font leur oeuvre limpidement pour Dieu et ne cherchent pas en cela ce qui est leur, et le font pourtant selon le moi propre, selon temps et selon nombre, selon avant et après. Dans ces oeuvres ils connaissent un obstacle à la vérité suprême selon laquelle ils devraient être libres et dépris, tout comme Notre Seigneur Jésus Christ est libre et dépris et, en tout temps à nouveau, sans relâche et hors du temps, se reçoit de son Père céleste et, en ce même maintenant, sans relâche s’engendre parfaitement en retour avec une louange de gratitude jusqu’en la grandeur paternelle dans une égale dignité. C’est ainsi que devrait se tenir l’homme qui voudrait se trouver réceptif à la vérité suprême et vivant là sans avant et sans après et sans être entravé par toutes els oeuvres et toutes les images dont il eut jamais connaissance, dépris et libre, recevant à nouveau dans ce maintenant le don divin et l’engendrant en retour sans obstacle dans cette même lumière avec une louange de gratitude en Notre Seigneur Jésus Christ. Ainsi seraient écartées les tourterelles, c’est-à-dire obstacles et attachement au moi propre en toutes les oeuvres qui néanmoins sont bonnes, en quoi l’homme ne cherche rien de ce qui est sien. C’est pourquoi Notre Seigneur dit avec grande bonté : « Enlevez-moi ça, débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Cela est bon, cependant cela dresse des obstacles. Eckhart: Sermon 1

Prêtez attention maintenant et considérez avec zèle ! Si l’être humain était vierge pour toujours, aucun fruit ne proviendrait de lui. Doit-il devenir fécond, il lui faut de nécessité être une femme. Femme est le mot le plus noble que l’on peut attribuer à l’âme et est bien plus noble que vierge. Que l’être humain reçoive Dieu en lui, c’est bien, et dans cette réceptivité il est intact. Mais que Dieu devienne fécond en lui, c’est mieux ; car la fécondité du don est la seule gratitude pour le don, et l’esprit est une femme dans la gratitude qui engendre en retour là où pour Dieu il engendre Jésus en retour dans le coeur paternel. Eckhart: Sermon 2

Saint Jacques dit dans l’épître : « Le don le meilleur et ( la ) perfection descendent d’en haut du Père des lumières. » Eckhart: Sermon 4

Il est encore un autre sens, notez-le avec zèle ! Il dit « Tout don. » Ce qui est le meilleur et le plus haut, ce sont les dons au sens propre et au sens le plus propre de tous. Dieu ne donne rien aussi volontiers que de grands dons. J’ai dit une fois en ce lieu que Dieu pardonne même plus volontiers de grands péchés que des petits. Et plus ils sont grands, plus volontiers il les pardonne et plus vite. Et il en est tout à fait ainsi en ce qui concerne grâce et don et vertu : plus ils sont grands, plus volontiers il les donne ; car sa nature tient en ce qu’il donne de grandes choses. Et c’est pourquoi meilleures sont les choses plus il y en a. Les créatures les plus nobles, ce sont les anges, et ils sont pleinement doués d’intellect et n’ont pas de corporéité en eux, et ils sont les plus nombreux de tous et il en est plus que le nombre de toutes choses corporelles. Ce sont les grandes choses qui s’appellent à proprement parler dons, et qui lui sont les plus propres et les plus intimes. Eckhart: Sermon 4

Or notez cette parole : « Il viennent d’en haut. » Or je viens de vous le dire : Qui veut recevoir d’en haut, il lui faut de nécessité être en bas, en véritable humilité. Et sachez-le dans la vérité : qui n’est pas totalement en bas, il ne lui adviendra rien de rien et il ne reçoit rien non plus, si petit que cela puisse être jamais. Si tu portes le regard en quoi que ce soit sur toi ou sur aucune chose ou sur quiconque, tu n’es pas en bas et ne reçois rien non plus ; plutôt : si tu es totalement en bas, tu reçois pleinement et parfaitement. Nature de Dieu est de donner, et son être tient en ce qu’il nous donne, si nous sommes en bas. Si nous ne le sommes pas et ne recevons rien, nous lui faisons violence et le tuons. Si nous ne pouvons le faire à son encontre à lui, nous le faisons à l’encontre de nous, et aussi loin que cela est en nous. Pour que tu lui donnes tout en propre, fais en sorte que tu te places en véritable humilité au-dessous de Dieu et que tu élèves Dieu dans ton coeur et dans ta connaissance. « Dieu Notre Seigneur envoya son Fils dans le monde. » J’ai dit une fois ici même : Dieu envoya son Fils à l’âme dans la plénitude du temps, lorsqu’elle a dépassé tout temps. Lorsque l’âme est déprise du temps et de l’espace, alors le Père envoie son Fils dans l’âme. Or telle est la parole : « Le don le meilleur et ( la ) perfection descendent d’en haut du Père des lumière. » Pour que nous soyons prêts à recevoir le don le meilleur, qu’à cela nous aide Dieu le Père des lumières. Amen. Eckhart: Sermon 4

Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon coeur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son oeil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les oeuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les oeuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et ( qu’elle ) est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait. Eckhart: Sermon 5 a

Or l’homme est tout à fait comme il faut qui vit dans les vertus, car j’ai dit il y a huit jours que les vertus sont dans le coeur de Dieu. Qui vit dans la vertu et opère dans la vertu, il est tout à fait comme il faut. Qui ne recherche pas ce qui est sien en aucune chose, ni en Dieu ni en créatures, celui-là demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Pour cet homme c’est joie que de laisser et de mépriser toutes choses, et c’est joie que d’accomplir toutes choses jusqu’à leur plus haut point. Saint Jean dit : « Dieu est charité », « Dieu est l’amour », et l’amour est Dieu, « et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». Celui qui là demeure en Dieu, il a bon gîte et est un héritier de Dieu, et celui en qui Dieu habite, il a de dignes compagnons près de lui. Or un maître dit qu’à l’âme se trouve donné de par Dieu un don par quoi l’âme se trouve mue aux choses intérieures. Un maître dit que l’âme se trouve touchée sans intermédiaire par le Saint Esprit, car dans l’amour où Dieu s’aime soi-même, dans cet amour il m’aime, et l’âme aime Dieu dans le même amour où il s’aime soi-même, et cet amour dans lequel Dieu aime l’âme ne serait-il pas que l’Esprit Saint ne serait pas. C’est une ardeur et un épanouissement du Saint Esprit où l’âme aime Dieu. Eckhart: Sermon 10

« Le temps d’Elisabeth fut accompli, et elle enfanta un fils. Jean est son nom. Alors les gens dirent : Qu’adviendra-t-il d’étonnant de cet enfant, car la main de Dieu est avec lui ? » Un écrit dit : Le plus grand don est que nous soyons enfant de Dieu et qu’il engendre en nous son Fils. Ne doit rien engendrer dans soi l’âme qui veut être enfant de Dieu et en qui le Fils de Dieu doit se trouver engendré, dans elle rien d’autre ne doit s’engendrer. La plus haute visée de Dieu est d’engendrer. Jamais rien ne le satisfait que d’engendrer son Fils en nous. L’âme non plus ne se satisfait d’aucune façon que le Fils de Dieu ne se trouve engendré dans elle. Et là bondit la grâce. La grâce se trouve là infusée. La grâce n’opère pas ; son oeuvre, c’est son devenir. Elle flue hors de l’être de Dieu et flue dans l’être de l’âme, et non dans les puissances. Eckhart: Sermon 11

J’ai dit une fois : Unité unit toute multiplicité, mais multiplicité n’unit pas unité. Lorsque nous nous trouvons élevés au-dessus de toutes choses et ( que ) tout ce qui est en nous est porté vers le haut, alors rien ne nous oppresse. Ce qui est au-dessous de moi, cela ne m’oppresse pas. Si je visais Dieu limpidement, en sorte qu’au-dessus de moi il n’y ait rien que Dieu, rien de rien ne serait lourd pour moi, et je ne serais pas aussi promptement troublé. Saint Augustin dit : Seigneur, lorsque je m’incline vers toi, alors m’est ôtée toute pesanteur, souffrance et travail. Dès lors que nous avons dépassé temps et choses temporelles, nous sommes libres et joyeux en tout temps, et c’est alors qu’il y a accomplissement du temps, et alors le Fils de Dieu se trouve engendré en toi. J’ai dit une fois : Lorsque le temps fut accompli, Dieu envoya son Fils. Quelque chose d’autre que le Fils se trouve-t-il engendré en toi, alors tu n’as pas le Saint Esprit et la grâce n’opère pas en toi. L’origine du Saint Esprit est le Fils. Le Fils ne serait-il pas que le Saint Esprit ne serait pas non plus. Le Saint Esprit ne peut avoir nulle part son fluer ni son épanouissement que par le Fils. Lorsque le Père engendre son Fils, il lui donne tout ce qu’il a d’être et de nature. Dans ce don sourd le Saint Esprit. Ainsi est-ce l’intention de Dieu que de se donner pleinement à nous. De même manière que, lorsque le feu veut attirer le bois dans soi et soi en retour dans le bois, il trouve le bois inégal à lui. A cela il faut du temps. En premier lieu, il le rend chaud et brûlant, et alors il fume et craque, car il lui est inégal ; et plus le bois devient brûlant plus il devient silencieux et tranquille, et plus il est égal au feu plus paisible il est, jusqu’à ce qu’il devienne pleinement feu. Le feu doit-il assumer dans soi le bois, il faut que toute inégalité soit dehors. Eckhart: Sermon 11

Or notez-le ! Saint Paul dit : Lorsque nous contemplons à visage dénudé l’éclat et la clarté de Dieu, alors nous nous trouvons formés en retour et formés intérieurement dans l’image qui est comme une image de Dieu et de la déité. Lorsque la déité se donna pleinement à l’intellect de Notre Dame, parce qu’il était nu et limpide, alors il conçut Dieu en soi ; et de la surabondance de la déité cela jaillit et s’écoula dans le corps de Notre Dame, et un corps fut formé par le Saint Esprit dans le corps de Notre Dame. Et n’aurait-elle pas porté la déité dans l’intellect, elle ne l’aurait jamais conçu corporellement. Un maître dit : C’est une grâce particulière et un grand don qu’avec l’aile de la connaissance l’on s’envole vers le haut et élève l’intellect vers Dieu et que l’on se trouve transporté de clarté en clarté, et avec la clarté dans la clarté. L’intellect de l’âme, c’est là le plus élevé de l’âme. Lorsqu’il est fixé en Dieu, alors il se trouve emporté par le Saint Esprit dans l’image et uni a elle. Et avec l’image et avec le Saint Esprit il se trouve conduit et introduit dans le fond. Là où le Fils est formé à l’intérieur, là aussi l’âme doit se trouver formée à l’intérieur. Celle donc qui est ainsi introduite et qui est enfermée et enclose en Dieu, à celle-là toutes créatures sont soumises, comme à saint Pierre : aussi longtemps sa pensée fut simplement enfermée et enclose en Dieu, alors la mer se referma sous ses pieds en sorte qu’il marcha sur l’eau ; aussitôt qu’il se détourna de cette pensée, il sombra. Eckhart: Sermon 23

C’est certes un grand don que l’âme se trouve ainsi introduite par le Saint Esprit, car de même que le Fils est appelé une Parole, ainsi le Saint Esprit est appelé un Don : ainsi l’Ecriture le nomme-t-elle. J’ai dit souvent aussi : Amour prend Dieu en tant qu’il est bon ; s’il n’était pas bon, il ne l’aimerait pas et ne le prendrait pas pour Dieu. Sans bonté il n’aime rien. Mais l’intellect de l’âme prend Dieu en tant qu’il est un être limpide, un être suréminent. Mais être et bonté et vérité sont d’ampleur égale car dans la mesure où l’être est, alors il est bon et est vrai. Or ils ( = les maîtres ) prennent bonté et la placent au-dessus d’être : cela couvre l’être et lui fait un pelage car cela est ajouté. Derechef ils le prennent tel qu’il est vérité. Etre est-il vérité ? Oui, car vérité est liée à l’être, puisqu’il dit à Moïse : « Celui qui est, celui-là m’a envoyé. » Saint Augustin dit : La vérité est le Fils dans le Père, car vérité est liée à l’être. Etre est-il vérité ? Qui interrogerait à ce propos nombre de maîtres, ils diraient : « Oui ! ». Qui m’aurait interrogé moi-même, j’aurais dit : « Oui ! ». Mais maintenant je dis : « Non ! », car vérité est aussi ajoutée. Maintenant, ils le prennent selon qu’il est Un, car Un est plus proprement Un que ce qui est uni. Ce qui est Un, tout autre est ôté ( de lui ) ; pourtant cela même qui est ôté, cela même est ajouté dès lors qu’il y a changement. Eckhart: Sermon 23

Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29