divin (Eckhart)

J’ai dit en outre que Notre Seigneur dit aux gens qui là avaient des tourterelles à vendre : « Débarrassez-moi ça, enlevez-moi ça ! » Les gens, il ne les jeta pas dehors ni ne les réprimanda fortement ; mais il dit avec grande bonté : « Débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Ce n’est pas mauvais et pourtant cela dresse des obstacles à la vérité limpide. Ces gens, ce sont tous gens de bien, qui font leur oeuvre limpidement pour Dieu et ne cherchent pas en cela ce qui est leur, et le font pourtant selon le moi propre, selon temps et selon nombre, selon avant et après. Dans ces oeuvres ils connaissent un obstacle à la vérité suprême selon laquelle ils devraient être libres et dépris, tout comme Notre Seigneur Jésus Christ est libre et dépris et, en tout temps à nouveau, sans relâche et hors du temps, se reçoit de son Père céleste et, en ce même maintenant, sans relâche s’engendre parfaitement en retour avec une louange de gratitude jusqu’en la grandeur paternelle dans une égale dignité. C’est ainsi que devrait se tenir l’homme qui voudrait se trouver réceptif à la vérité suprême et vivant là sans avant et sans après et sans être entravé par toutes els oeuvres et toutes les images dont il eut jamais connaissance, dépris et libre, recevant à nouveau dans ce maintenant le don divin et l’engendrant en retour sans obstacle dans cette même lumière avec une louange de gratitude en Notre Seigneur Jésus Christ. Ainsi seraient écartées les tourterelles, c’est-à-dire obstacles et attachement au moi propre en toutes les oeuvres qui néanmoins sont bonnes, en quoi l’homme ne cherche rien de ce qui est sien. C’est pourquoi Notre Seigneur dit avec grande bonté : « Enlevez-moi ça, débarrassez-moi ça ! », comme s’il voulait dire : Cela est bon, cependant cela dresse des obstacles. Eckhart: Sermon 1

C’est une chose étonnante qu’une chose flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur. Que la Parole flue au dehors et pourtant demeure à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; que toutes créatures fluent au dehors et cependant demeurent à l’intérieur, cela est tout à fait étonnant ; ce que Dieu a donné et ce que Dieu a promis de donné, cela est tout à fait étonnant et est incompréhensible et incroyable. Et c’est dans l’ordre ; car si c’était compréhensible et si c’était croyable, ce ne serait pas dans l’ordre. Dieu est en toutes choses. Plus il est dans les choses, plus il est en dehors des choses : plus à l’intérieur, plus à l’extérieur, et plus à l’extérieur, plus à l’intérieur. Je l’ai dit souvent, Dieu crée tout ce monde maintenant en plénitude. Tout ce que Dieu créa jamais il y a six mille ans et davantage, lorsque Dieu fit le monde, il le crée maintenant en plénitude. Dieu est en toutes choses, mais parce que Dieu est divin et parce que Dieu est doué d’intellect, Dieu n’est jamais aussi proprement que dans l’âme et dans l’ange, si tu veux, dans le plus intime de l’âme et dans le plus élevé de l’âme. Et lorsque je dis « le plus intime », je vise alors le plus élevé, et lorsque je dis « le plus élevé », je vise alors le plus intime de l’âme. Dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme, là je les vise tous deux en un. Là où jamais temps ne pénétra, là où jamais image ne brilla, dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme Dieu crée tout ce monde. Tout ce que Dieu créa il y a six mille ans, lorsqu’il fit le monde, et tout ce que Dieu doit encore créer dans mille ans, si le monde dure aussi longtemps, cela il le crée dans le plus intime et dans le plus élevé de l’âme. Tout ce qui est passé, et tout ce qui est présent, et tout ce qui est à venir, cela Dieu le crée dans le plus intime de l’âme. Tout ce que Dieu opère dans tous les saints, cela Dieu l’opère dans le plus intime de l’âme. Le Père engendre son Fils dans le plus intime de l’âme et t’engendre avec son Fils unique, pas moins. Dois-je être Fils, il me faut alors être Fils dans le même être dans lequel il est Fils, et en nul autre. Dois-je être un homme, alors je ne peux pas être un homme dans un être d’animal, il me faut être un homme dans l’être d’un homme. Mais dois-je être cet homme, il me faut être cet homme dans cet être. Or saint Jean dit : « Vous êtes enfants de Dieu. » Eckhart: Sermon 30

J’ai dit à l’Ecole qu’intellect est plus noble que volonté, et ils ressortissent pourtant tous deux à cette lumière. Alors un maître d’une autre école dit que volonté est plus noble qu’intellect, car volonté prend les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et intellect prend les choses telles qu’elles sont en lui. C’est vrai. Un oeil est plus noble en lui-même qu’un oeil qui est peint sur un mur. Mais je dis qu’intellect est plus noble que volonté. Volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté et d’être. Bonté est un vêtement sous lequel Dieu est caché, et volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté. Bonté ne serait-elle pas en Dieu, ma volonté ne voudrait pas de lui. Qui voudrait vêtir un roi au jour où on le ferait roi et le vêtirait de vêtements gris, il ne l’aurait pas bien vêtu. Je ne suis pas bienheureux de ce que Dieu est bon. Je ne veux pour jamais désirer que Dieu me rende bienheureux par sa bonté, car cela il ne voudrait le faire. Je suis seulement bienheureux de ce que Dieu est doué d’intellect et que je connais cela. Un maître dit : l’intellect de Dieu est ce à quoi est suspendu pleinement l’être de l’ange. On demande où se trouve le plus proprement l’être de l’image : dans le miroir ou dans ce dont elle procède ? Elle est plus proprement dans ce dont elle procède. L’image est en moi, de moi, pour moi. Tout le temps que le miroir se trouve exactement devant mon visage, mon image se trouve dedans ; le miroir tomberait-il que l’image disparaîtrait. L’être de l’ange tient au fait que lui est présent l’intellect divin dans lequel il se connaît. Eckhart: Sermon 9

Il est à déplorer que certaines gens s’estiment très élevés et très unis à Dieu qui ne se sont pas pleinement laissés et sont encore attachés à de petites choses dans l’amour et dans la souffrance. Ils en sont bien plus éloignés qu’ils ne l’imaginent. Ils visent beaucoup et veulent tout autant. J’ai dit une fois : Qui ne cherche rien, de ce qu’il ne trouve rien à qui peut-il s’en plaindre ? Il a trouvé ce qu’il cherchait. Qui cherche ou vise quelque chose, il cherche et vise ( le ) néant, et qui demande quelque chose, il lui advient ( le ) néant. Mais qui ne cherche rien ni ne vise rien que Dieu limpidement, à lui Dieu découvre et lui donne tout ce qu’il a de caché dans son coeur divin, en sorte que cela lui advienne en propre, comme cela est en propre à Dieu, ni moins ni plus, à condition qu’il le vise lui seul, sans intermédiaire. Que le malade ne goûte les mets ni le vin, quoi d’étonnant à cela ? Car il n’absorbe pas le vin ni les mets selon leur goût propre. La langue a une couverture et un vêtement au travers desquels elle éprouve, et cela est amer conformément à la nature de la maladie. Cela n’atteint pas au point où cela devrait être goûté ; cela paraît amer au malade, et il a raison, car il faut que cela soit amer du fait du vêtement et du fait de l’intermédiaire. Si l’intermédiaire n’est pas ôté, cela n’est pas goûté selon ce qui est son propre. Aussi longtemps qu’intermédiaire n’est pas ôté en nous, Dieu n’est jamais goûté de nous selon ce qui lui est propre, et notre vie nous est souvent lourde et amère. Eckhart: Sermon 11

Il est trois choses qui nous empêchent d’entendre la parole éternelle. La première est corporéité, la seconde multiplicité, la troisième temporalité. L’homme aurait-il outrepassé ces trois choses qu’il habiterait dans l’éternité et habiterait dans l’esprit et habiterait dans l’unité et dans le désert, et là il entendrait la parole éternelle. Or Notre Seigneur dit : « Personne n’entend ma parole ni mon enseignement qu’il ne se soit laissé soi-même. » Car qui doit entendre la parole de Dieu, il lui faut être totalement laissé. Cela même qui là entend, c’est cela même qui là se trouve entendu dans la Parole éternelle. Tout ce qu’enseigne le Père éternel, c’est son être et sa nature et toute sa déité, ce qu’il nous révèle pleinement dans son Fils unique, et ( il ) nous enseigne que nous sommes ce même Fils. L’homme qui là serait sorti de telle sorte qu’il serait le Fils unique, à celui-là serait en propre ce qui là est en propre au Fils unique. Ce que Dieu opère et ce qu’il enseigne, tout cela il l’opère et l’enseigne dans son Fils unique. Dieu opère toute son oeuvre pour que nous soyons le Fils unique. Lorsque Dieu voit que nous sommes le Fils unique, alors Dieu a si grande hâte envers nous et se presse tant et fait justement comme si son être divin voulait se briser et s’anéantir en lui-même, en sorte qu’il nous révèle tout l’abîme de sa déité et la plénitude de son être et de sa nature ; alors Dieu se presse pour que cela soit notre propre comme cela est son propre. Ici Dieu a plaisir et délices en plénitude. Cet homme se tient dans la connaissance de Dieu et dans l’amour de Dieu, et ne devient rien d’autre que ce que Dieu est lui-même. Eckhart: Sermon 12

Le plus élevé et ultime que l’homme puisse laisser, c’est qu’il laisse Dieu pour Dieu. Or saint Paul laissa Dieu pour Dieu ; il laissa ce qu’il pouvait prendre de Dieu, il laissa tout ce que Dieu pouvait lui donner, et tout ce que de Dieu il pouvait recevoir. Lorsqu’il laissa cela, il laissa Dieu pour Dieu, et alors Dieu lui resta tel que Dieu est celui qui est à soi-même, non pas à la manière d’une réception de soi-même ni à la lumière d’un gain de soi-même, plutôt : dans une étantité que Dieu est en lui-même. Il ne donna jamais rien à Dieu, ni ne reçut jamais rien de Dieu ; c’est un ( seul ) Un et une ( seule ) union limpide. C’est ici que l’homme est un homme vrai, et dans cet homme ne tombe aucune souffrance, aussi peu qu’il peut en tomber dans l’être divin ; selon que j’ai dit souvent qu’il est quelque chose dans l’âme qui est si apparentée à Dieu que c’est Un et non uni. C’est Un, cela n’a rien de commun avec rien, et rien de rien de tout ce qui est créé ne lui est commun. Tout ce qui est créé, cela n’est rien. Quant à cela, c’est éloigné de tout le créé et étranger à lui. L’homme serait-il tout entier ainsi qu’il serait pleinement incréé et incréable ; si tout ce qui est corporel et fragile était ainsi entendu dans l’unité, ce ne serait rien d’autre que ce qui est l’unité elle-même. Si je me trouvais un instant dans cet être, je prêterais aussi peu d’attention à moi-même qu’à un vermisseau de fumier. Eckhart: Sermon 12

Or Jean dit qu’il vit un agneau debout sur la montagne. Je dis : Jean était lui-même la montagne sur laquelle il vit l’agneau, et qui veut voir le divin agneau, il lui faut lui-même être la montagne, et parvenir à ce qu’il a de plus élevé et à ce qu’il a de plus limpide. La seconde chose qu’il dit est qu’il vit l’agneau debout sur la montagne. Ce qui se tient sur quelque chose d’autre, cela touche, avec sa face inférieure, la face supérieure de ce qui est au-dessous. Dieu touche toutes choses et demeure intouché. Dieu est au-dessus de toutes choses un se-tenir dans soi-même et son se-tenir contient toutes les créatures. Toutes les créatures ont une face supérieure et une face inférieure ; cela Dieu ne l’a pas. Dieu est au-dessus de toutes choses et nulle part ne se trouve touché par rien. Toutes les créatures cherchent en dehors d’elles-mêmes, chacune en l’autre ce qu’elle n’a pas ; cela Dieu ne le fait pas. Dieu ne cherche pas en dehors de lui-même. Ce que toutes les créatures ont, cela Dieu l’a pleinement en lui. Il est le sol, le cercle de toutes les créatures. Il est certes vrai que l’une est avant l’autre, et pour le moins que l’une se trouve engendrée par l’autre. Néanmoins, elle ne lui donne pas son être ; elle conserve quelque chose de ce qui est sien. Dieu est un se-tenir simple, un résider dans soi-même. Chaque créature, selon la noblesse de sa nature, plus elle réside dans soi-même plus elle s’offre à l’extérieur. Une simple pierre comme un tuffeau n’atteste rien de plus que le fait qu’elle est une pierre. Mais une pierre précieuse, qui a grande puissance, en ce qu’elle a se-tenir, un résider dans soi-même, en cela même dresse en même temps la tête et regarde vers le dehors. Les maîtres disent qu’aucune créature n’a ( un ) résider aussi grand dans soi-même que corps et âme, et qu’aucune non plus n’a sortir aussi grand que l’âme selon sa partie supérieure. Eckhart: Sermon 13a

Le soleil correspond à Dieu : la partie la plus élevée de sa profondeur sans fond répond à ce qui est le plus bas dans la profondeur de l’humilité. Oui, l’homme humble n’a pas besoin de le prier pour cela, mais il peut certes lui commander. Car la hauteur de la déité ne peut rien prendre en considération que dans la profondeur de l’humilité ; car l’homme humble et Dieu sont un et non pas deux. Cet homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il ( = Dieu ) est puissant sur soi-même ; et tout le bien qui est en tous les anges et en tous les saints, tout cela est son propre, comme c’est le propre de Dieu. Dieu et cet homme humble sont pleinement un et non pas deux ; car ce que Dieu opère il l’opère aussi, et ce que Dieu veut il le veut aussi : une ( seule ) vie et un ( seul ) être. Oui, de par Dieu : cet homme serait-il en enfer, il faudrait que Dieu aille à lui en enfer, et il faudrait que l’enfer lui soit un royaume céleste. Il lui faut faire cela de nécessité, il serait contraint à ce qu’il lui faille le faire ; car alors cet homme est être divin, et être divin est cet homme. Car ici advient, de par l’unité de Dieu et de l’homme humble, le baiser. Car la vertu qui là s’appelle humilité est une racine dans le fond de la déité et elle est plantée, de sorte qu’elle ait uniquement son être dans le Un éternel et nulle par ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses devraient se trouver accomplies dans l’homme vraiment humble. Et c’est pourquoi je dis qu’à l’homme vraiment humble rien ne peut être préjudiciable ni peut l’induire en erreur. Car il n’est aucune chose qui ne fuie ce qui pourrait le réduire à néant. Cela, toutes les choses créées le fuient, car elles ne sont rien de rien en elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’homme humble fuit tout ce qui peut l’induire en erreur à propos de Dieu. C’est pourquoi je fuis le charbon ( ardent ), car il voudrait me réduire à néant, car il voudrait me dérober mon être. Eckhart: Sermon 15

Or je dis : Comment peut-il se faire que détachement de l’entendement, sans forme ni image en lui-même, entende toutes choses sans se tourner vers l’extérieur ni transformation de soi-même ? Je dis, cela vient de la simplicité ; car plus limpidement ( et ) simplement l’homme est ( détaché ) de lui-même et dans lui-même, plus simplement entend-il toute multiplicité en lui-même et demeure-t-il invariable dans lui-même. Boèce dit : Dieu est un bien immuable, en repos en lui-même, intouché et immobile et mouvant toutes choses. Un entendement simple est si limpide en lui-même qu’il comprend l’être divin limpide nu sans intermédiaire. Et dans l’influx il reçoit la nature divine à l’égal des anges, de quoi les anges éprouvent grande joie. Pou que l’on puisse voir un ange, pour cela on voudrait être mille ans en enfer. Cet entendement est si limpide et si clair en lui-même que ce que l’on verrait dans cette lumière deviendrait un ange ! Eckhart: Sermon 15

Qui a préparé ce festin ? Un homme. Sais-tu quel est son nom ? L’homme qui est innommé. Cet homme envoya son serviteur. Or saint Grégoire dit : Ce serviteur, ce sont des prêcheurs. Selon un autre sens, ce serviteur est les anges. En troisième lieu, à ce qu’il me semble, ce serviteur est la petite étincelle de l’âme, qui est créée par Dieu et est une lumière imprimée d’en haut et est une image de nature divine, qui combat toujours contre tout ce qui n’est pas divin, et ( ce ) n’est pas une puissance de l’âme, ainsi que le voulaient certains maîtres, et ( elle ) est toujours inclinée au bien ; même en enfer, elle est là inclinée au bien. Les maîtres disent : Cette lumière est de telle nature qu’elle mène toujours combat, et ( elle ) se nomme syndérèse et signifie un acte d’unir et un détourner. Elle a deux oeuvres. L’une est un refus acharné de tout ce qui n’est pas limpide. L’autre oeuvre est qu’elle attire vers le bien – et celui-ci est imprimé sans intermédiaire dans l’âme – même chez ceux qui sont en enfer. C’est pourquoi c’est un grand repas du soi. Eckhart: Sermon 20a

J’ai pensé parfois, tandis que je venais ici, que l’homme dans le temps peut en venir à pouvoir contraindre Dieu. Si j’étais ici en haut et disais à quelqu’un : « Monte ! », cela serait difficile. Si je disais plutôt : « Assieds-toi ! », cela serait facile. Ainsi fait Dieu. Lorsque l’homme s’humilie, Dieu ne peut pas se retenir, de par sa bonté propre, il lui faut s’abaisser et s’épancher dans l’homme humble, et là celui qui est le plus petit il se donne le plus et se donne à lui pleinement. Ce que Dieu donne, c’est son être, et son être fait sa bonté, et sa bonté fait son amour. Toute souffrance et toute joie proviennent d’amour. J’ai pensé en chemin, lorsque je devais venir ici, que je ne voulais pas venir ici, car je serais inondé ( de larmes ) par amour. Quand avez-vous été inondés ( de larmes ) par amour, laissons cela. Joie et souffrance proviennent d’amour. L’homme ne doit pas craindre Dieu, car celui qui le craint celui-là le fuit. Cette crainte est une crainte dommageable. ( Mais ) c’est une crainte comme il faut ( qu’éprouve ) celui qui craint de perdre Dieu. L’homme ne doit pas le craindre, il doit l’aimer, car Dieu aime l’homme avec toute sa perfection la plus haute. Les maîtres disent que toutes choses opèrent selon qu’elles veulent engendrer et veulent s’égaler au Père, et disent : La terre fuit le ciel ; si elle fuit vers le bas, elle parvient au ciel vers le bas ; fuit-elle vers le haut, elle parvient à ce qui du ciel est le plus bas. La terre ne peut fuir si bas que la terre ne se déverse en elle et ne la rende fertile, que ce lui soit agréable ou non. Ainsi fait l’homme qui s’imagine fuir Dieu et ne peut pourtant pas le fuir ; tous les recoins lui sont une révélation. Il s’imagine fuir Dieu et s’engouffre ( pourtant ) dans son sein. Dieu engendre son Fils unique en toi, que ce te soit agrément ou souffrance, que tu dormes ou que tu veilles, il fait ce qui est sien. Je disais récemment, qu’est-ce ( donc ) qui serait responsable de ce que l’homme ne le goûte pas, et dis ( que ) serait responsable le fait que sa langue serait chargée d’autre impureté, c’est-à-dire des créatures. De même façon que chez un homme à qui toute nourriture est amère et n’a pas de goût pour lui. Qu’est-ce qui est responsable de ce que la nourriture n’a pas de goût pour nous ? Responsable le fait que nous n’avons pas de sel. Le sel est l’amour divin. Aurions-nous l’amour divin, nous goûterions Dieu et toutes les oeuvres que Dieu a jamais opérées, et nous recevrions toutes choses de Dieu, et opérerions toutes les mêmes oeuvres qu’il opère. Dans cette égalité nous sommes tous un Fils unique. Eckhart: Sermon 22

Il est comme naturel à propos de toutes choses, qu’en tout temps les plus élevées fluent dans les inférieures, aussi longtemps que les inférieures sont tournées vers les supérieures ; car les plus élevées ne reçoivent jamais des inférieures, plutôt : ce sont les inférieures qui reçoivent des supérieures. Or puisque Dieu est au-dessus de l’âme, alors Dieu en tout temps flue dans l’âme et ne peut jamais manquer à l’âme. L’âme peut certes lui manquer, mais aussi longtemps que l’homme se maintient ainsi sous Dieu, aussi longtemps il reçoit immédiatement l’influx divin nûment de Dieu., et n’est sous aucune autre chose : ni sous crainte ni sous amour ni sous souffrance ni sous aucune chose que Dieu n’est pas. Maintenant jette-toi pleinement totalement sous Dieu, alors tu reçois l’influx divin pleinement et nûment. Comment l’âme reçoit-elle de Dieu ? L’âme reçoit de Dieu non pas comme quelque chose d’étranger, ainsi que l’air reçoit lumière du soleil : celui-ci reçoit selon une étrangèreté. Mais l’âme reçoit Dieu non pas selon une étrangèreté ni comme ( étant ) au-dessous de Dieu, car ce qui est sous quelque chose d’autre, cela a étrangèreté et éloignement. Les maîtres disent que l’âme reçoit comme une lumière de la lumière, car là il n’est pas d’étranger ni de lointain. Eckhart: Sermon 24

Un maître dit que ceci est si présent à Dieu que ceci ne peut jamais se détourner de Dieu et que Dieu en tout temps lui est présent à l’intérieur. Je dis que Dieu a été éternellement sans relâche en ceci, et le fait que l’homme soit un avec Dieu en ceci de dépend pas d’une grâce, car la grâce est une créature, et là aucune créature n’a rien à faire ; car dans le fond de l’être divin, où les trois Personnes sont un ( seul ) être, là elle est Un selon le fond. C’est pourquoi, si tu le veux, toutes les choses sont tiennes et Dieu ( est tien ). Ce qui veut dire : éloigne-toi de toi-même et de toutes choses et de tout ce que tu es en toi-même, et prends-toi selon ce que tu es en Dieu. Eckhart: Sermon 24

Tout ce qui est créé – comme je l’ai dit souvent – en cela il n’est pas de vérité. Il est quelque chose qui est au-dessus de l’être créé de l’âme, que ne touche rien de créé, qui est néant ; même l’ange ne le possède pas, lui qui a un être limpide qui est limpide et ample ; ce qui est sien ne touche pas cela. C’est une parenté de type divin, c’est Un en lui-même, cela n’a rien de commun avec rien. C’est ici qu’achoppent maints grands clercs. C’est une étrangeté et c’est un désert et c’est davantage innomé que cela n’a de nom, et c’est davantage inconnu que cela n’est connu. Si tu pouvais t’anéantir toi-même en un instant, je dis même plus brièvement qu’un instant, alors tu aurais en propre ce que c’est en soi-même. Aussi longtemps que tu prêtes attention à quelque chose, à toi-même ou à aucune chose, tu sais aussi peu ce que Dieu est que ma bouche sait ce qu’est la couleur, et que mon oeil sait ce qu’est le goût : aussi peu sais-tu et t’est connu ce que Dieu est. Eckhart: Sermon 28

Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29