Dieu (Orígenes)

Puisque beaucoup de ceux qui professent la foi au Christ sont en désaccord, non seulement sur des questions de peu et de très peu de valeur, mais sur des points de grande et de très grande importance, Dieu, le Seigneur Jésus-Christ lui-même, le Saint Esprit, et non seulement là-dessus, mais à propos des autres êtres, qui sont créés, c’est-à-dire des Dominations et des Puissances saintes, il paraît donc nécessaire sur chacun de ces points de définir ce qui est certain et d’exposer clairement la règle de foi, avant de tourner ailleurs notre recherche. En effet, alors que beaucoup de Grecs et de barbares promettaient la vérité, nous avons renoncé à la chercher chez ceux qui la présentaient dans des opinions fausses, lorsque nous avons cru que le Christ est le Fils de Dieu et que nous nous sommes persuadés que c’est de lui que nous devons l’apprendre : maintenant, de même, puisqu’il y en a beaucoup qui croient avoir les sentiments du Christ, alors que certains pensent différemment des autres, on doit garder la prédication7 ecclésiastique, transmise à partir des apôtres par ordre de succession et conservée dans les Églises jusqu’à présent; et seule doit être crue la vérité qui n’est pas en désaccord avec la tradition ecclésiastique et apostolique. Traité des Principes: Préface d’Origène

Voici tout ce qui est transmis clairement par la prédication apostolique. D’abord il y a un seul Dieu qui a tout créé et établi, qui, alors que rien n’était, a fait être l’univers. Il est Dieu dès le début de la création et formation du monde, le Dieu de tous les justes, d’Adam, Abel, Seth, Énos, Enoch, Noé, Sem, Abraham, Isaac, Jacob, des douze patriarches, de Moïse et des prophètes. Et ce Dieu dans les derniers temps, comme il l’avait promis auparavant par ses prophètes, a envoyé notre Seigneur Jésus-Christ, pour appeler d’abord Israël, puis les nations après l’infidélité du peuple d’Israël. Ce Dieu juste et bon, père de notre Seigneur Jésus-Christ, a donné lui-même la loi, les prophètes et les évangiles : il est le Dieu des apôtres, celui de l’Ancien et du Nouveau Testament. Traité des Principes: Préface d’Origène

Ensuite Jésus-Christ, celui qui est venu, est né du Père avant toute création. De même qu’il a aidé le Père dans la création de toutes choses, car tout a été fait par lui, de même dans les derniers temps, s’anéantissant lui-même, il s’est fait homme, il s’est incarné, alors qu’il était Dieu, et devenu homme, il est resté ce qu’il était, Dieu. Il a pris un corps semblable à notre corps, avec cette seule différence qu’il est né d’une vierge et de l’Esprit Saint. Traité des Principes: Préface d’Origène

Ils ont ensuite transmis que le Saint Esprit est associé au Père et au Fils en honneur et en dignité. En ce qui le concerne on ne voit pas clairement s’il est né ou n’est pas né, s’il faut le considérer comme Fils de Dieu ou non. Mais tout cela doit être recherché dans la mesure de nos forces à partir de la sainte Écriture et scruté avec sagacité. Cet Esprit a inspiré tous les saints prophètes et apôtres : les anciens n’avaient pas un autre Esprit que ceux qui ont été inspirés à la venue du Christ. Tout cela est très clairement prêché dans l’Église. Traité des Principes: Préface d’Origène

En outre les Écritures ont été rédigées par l’action de l’Esprit de Dieu et n’ont pas seulement pour sens celui qui apparaît clairement, mais un autre aussi qui échappe à la plupart. Ce qui y est décrit est la figure de certains mystères et l’image des réalités divines. A ce sujet toute l’Église est unanime : Toute la loi est spirituelle, cependant ce que signifie spirituellement la loi n’est pas connu de tous, mais de ceux-là qui ont reçu la grâce du Saint Esprit dans la parole de sagesse et de connaissance. Traité des Principes: Préface d’Origène

Le terme asomatos, c’est-à-dire incorporel, est inconnu et inusité de beaucoup d’auteurs et des saintes Écritures. Si on nous oppose le petit livre qui a pour titre Doctrine de Pierre, où l’on fait dire par le Sauveur aux apôtres : Je ne suis pas un démon incorporel, il faudra répondre d’abord que cet écrit n’est pas de ceux qui sont reçus par l’Église et montrer qu’il n’est pas l’oeuvre de Pierre ni d’aucun autre écrivain inspiré par l’Esprit de Dieu. Même s’il fallait accorder ce que nous venons de leur refuser, le mot asomatos, n’a pas ici le même sens que chez les auteurs grecs et païens, lorsque les philosophes discutent de la nature incorporelle. En fait, dans ce petit livre, démon incorporel signifie que l’état ou l’aspect extérieur du corps démoniaque, quel qu’il soit, n’est pas semblable à notre corps que voici plus épais et visible ; mais c’est selon la signification qu’a voulue l’auteur de cet écrit qu’il faut comprendre ce qu’il dit, c’est-à-dire que le Christ n’a pas un corps semblable à celui des démons ? ce dernier est par nature quelque chose de subtil, comme un souffle léger, et pour cela la plupart le pensent et le disent incorporel ?, mais que le Christ a un corps solide et palpable. Si on s’en tient en effet aux habitudes courantes des hommes, tout ce qui n’est pas de cette sorte est appelé, par les plus simples et les plus ignorants incorporel : c’est comme si l’on disait que l’air que nous respirons est incorporel, parce qu’il n’est pas un corps que l’on puisse saisir et tenir et qui résiste quand on le presse. Traité des Principes: Préface d’Origène

Cherchons cependant si ce que les philosophes grecs nomment asomatos, c’est-à-dire incorporel, se trouve sous un autre terme dans les saintes Écritures. Il faut se demander comment comprendre Dieu lui-même, s’il est corporel et possède une forme extérieure suivant un certain état, ou s’il est d’une autre sorte que les corps : cela n’est pas indiqué clairement dans notre prédication. On se posera les mêmes questions au sujet du Christ et du Saint Esprit, et même de toute âme et de toute nature raisonnable. Traité des Principes: Préface d’Origène

Première section: De Dieu (I, 1) Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Je sais que certains essaieront de dire que Dieu est un corps, et même en invoquant les Écritures, car ils lisent chez Moïse : Notre Dieu est un feu qui consume, et dans l’évangile de Jean : Dieu est souffle (esprit) et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit (souffle) et en vérité. Le feu et le souffle (esprit), ils ne les prennent que comme des corps. Je veux leur demander ce qu’ils disent de cette affirmation scripturaire : Dieu est lumière. En effet Jean écrit dans son épître : Dieu est lumière et il n’y a pas en lui de ténèbres. C’est assurément cette lumière qui illumine toute l’intelligence de ceux qui peuvent saisir la vérité, comme le dit le Psaume 35 : Dans ta lumière nous verrons la lumière. Que faut-il appeler lumière de Dieu, dans laquelle on voit la lumière, sinon la Puissance de Dieu qui fait voir à celui qu’elle illumine la vérité de toutes choses ou lui fait connaître Dieu lui-même, qui est nommé Vérité ? C’est cela que signifie la phrase : Dans ta lumière nous verrons la lumière ; c’est-à-dire dans ta Parole et ta Sagesse, à savoir dans ton Fils, nous te verrons, toi, le Père. Faut-il, puisqu’il est appelé Lumière, le juger semblable à la lumière de ce soleil-ci ? Et comment nous en sera-t-il donné quelque intelligence, même faible, pour concevoir, à partir de cette lumière corporelle, la cause de la connaissance, et trouver la compréhension de la vérité ? Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Si donc nos interlocuteurs acquiescent à notre assertion ? car la raison même montre la nature de cette lumière ? et reconnaissent qu’on ne peut comprendre Dieu comme un corps d’après la signification de cette lumière, on pourra leur donner une raison semblable à propos du feu qui consume. En effet, que consume Dieu en tant qu’il est feu ? Peut-on croire qu’il consume une matière corporelle, telle que bois, foin ou paille ! Que fait-il là qui soit digne de louange, s’il est un feu consumant de telles matières ? Mais considérons donc ce que Dieu consume et supprime : il consume les mauvaises pensées, il consume les actes honteux, il consume les désirs de péché, lorsqu’il pénètre dans les intelligences des croyants, lorsqu’il habite avec son Fils dans les âmes qui ont été rendues capables de recevoir sa Parole et sa Sagesse, selon ce qui est dit : Moi et mon Père nous viendrons et nous ferons chez lui notre demeure, et qu’ayant consumé en elles tous les vices et toutes les passions, il s’en fait un temple pur et digne de lui. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Quant à ceux qui, parce que Dieu est appelé souffle (esprit), jugent qu’il est corps, il faut leur répondre ainsi : L’Écriture sainte a l’habitude, lorsqu’elle veut désigner quelque chose de contraire à ce corps que voici plus épais et plus solide, de le nommer esprit (souffle). Elle dit ainsi : La lettre tue, mais l’esprit vivifie. Sans aucun doute, la lettre désigne les réalités corporelles, l’esprit les intellectuelles, que nous disons aussi spirituelles. L’Apôtre écrit en outre : Jusqu’à aujourd’hui, lorsqu’ils lisent Moïse, un voile est posé sur leur coeur; mais lorsqu’on se sera tourné vers le Seigneur, le voile sera ôté ; là où est l’Esprit du Seigneur se trouve la liberté. Tant qu’on ne se convertit pas à l’intelligence spirituelle, un voile est posé sur le coeur : par ce voile, c’est-à-dire par une intelligence plus grossière, l’Écriture, selon ce que l’on dit et pense, est elle-même voilée ; tel était le voile posé sur le visage de Moïse lorsqu’il parlait au peuple, c’est-à-dire lorsque la loi est lue à la foule. Si nous nous tournons vers le Seigneur, là où est aussi la Parole de Dieu, là où l’Esprit Saint révèle la science spirituelle, alors le voile est ôté, et alors, la face dévoilée, nous contemplons dans les Écritures saintes la gloire du Seigneur. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Mais passons à la parole de l’Évangile : Dieu est esprit (souffle), et montrons comment il faut la comprendre d’après ce que nous avons dit. Demandons-nous quand le Sauveur l’a prononcée, et près de qui, et ce qu’il cherchait. Nous trouvons sans aucun doute qu’il parlait à une Samaritaine, celle qui pensait qu’il fallait adorer Dieu sur le mont Garizim selon l’avis des Samaritains ; c’est alors qu’il dit : Dieu est esprit. La Samaritaine, pensant qu’il était un Juif ordinaire, lui demandait s’il fallait adorer Dieu à Jérusalem ou sur cette montagne : Tous nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites que c’est à Jérusalem qu’il faut adorer. A cette opinion de la Samaritaine, pensant à un privilège possédé par des lieux corporels, suivant lequel on adore Dieu à tort ou à raison si on le fait avec les Juifs à Jérusalem ou avec les Samaritains sur le mont Garizim, le Sauveur répondit qu’il ne faut pas se préoccuper de lieux corporels pour suivre Dieu : L’heure vient où ce n’est pas à Jérusalem ni sur cette montagne que les vrais adorateurs adoreront le Père. Dieu est esprit et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité. Constatons le rapport qu’il a mis entre vérité et esprit : il a opposé l’esprit aux corps, la vérité à l’ombre et à l’image. Ceux qui adoraient à Jérusalem adoraient Dieu en se consacrant à l’ombre et à l’image des réalités célestes, mais non à la vérité ni à l’esprit; pareillement ceux qui adoraient sur le mont Garizim. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Après avoir réfuté, comme nous l’avons pu, toute signification qui suggère en Dieu quelque chose de corporel, nous disons en toute vérité que Dieu est incompréhensible et qu’il est impossible de le penser. Si nous pouvons penser ou comprendre quelque chose de Dieu, il faut croire qu’il est de très loin au-dessus de ce que nous jugeons de lui. C’est comme si quelqu’un pouvait à grand peine regarder une étincelle ou la lueur d’une petite lampe, et si nous voulions apprendre à cet homme, dont le regard ne peut pas supporter plus de clarté que ce que nous venons de dire, l’éclat et la splendeur du soleil : ne faudrait-il pas lui dire que l’éclat du soleil dépasse de façon ineffable et inestimable la lumière qu’il voit ? Pareillement notre intelligence, enfermée dans les barrières de la chair et du sang, rendue plus hébétée et plus obtuse par sa participation à une telle matière, bien qu’elle dépasse de loin la nature corporelle, lorsqu’elle s’efforce cependant de comprendre les réalités incorporelles et qu’elle en cherche l’intuition, peut être à grand peine comparée à une étincelle ou à une lampe. Qu’y a-t-il parmi les êtres intellectuels, c’est-à-dire incorporels, qui l’emporte autant sur tous, qui les dépasse d’une manière aussi ineffable et inestimable, si ce n’est Dieu ? Le regard de l’intelligence humaine ne peut absolument pas apercevoir ni contempler sa nature, même s’il s’agit d’une intelligence très pure et très limpide. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Il ne paraîtra pas absurde, pour manifester la chose avec plus d’évidence, de prendre une autre comparaison. Parfois nos yeux ne peuvent pas regarder la nature même de la lumière, c’est-à-dire le soleil dans son être même; mais en voyant son éclat et ses rayons répandus par les fenêtres, par exemple, ou par n’importe quel petit réceptacle de lumière, nous pouvons évaluer l’importance de ce foyer et de cette source de lumière corporelle. De même les oeuvres de la divine providence et l’art manifesté dans cet univers sont comme des rayons de la nature divine en comparaison de sa substance et de sa nature. Si notre intelligence ne peut voir par elle-même Dieu tel qu’il est, elle comprend cependant, d’après la beauté de ses oeuvres et la magnificence de ses créatures, le père de l’univers. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Il ne faut pas se représenter Dieu comme s’il était un corps ou comme s’il était dans un corps, mais comme une nature intellectuelle simple, qui ne souffre absolument aucun ajout : ne croyons pas qu’il y ait en lui du plus ou du moins, car il est entièrement une monade, et, pour ainsi parler, une hénade, une intelligence qui est la source d’où procède toute nature intellectuelle ou toute intelligence. Pour se mouvoir et pour agir, l’intelligence n’a pas besoin de lieu corporel, ni de grandeur sensible, ni de figure corporelle, ni de couleur, ni absolument de rien qui soit propre au corps et à la matière. C’est pourquoi cette nature simple, tout entière intelligence, pour se mouvoir et agir, ne peut rien avoir qui la retarde ou la fasse hésiter. S’il en était autrement, ce qui lui serait ajouté limiterait et inhiberait en quelque façon la simplicité de la nature divine : ce qui est le principe de toutes choses serait composé et divers, multiple et non un; il importe en effet qu’il soit étranger à toute adjonction corporelle pour être constitué seulement par ce que je pourrais appeler l’espèce unique de la divinité. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Que l’intelligence n’ait pas besoin d’un lieu pour se mouvoir selon sa nature, l’examen de notre intelligence elle-même nous en donne la certitude. En effet, si elle reste dans ses capacités, si elle n’est pas émoussée par quelque cause que ce soit, elle ne sera jamais empêchée d’agir de son mouvement propre par la diversité des lieux : de même la qualité des lieux ne lui donnera pas une augmentation ou un surplus de mobilité. Si quelqu’un objecte, par exemple, que les navigateurs, ballottés par les flots de la mer, ont une intelligence un peu moins vigoureuse que sur la terre ferme, cela ne vient pas de la diversité des lieux, mais des commotions et des troubles que subit le corps auquel l’intelligence est jointe et dans lequel elle est insérée. Il semble, en effet, en quelque sorte contre nature pour un corps humain de vivre dans la mer et pour cela, à cause de cette anomalie, il reçoit les mouvements de l’intelligence de façon déréglée et désordonnée et il gouverne ses impulsions pénétrantes d’une manière affaiblie. C’est aussi le cas de ceux qui, se trouvant sur la terre ferme, sont oppressés par les fièvres : il est certain en effet que si, sous l’action de la fièvre, l’intelligence accomplit un peu moins normalement son office, ce n’est pas la faute du lieu, mais c’est la maladie qui en est cause, car alors le corps troublé et bouleversé ne rend plus à l’intelligence les services accoutumés selon les règles connues et naturelles, puisque nous, les hommes, nous sommes des êtres vivants composés d’un assemblage de corps et d’âme; et c’est ainsi qu’il nous a été possible d’habiter sur la terre. Mais Dieu étant principe de tout, il ne faut pas penser qu’il soit composé : autrement, les éléments dont est composé tout ce qui est appelé un composé seraient antérieurs à lui, le principe. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Si certains jugent que l’intelligence ou l’âme elle-même est un corps, qu’ils me disent comment elle reçoit les notions et les affirmations de tant de choses si difficiles et si subtiles. D’où lui vient la faculté de la mémoire ? D’où lui vient la considération des réalités invisibles ? D’où, certes, la compréhension des choses incorporelles peut-elle se trouver dans un corps ? Comment une nature corporelle examinerait-elle les doctrines des différents arts, les théories et les raisons des êtres ? D’où lui vient de penser et de comprendre les vérités divines qui sont manifestement incorporelles ? A moins de penser ce qui suit : la forme de ce corps et la constitution des oreilles et des yeux ont quelque rapport avec l’audition et la vision, et chaque membre façonné par Dieu rend possible d’une certaine façon, par la qualité même de sa forme, la fonction à laquelle il est naturellement destiné : de même, il faudrait croire que l’âme ou l’intelligence a été formée d’une manière adaptée et appropriée à son activité, qui est de penser et de comprendre chaque chose et d’être mue par les mouvements de la vie. Mais je ne vois pas comment on pourrait attribuer une couleur à l’intelligence et la décrire en tant qu’elle est l’intelligence et qu’elle se meut sur le plan intellectuel. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Pour confirmer encore et expliquer ce que nous avons dit de l’intelligence ou de l’âme, à savoir qu’elles dépassent toute la nature corporelle, nous pouvons ajouter ce qui suit. A chaque sens du corps correspond en propre une substance sensible vers laquelle ce sens est dirigé. Par exemple, à la vision correspondent les couleurs, les formes, la grandeur, à l’ouïe les voix et les sons, à l’odorat les odeurs, bonnes ou mauvaises, au goût les saveurs, au toucher le chaud et le froid, le dur et le mou, le rugueux et le lisse. Il est clair à tous que la sensibilité de l’intelligence est bien supérieure à tous ces sens dont nous venons de parler. Ne serait-il pas absurde que des substances correspondent aux sens qui sont de moindre valeur et qu’à la faculté qui leur est supérieure, au sens de l’intelligence, rien de substantiel ne réponde, mais que la faculté de la nature intellectuelle soit accidentelle dans les corps et en soit la conséquence ? Ceux qui parlent ainsi outragent sans aucun doute ce qu’il y a de meilleur en eux : bien mieux, l’injure rejaillit sur Dieu lui-même, lorsqu’ils pensent que par la nature corporelle on peut le comprendre et qu’il serait donc un corps, quelque chose que par le corps on pourrait comprendre et penser. Et ils ne veulent pas comprendre qu’il y a une certaine parenté entre l’intelligence et Dieu, dont l’intelligence elle-même est une image intellectuelle, et que par là elle peut saisir quelque chose de la nature divine, surtout si elle est davantage purifiée et séparée de la matière corporelle. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Ces affirmations pourraient avoir moins d’autorité auprès de ceux qui veulent recevoir des Écritures saintes leur instruction dans les choses divines et qui y cherchent la preuve de la suréminence de la nature divine sur celle des corps. Mais l’Apôtre ne parle-t-il pas de même lorsqu’il dit du Christ : Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature. Il ne faut pas croire, comme certains le pensent, que la nature de Dieu serait visible à l’un, invisible aux autres. L’Apôtre n’a pas dit : image de Dieu invisible pour les hommes, ou invisible pour les pécheurs, mais il exprime de façon absolue la nature même de Dieu quand il dit : image du Dieu invisible. Jean lui aussi dit dans son évangile : Dieu, personne ne l’a vu : par là il déclare clairement, à tous ceux qui peuvent comprendre, qu’il n’existe pas de nature à qui Dieu soit visible. Il ne faut pas comprendre qu’il serait visible de nature et échapperait à la vue de la créature trop faible, mais qu’il est naturellement impossible de le voir. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)

Mais si quelqu’un nous objecte la phrase : Bienheureux les coeurs purs, parce qu’ils verront Dieu, cette objection, à mon avis, confirmera davantage notre assertion. Car qu’est-ce que voir Dieu avec le coeur, sinon, comme nous l’avons exposé plus haut, le comprendre et le connaître par l’intelligence ? Fréquemment, en effet, les appellations des organes sensibles sont rapportées à l’âme. On dit qu’elle voit avec les yeux du coeur, c’est-à-dire qu’elle devine par la force de l’intelligence quelque réalité intellectuelle ; on dit qu’elle entend avec les oreilles, lorsqu’elle perçoit un sens d’une compréhension plus profonde ; on dit qu’elle se sert de dents, lorsqu’elle mâche et mange le pain de vie descendu du ciel ; on dit pareillement qu’elle use du ministère des autres organes qui, sous une appellation corporelle, sont attribués aux facultés de l’âme, selon ce que dit Salomon : Tu trouveras une sensibilité divine. Il savait en effet qu’il y a en nous deux genres de sensibilité, l’un qui est mortel, corruptible, humain, et l’autre immortel et intellectuel qu’il appelle ici divin. C’est par cette sensibilité divine, non des yeux, mais du coeur pur qui est l’intelligence, que Dieu peut être vu de ceux qui en sont dignes. On trouve abondamment dans toutes les Écritures, les nouvelles comme les anciennes, le mot coeur appliqué à l’intelligence, c’est-à-dire à la faculté intellectuelle. Traité des Principes: Premier traité (I, 1-4)