J’ai dit parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est un rempart de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une lumière de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle. Mais je dis maintenant : Ce n’est ni ceci ni cela ; pourtant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel au-dessus de la terre. C’est pourquoi je le nomme maintenant de plus noble manière que je ne l’ai jamais nommé, et il se rit de la noblesse et de la manière et est au-dessus de cela. Il est libre de tous noms démuni de toutes formes, dépris et libre tout comme Dieu est dépris et libre en lui-même. Il est aussi pleinement un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que d’aucune manière l’on ne peut y jeter le regard. La même puissance dont j’ai parlé, là où Dieu fleurit et verdoie avec toute sa déité et l’esprit en Dieu, dans cette même puissance le Père engendre son Fils unique aussi vraiment que dans lui-même, car il vit vraiment dans cette puissance, et l’esprit engendre avec le Père ce même Fils unique et soi-même ( comme ) le même Fils, et est le même Fils dans cette lumière et est la vérité. Si vous pouviez voir avec mon coeur, vous comprendriez bien ce que je dis, car c’est vrai et la vérité le dit elle-même. Eckhart: Sermon 2
« Maintenant je sais vraiment que Dieu m’a envoyé son ange. » Lorsque Dieu envoie son ange à l’âme, elle devient alors vraiment connaissante. Ce n’est pas en vain que Dieu a confié à saint Pierre la clef, car Pierre veut dire connaissance ; car connaissance à la clef qui ouvre et pénètre et fait sa percée et trouve Dieu nûment, et dit alors à sa compagne, la volonté, ce qu’elle a possédé, bien que pourtant elle ait eu auparavant la volonté ; car ce que je veux, je le recherche. Connaissance marche devant. Elle est une princesse et recherche seigneurie au plus élevé et au plus limpide, et le transmet à l’âme et l’âme à la nature et la nature aux sens corporels. L’âme est si noble en ce qu’elle a de plus élevé et de plus limpide que les maîtres ne peuvent lui trouver de nom. Ils disent d’elle « âme » parce que c’est elle qui donne être au corps. Or les maîtres disent qu’au plus près du premier surgissement de la déité, où le Fils surgit du Père, alors l’ange est façonné selon Dieu au plus près. C’est bien vrai : l’âme est façonnée selon Dieu en sa partie supérieure ; mais l’ange est une image plus proche de Dieu. Tout ce qui est de l’ange, cela est façonné selon Dieu. C’est pourquoi l’ange se trouve envoyé à l’âme afin qu’il la ramène à cette même image selon laquelle il est façonné ; car connaissance provient d’égalité. Comme donc l’âme a une capacité de connaître toutes choses, elle ne goûte aucun repos qu’elle ne parvienne dans la première image où toutes choses sont un et c’est là qu’elle goûte le repos, c’est-à-dire en Dieu. En Dieu nulle créature n’est plus noble que l’autre. Eckhart: Sermon 3
Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon coeur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son oeil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les oeuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les oeuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et ( qu’elle ) est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait. Eckhart: Sermon 5 a
Là où finit la créature, là Dieu commence à être. Or Dieu ne désire rien de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-même selon ton mode de créature, et que tu laisses Dieu être Dieu en toi. La plus minime image de créature qui jamais se forme en toi est aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce qu’elle entrave en toi le tout de Dieu. C’est justement là où pénètre l’image qu’il faut que Dieu recule et toute sa déité. Mais là où l’image sort, là Dieu entre. Dieu désire tellement que tu sortes de toi-même dans ton mode de créature, comme si toute sa béatitude tenait à cela. Ah, mon cher, en quoi te porte tort que tu permettes à Dieu que Dieu soit Dieu en toi ? Si tu sors pleinement de toi-même pour Dieu, alors Dieu sort pleinement de soi-même pour toi. Lorsque sortent ces deux, ce qui demeure est un Un simple. C’est dans cet Un que le Père engendre son Fils dans la source la plus intérieure. Là fleurit l’Esprit Saint, et là bondit en Dieu une volonté qui appartient à l’âme. Tout le temps que la volonté se tient intacte de toutes créatures et de tout le créé, cette volonté est libre. Christ dit : « Personne ne vient au ciel que celui qui du ciel est venu ». Toutes choses sont créées de néant ; c’est pourquoi leur juste origine est le néant, et pour autant que cette noble volonté s’incline vers les créatures, elle s’écoule avec les créatures vers leur néant. Eckhart: Sermon 5 b
Je dis parfois qu’un bois est plus noble que l’or ; c’est tout à fait étonnant. Une pierre est plus noble en tant qu’elle a un être, que Dieu et sa déité sans être, si on pouvait lui retirer l’être. Il faut que ce soit une vie tout à fait puissante dans quoi les choses mortes deviennent vivantes, dans quoi la mort même devient une vie. Pour Dieu rien ne meurt : toutes choses vivent en lui. « Ils sont morts », dit l’Ecriture à propos des martyrs, et ils sont transportés dans une vie éternelle, dans la vie où la vie est un être. Il faut être mort fondamentalement pour que ne nous touche ni plaisir ni douleur. Ce que l’on doit connaître, il faut le connaître dans sa cause. Jamais on ne peut bien connaître une chose en elle-même si on ne la connaît pas dans sa cause. Jamais il ne peut y avoir connaissance si on ne connaît ( une chose ) dans sa cause manifeste. La vie ne peut donc jamais se trouver accomplie si elle ne se trouve amenée à sa cause manifeste, là où la vie est un être qui accueille l’âme lorsqu’elle meurt jusque dans son fond, pour que nous vivions dans la vie où la vie est un être. Ce qui nous empêche ici-bas d’y être de façon permanente, un maître le prouve et dit : Cela provient de ce que nous touchons le temps. Ce qui touche le temps est mortel. Un maître dit : La course du ciel est éternelle ; c’est bien vrai que de là vient le temps, ( mais ) cela se fait dans une retombée. Dans sa course il ( = le ciel ) est éternel ; il ne sait rien du temps, et signifie que l’âme est transportée dans un être limpide. En second lieu, ( cela provient ) de ce que cet état de chose porte en lui une opposition. Qu’est-ce que l’opposition ? Plaisir et douleur, blanc et noir, voilà qui possède opposition, et celle-ci ne demeure pas dans l’être. Eckhart: Sermon 8
Cette parole, que j’ai dite en latin, est écrite dans l’épître, et on peut la dire à propos d’un saint confesseur, et ce mot sonne ainsi en français : « Il a été trouvé intérieurement juste en ses jours, il a plu à Dieu en ses jours. » La justice, il l’a trouvée à l’intérieur. Mon corps est plus en mon âme que mon âme ne l’est en mon corps. Mon corps et mon âme sont plus en Dieu qu’ils ne sont en eux-mêmes ; et la justice est ceci : la cause de toutes choses dans la vérité. Comme dit saint Augustin : Dieu est plus proche de l’âme qu’elle ne l’est d’elle-même. La proximité de Dieu et de l’âme ne connaît pas de différence dans la vérité. La connaissance même par quoi Dieu se connaît lui-même intérieurement est la connaissance de tout esprit détaché, et aucune autre. L’âme prend son être de Dieu sans intermédiaire ; c’est pourquoi Dieu est plus proche de l’âme qu’elle ne l’est d’elle-même ; c’est pourquoi Dieu est dans le fond de l’âme avec toute sa déité. Eckhart: Sermon 10
J’ai parlé d’une puissance dans l’âme ; en son premier jaillissement, elle ne prend pas Dieu en tant qu’il est bon, elle ne prend pas Dieu en tant qu’il est la vérité : elle fore et cherche Dieu plus avant et le prend dans son unité et dans sa solitude ; elle prend Dieu dans son désert et dans son fond propre. C’est pourquoi elle ne laisse rien lui suffire, elle cherche plus avant ce que c’est que Dieu soit dans sa déité et dans la propriété de sa nature propre. Or on dit qu’il n’est pas union plus grande que le fait que les trois Personnes soient un ( seul ) Dieu. Après quoi l’on dit qu’aucune union n’est plus grande que ( celle ) de Dieu et de l’âme. Lorsqu’à l’âme un baiser est donné par la déité, alors elle se tient en totale perfection et dans la béatitude ; alors elle se trouve entourée par l’unité. Dans le premier attouchement, quand Dieu a touché l’âme et ( la ) touche ( en tant qu’ ) incréée et incréable, là l’âme est aussi noble, après l’attouchement de Dieu, que l’est Dieu même. Dieu la touche selon lui-même. J’ai prêché une fois en latin, et c’était au jour de la Trinité, je dis alors : La différence provient de l’unité, la différence dans la Trinité. L’unité est la différence, et la différence est l’unité. Plus la différence est grande, plus grande est l’unité, car c’est différence sans différence. Y aurait-il là mille personnes, il n’y aurait pourtant rien d’autre qu’unité. Quand Dieu regarde la créature, il lui donne son être ; quand la créature regarde Dieu, elle prend là son être. L’âme a un être intellectuellement capable de connaissance ; il s’ensuit que là où est Dieu, là est l’âme, et là où l’âme est, là Dieu est. Eckhart: Sermon 10
« Qu’adviendra-t-il d’étonnant de cet enfant ? » J’ai dit récemment devant certaines personnes, qui peut-être sont aussi présentes ici, un petit mot, et j’ai donc affirmé : Rien n’est si caché qui ne doive se trouver découvert. Tout ce qui est néant doit être déposé et tellement caché qu’il ne doit même jamais se trouver pensé. Du néant nous ne devons rien savoir, et avec le néant nous ne devons rien avoir en commun. Toutes les créatures sont un pur néant. Ce qui n’est ni ici ni là, et là où est un oubli de toutes créatures, là est plénitude de tout être. J’ai dit alors : Rien en nous ne doit être caché que nous ne devions le découvrir pleinement à Dieu et le lui donner pleinement. Où que nous puissions nous trouver, que ce soit dans fortune ou dans infortune, dans amour ou dans souffrance, à quoi que nous nous trouvions inclinés, de cela nous devons sortir. En vérité, si nous lui découvrons tout, alors il nous découvre en retour tout ce qu’il a, et ne nous cache en vérité absolument rien de ce qu’il peut offrir, sagesse ni vérité ni intimité ni déité ni rien de rien. Cela est en vérité aussi vrai que Dieu vit, à condition que nous ne lui découvrons pas ( ce qui est à nous ), rien d’étonnant à ce qu’alors il ne nous découvre ( ce qui est à lui ) ; car il faut que cela soit exactement égal, nous envers lui comme lui envers nous. Eckhart: Sermon 11
Il est trois choses qui nous empêchent d’entendre la parole éternelle. La première est corporéité, la seconde multiplicité, la troisième temporalité. L’homme aurait-il outrepassé ces trois choses qu’il habiterait dans l’éternité et habiterait dans l’esprit et habiterait dans l’unité et dans le désert, et là il entendrait la parole éternelle. Or Notre Seigneur dit : « Personne n’entend ma parole ni mon enseignement qu’il ne se soit laissé soi-même. » Car qui doit entendre la parole de Dieu, il lui faut être totalement laissé. Cela même qui là entend, c’est cela même qui là se trouve entendu dans la Parole éternelle. Tout ce qu’enseigne le Père éternel, c’est son être et sa nature et toute sa déité, ce qu’il nous révèle pleinement dans son Fils unique, et ( il ) nous enseigne que nous sommes ce même Fils. L’homme qui là serait sorti de telle sorte qu’il serait le Fils unique, à celui-là serait en propre ce qui là est en propre au Fils unique. Ce que Dieu opère et ce qu’il enseigne, tout cela il l’opère et l’enseigne dans son Fils unique. Dieu opère toute son oeuvre pour que nous soyons le Fils unique. Lorsque Dieu voit que nous sommes le Fils unique, alors Dieu a si grande hâte envers nous et se presse tant et fait justement comme si son être divin voulait se briser et s’anéantir en lui-même, en sorte qu’il nous révèle tout l’abîme de sa déité et la plénitude de son être et de sa nature ; alors Dieu se presse pour que cela soit notre propre comme cela est son propre. Ici Dieu a plaisir et délices en plénitude. Cet homme se tient dans la connaissance de Dieu et dans l’amour de Dieu, et ne devient rien d’autre que ce que Dieu est lui-même. Eckhart: Sermon 12
Un maître païen pose les créatures ( comme ) égales à Dieu. L’Ecriture dit que nous devons devenir égaux à Dieu. Egal, c’est mauvais et trompeur. Si je m’égale à un homme et si je trouve un homme qui est égal à moi, cet homme se comporte comme s’il était moi, et il ne l’est pas et trompe. Mainte chose s’égale à l’or ; elle ment et n’est pas or. De même, toutes choses s’égalent à Dieu et elles mentent, et toutes elles ne le sont pas. L’Ecriture dit que nous devons être égaux à Dieu. Or un maître païen, qui parvint à cela par perception naturelle, dit : Dieu peut aussi peu souffrir ce qui est égal qu’il peut souffrir de n’être pas Dieu. Ressemblance est quelque chose qui n’est pas en Dieu ; il y a un être-un dans la déité et dans l’éternité ; plutôt, égalité ce n’est pas un. Serais-je un, je ne serais pas égal. Il n’est rien d’étranger dans l’unité ; il y a pour moi être-un dans l’éternité, non être-égal. Eckhart: Sermon 13
Il dit : Ils avaient leur nom et le nom de leur Père inscrits sur leurs fronts. Quel est notre nom et quel est le nom de notre Père ? Notre nom est que nous devons être engendrés, et le nom du Père est engendrer, car la déité rayonne hors de la limpidité première, qui est une plénitude de toute limpidité, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten. Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. » Il vise en premier que nous devons être Père ; en second lieu, nous devons être grâce, car le nom du Père est engendrer ; il engendre en moi son égal. Si je vois un mets qui est égal à moi, alors provient de là un amour. Il en est de même : le Père céleste engendre en moi son égal, et de cette égalité provient un amour, c’est l’Esprit Saint. Celui qui est le père, celui-là engendre l’enfant de façon naturelle ; celui qui présent l’enfant au baptême, celui-là n’est pas son père. Boèce dit : Dieu est un bien qui se tient immobile et qui meut toutes choses. Que Dieu soit immobile, cela met toutes choses en mouvement. Il y a quelque chose de si heureux et met toutes choses en mouvement, en sortent qu’elles retournent de là où elles ont flué, et cela demeure immobile en lui-même. Et plus une chose quelconque est noble, plus elle se meut de façon constante. Le fond les pousse toutes. Sagesse et bonté et vérité ajoutent quelque chose ; Un n’ajoute rien que le fond de l’être. Eckhart: Sermon 13
J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses doivent se trouver accomplies en l’homme juste humble. Le soleil correspond à Dieu. Le plus élevé dans son insondable déité répond à ce qu’il y a de plus bas dans la profondeur de l’humilité. L’homme vraiment humble ne doit pas prier Dieu, il peut commander à Dieu, car la hauteur de la déité ne jette le regard sur rien d’autre que la profondeur de l’humilité, ainsi que je l’ai dit au ( monastère ) des Saints-Macchabées. L’homme humble et Dieu sont Un ; l’homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il l’est sur lui-même, et tout ce qui appartient à tous les anges, cela appartient en propre à l’homme humble ; que Dieu opère, cela l’homme humble l’opère, et ce qu’est Dieu il l’est : une ( seule ) vie et un ( seul ) être ; et c’est pourquoi notre aimable Seigneur dit : « Apprenez de moi que je suis doux et de coeur humble. » Eckhart: Sermon 14
L’homme qui serait vraiment humble, ou bien il faudrait que Dieu perde toute sa déité et il faudrait qu’il en sorte pleinement, ou bien il lui faudrait s’épancher et il lui faudrait pleinement fluer dans l’homme. Je pensais cette nuit que l’élévation de Dieu tient à ma bassesse ; là où je m’abaisse, là Dieu se trouve élevé. Jérusalem doit se trouver illuminée, disent l’Ecriture et le prophète. Plus, je pensais cette nuit que Dieu doit se trouver dépouillé de son élévation, non pas absolument mais intérieurement, et cela signifie Dieu dépouillé de son élévation, ce qui me plut tant que je l’ai écrit dans mon livre. Cela dit donc : Un Dieu dépouillé de son élévation, non pas absolument mais intérieurement ; pour que nous devions nous trouver élevés. Ce qui était en haut était à l’intérieur. Tu dois te trouver intériorisé, et à partir de toi-même dans toi-même, pour qu’il soit en toi. Non que nous prenions quelque chose de ce qui est au-dessus de nous ; nous devons prendre en nous, et devons prendre à partir de nous dans nous-mêmes. Eckhart: Sermon 14
Saint Jean dit : « Ceux qui le reçurent, à ceux-là il donna pouvoir de devenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu, ceux-là ne sont pas ( nés ) de la chair et du sang ; ils sont nés de Dieu », non pas hors ( de lui ) mais en ( lui ). Notre aimable Dame dit : « Comment cela peut-il être que je devienne Mère de Dieu ? Alors l’ange dit : le Saint Esprit doit venir en toi d’en haut. » David dit : « Aujourd’hui je t’ai engendré. » Qu’est-ce qu’aujourd’hui ? Eternité. Je me suis éternellement engendré ( comme ) toi et toi ( comme ) moi. Néanmoins, il ne suffit pas à l’homme noble humble d’être le fils unique engendré, que le Père a éternellement engendré, il veut encore être Père et entrer dans la même égalité de la paternité éternelle, et engendrer celui dont je suis éternellement engendré, ainsi que je l’ai dit au Mariengarten ; c’est là que Dieu en vient à ce qui lui est propre. Approprie-toi à Dieu, ainsi Dieu est-il ton propre, comme il est le propre de soi-même. Ce qui se trouve engendré en moi, cela demeure ; Dieu ne se sépare jamais de l’homme où que l’homme se tourne. L’homme peut se détourner de Dieu ; aussi loin de Dieu que l’homme aille, Dieu se tient ( là ) et l’attend et le prévient avant qu’il ne le sache. Veux-tu que Dieu soit ton propre, tu doit alors être son propre, comme ( le sont ) ma langue ou ma main, en sorte que je puis faire de lui ce que je veux. Aussi peu puis-je agir sans lui, aussi peu peut-il opérer quelque chose sans moi. Veux-tu donc que Dieu soit ainsi ton propre, fais-toi son propre, et ne garde rien que lui dans ta visée ; alors il est un commencement et une fin de tout ton opérer, de même que sa déité tient en ce qu’il est Dieu. L’homme qui ainsi en toutes ses oeuvres ne vise et n’aime rien que Dieu, à celui-là Dieu donne sa déité. Tout ce que l’homme opère, ( Dieu l’opère ), car mon humilité donne à Dieu sa déité. « La lumière luit dans les ténèbres, et la lumière, les ténèbres ne l’ont pas saisie » ; cela veut dire que Dieu n’est pas seulement un commencement de toutes nos oeuvres et de notre être, il est aussi une fin et un repos de tout être. Eckhart: Sermon 14
Le soleil correspond à Dieu : la partie la plus élevée de sa profondeur sans fond répond à ce qui est le plus bas dans la profondeur de l’humilité. Oui, l’homme humble n’a pas besoin de le prier pour cela, mais il peut certes lui commander. Car la hauteur de la déité ne peut rien prendre en considération que dans la profondeur de l’humilité ; car l’homme humble et Dieu sont un et non pas deux. Cet homme humble est aussi puissant sur Dieu qu’il ( = Dieu ) est puissant sur soi-même ; et tout le bien qui est en tous les anges et en tous les saints, tout cela est son propre, comme c’est le propre de Dieu. Dieu et cet homme humble sont pleinement un et non pas deux ; car ce que Dieu opère il l’opère aussi, et ce que Dieu veut il le veut aussi : une ( seule ) vie et un ( seul ) être. Oui, de par Dieu : cet homme serait-il en enfer, il faudrait que Dieu aille à lui en enfer, et il faudrait que l’enfer lui soit un royaume céleste. Il lui faut faire cela de nécessité, il serait contraint à ce qu’il lui faille le faire ; car alors cet homme est être divin, et être divin est cet homme. Car ici advient, de par l’unité de Dieu et de l’homme humble, le baiser. Car la vertu qui là s’appelle humilité est une racine dans le fond de la déité et elle est plantée, de sorte qu’elle ait uniquement son être dans le Un éternel et nulle par ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’Ecole, que toutes choses devraient se trouver accomplies dans l’homme vraiment humble. Et c’est pourquoi je dis qu’à l’homme vraiment humble rien ne peut être préjudiciable ni peut l’induire en erreur. Car il n’est aucune chose qui ne fuie ce qui pourrait le réduire à néant. Cela, toutes les choses créées le fuient, car elles ne sont rien de rien en elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’homme humble fuit tout ce qui peut l’induire en erreur à propos de Dieu. C’est pourquoi je fuis le charbon ( ardent ), car il voudrait me réduire à néant, car il voudrait me dérober mon être. Eckhart: Sermon 15
J’ai aussi souvent parlé du commencement premier et de la fin dernière. Le Père est un commencement de la déité, car il se saisit soi-même dans soi-même. De lui vient la parole éternelle qui demeure à l’intérieur, et ( le Père ) ne l’engendre pas, car il est une fin de la déité, qui demeure à l’intérieur, et de toutes les créatures, là où est un limpide repos et une quiétude de tout ce qui jamais acquit l’être. Le commencement est en vue de la fin, car dans la fin dernière repose tout ce qui jamais acquit être doué d’intellect. ( La fin dernière ) de l’être est la ténèbre ou l’inconnaissance de la déité cachée, d’où brille cette lumière, et cette ténèbre ne l’a pas saisie. C’est pourquoi Moïse dit : « Celui qui est là m’a envoyé », lui qui est sans nom, qui est une négation de tous noms et qui jamais n’acquit de nom. Et c’est pourquoi le prophète dit : « En vérité, tu es le Dieu caché » dans le fond de l’âme, là où le fond de Dieu et le fond de l’âme son un ( seul ) fond. Plus on te cherche, moins on te trouve. Tu dois le chercher de sorte que tu ne le trouves nulle part. Si tu ne le cherches pas, alors tu le trouves. Pour que nous le cherchions de telle sorte que nous demeurions près de lui éternellement, qu’à cela Dieu nous aide. Amen. Eckhart: Sermon 15
Toute image a deux propriétés. La première, c’est qu’elle prend son être, sans intermédiaire, de ce dont elle est l’image, indépendamment de la volonté, car elle a une provenance naturelle et procède de la nature comme la branche de l’arbre. Lorsque le visage se trouve placé devant le miroir, il faut que ce visage s’y trouve reproduit, qu’il le veuille ou ne le veuille pas. Mais la nature ne se reproduit pas dans l’image du miroir, plutôt : la bouche et le nez et les yeux et tous les contours du visage, cela se reproduit dans le miroir. Mais cela, Dieu l’a gardé pour lui seul, que ce en quoi il se reproduit, là il reproduit sa nature et tout ce dont il peut faire montre, pleinement et indépendamment de la volonté ; car l’image propose un but à la volonté, et la volonté suit l’image, et l’image a son premier jaillissement hors de la nature, et attire dans soi tout ce dont la nature et l’être peuvent faire montre ; et la nature s’épanche pleinement dans l’image et demeure pourtant dans elle-même. Car les maîtres ne placent pas l’image dans le Saint Esprit, plutôt : ils la placent dans la Personne intermédiaire, car c’est le Fils qui a le premier jaillissement hors de la nature ; c’est pourquoi il s’appelle proprement une image du Père, ce que ne fait pas le Saint Esprit ; celui-ci est seulement un fleurir à partir du Père et à partir du Fils et a pourtant une ( seule ) nature avec les deux. Et pourtant la volonté n’est pas un intermédiaire entre l’image et la nature ; oui, ni connaître ni savoir ni sagesse ne peuvent être ici un intermédiaire, car l’image divine jaillit de la fécondité de la nature sans intermédiaire. Que s’il est ici un intermédiaire de la sagesse, c’est l’image elle-même. C’est pourquoi le Fils dans la déité, s’appelle la Sagesse du Père. Eckhart: Sermon 16 b
L’autre parole : « Ami, monte plus haut, va plus haut. » De ces deux, j’en fais une. Lorsqu’il dit : « Ami, monte plus haut, va plus haut », c’est un dialogue entre l’âme et Dieu, et il lui fut répondu : « Un Dieu et Père de tous ». Un maître dit : Amitié se trouve dans volonté. Pour autant qu’amitié se trouve dans volonté, elle n’unit pas. Je l’ai dit également souvent : Amour n’unit pas. Il unit certes en une oeuvre, non pas en un être. C’est pourquoi il ( = l’amour ) dit seulement : « Un Dieu », « monte plus haut, va plus haut ». Dans le fond de l’âme rien ne peut ( être ) que limpide déité. Même l’ange le plus élevé, si proche qu’il soit de Dieu et si apparenté ( à lui ) et si riche soit ce que de Dieu il a en lui – ses oeuvres sont constamment en Dieu, il est uni à Dieu en un être, non en une oeuvre, il a un demeurer-intérieur en Dieu et un constant séjourner auprès ( de lui ) – si noble soit l’ange, c’est pour sûr merveille, il ne peut pourtant entrer dans l’âme. Un maître dit : Toutes les créatures qui possèdent distinction sont indignes de ce que Dieu lui-même opère en elles. L’âme dans elle-même, étant donné qu’elle est au-dessus du corps, est si limpide et si délicate qu’elle n’aime rien que déité nue limpide. Cependant Dieu ne peut pas ( entrer ) en elle, à moins que lui soit retirer tout ce qui lui est ajouté. C’est pourquoi il lui fut répondu : « Un Dieu ». Eckhart: Sermon 21
Saint Paul dit : « Un Dieu ». Un est quelque chose de plus limpide que bonté et vérité. Bonté et vérité n’ajoutent rien, elles ajoutent dans une pensée ; lorsque l’on pense, alors on ajoute. Un n’ajoute rien, étant donné qu’il est dans lui-même avant qu’il ne flue dans Fils et Saint Esprit. C’est pourquoi il dit : « Ami, monte plus haut ». Un maître dit : Un est un nier du nier. Si je dis Dieu est bon, cela ajoute quelque chose. Un est un nier du nier et un dénier du dénier. Que signifie Un ? Un signifie ce à quoi rien n’est ajouté. L’âme prend la déité telle qu’elle est purifiée en elle( -même ), là où rien n’est ajouté, là où rien n’est pensé. Un est un nier du nier. Toutes les créatures ont un nier en elles-mêmes ; l’une nie qu’elle soit l’autre en quoi que ce soit. Mais Dieu a un nier du nier ; il est Un et nie tout autre, car rien n’est en dehors de Dieu. Toutes les créatures sont en Dieu et sont sa déité propre, et ( cela ) vise une plénitude comme je l’ai dit plus haut. Il est un Père de toute déité. Je dis une déité pour la raison qu’il n’est rien encore qui flue au-dehors et qui en aucune façon se trouve touché ni pensé. Dans la mesure où je nie quelque chose de Dieu – si de Dieu je nie la bonté, je ne peux ( par là ) rien nier de Dieu – dans la mesure où je nie ( quelque chose ) de Dieu, alors je saisis quelque chose de lui qu’il n’est pas ; c’est cela même qu’il faut écarter. Dieu est Un, il est un nier du nier Eckhart: Sermon 21
« Un Dieu » : en tant que Dieu est Un, alors est accomplie la déité de Dieu. Je dis : Dieu ne pourrait jamais engendrer son Fils unique s’il n’était Un. En tant que Dieu est Un, il prend là tout ce qu’il opère en les créatures et en la déité. Je dis plus ; L’unité, Dieu seul l’a. Propriété de Dieu est l’unité ; c’est là que Dieu prend le fait qu’il est Dieu, autrement il ne serait pas Dieu. Tout ce qui est nombre, cela dépend du Un, et le Un ne dépend de rien. Richesse de Dieu et sagesse et vérité sont pleinement Un en Dieu ; ce n’est pas Un, c’est Unité. Tout ce que Dieu a, il l’a dans le Un ; c’est Un en lui. Les maîtres disent que le ciel opère sa révolution de telle sorte qu’il amène toutes choses en Un ; c’est pourquoi il évolue si vite. Dieu a toute plénitude comme Un, et la nature de Dieu en dépend, c’est là la béatitude de l’âme que Dieu soit Un ; c’est sa parure et son honneur. Il dit : « Ami, monte plus haut, ainsi t’adviendra-t-il honneur. » C’est honneur et parure de l’âme que Dieu soit Un. Dieu fait comme s’il n’était Un que pour plaire à l’âme, et comme s’il se parait pour que l’âme s’éprenne uniquement de lui. C’est pourquoi l’homme veut tantôt une chose, tantôt une autre ; tantôt il s’exerce en sagesse, et tantôt en art. Parce qu’elle n’a pas le Un, l’âme ne trouve jamais le repos que tout ne devienne Un en Dieu. Dieu est Un ; c’est là béatitude de l’âme et sa parure et son repos. Un maître dit : Dieu, dans toutes ses oeuvres, vise toutes choses. L’âme est toutes choses. Ce qui en toutes choses au-dessous de l’âme est le plus noble, le plus limpide, le plus élevé, cela Dieu le verse pleinement en elle. Dieu est tout et est Un. Eckhart: Sermon 21
In principio. « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné », un enfant selon l’infériorité de la nature humaine, un Fils selon la déité éternelle. Les maîtres disent : Toutes les créatures oeuvrent dans la volonté d’enfanter et dans la volonté de s’égaler au Père. Un autre maître dit : Toute cause opérante opère en vue de sa fin en sorte qu’elle trouve répit et repos dans sa fin. Un maître dit : Toutes les créatures opèrent selon leur limpidité première et selon leur perfection la plus haute. Feu en tant que feu n’embrase pas : il est si limpide et si subtil qu’il n’embrase ; plutôt : la nature du feu enflamme et déverse dans le bois sec sa nature et sa clarté selon sa perfection la plus haute. C’est ainsi que Dieu a fait. Il a créé l’âme selon la perfection le plus haute et a déversé en elle toute sa clarté dans la limpidité première, et est cependant demeuré sans mélange. Eckhart: Sermon 22
Lorsque Dieu créa l’âme, il la créa selon sa plus haute perfection, pour qu’elle soit une fiancée du Fils unique. Etant donné que celui-ci le savait bien, il voulut sortir hors de sa chambre secrète du trésor de la paternité éternelle, dans laquelle il a sommeillé éternellement, demeurant à l’intérieur inexprimé. In principio. Dans le premier commencement de la limpidité première, le Fils a ouvert la tente de sa gloire éternelle, et pour cette raison est venu de là, du Très-Haut, parce qu’il voulait élever son amie à qui le Père l’avait fiancé éternellement, en sorte qu’il l’a reconduise au Très-Haut dont elle est venue, et il est écrit en un autre lieu : « Vois ! ton roi vient à toi. » C’est pourquoi il sortit et s’en vint en bondissant comme un chevreau et souffrit sa peine par amour ; et il ne sortit pas qu’il ne veuille rentrer à nouveau dans sa chambre avec sa fiancée. Cette chambre est la ténèbre silencieuse de la paternité cachée. Quand il sortit du Très-Haut, il voulut rentrer à nouveau avec sa fiancée dans le tout-limpide, et voulut lui révéler l’intimité cachée de sa déité cachée, là où il repose avec lui-même et avec toutes les créatures. Eckhart: Sermon 22
In principio, cela signifie en français un point de départ de tout être, comme je l’ai dit à l’Ecole ; je dis encore plus : C’est une fin de tout être, car le premier commencement est en vue de la fin ultime. Oui, Dieu lui-même ne repose pas là où il est le premier commencement ; il repose là où il est une fin et un repos de tout être, non pas de telle sorte que cet être anéanti, plutôt : il ( = cet être ) se trouve accompli là dans sa fin ultime selon sa perfection la plus haute. Qu’est-ce que la fin ultime ? C’est la ténèbre cachée de la déité éternelle, et c’est inconnu et ne fut jamais connu et ne sera jamais connu. Dieu demeure là en lui-même inconnu, et la lumière du Père éternel a lui là éternellement à l’intérieur, et la ténèbre ne saisit pas la lumière. Pour que nous parvenions à cette vérité, qu’à cela nous aide la vérité dont j’ai parlé. Amen. Eckhart: Sermon 22
Or notez-le ! Saint Paul dit : Lorsque nous contemplons à visage dénudé l’éclat et la clarté de Dieu, alors nous nous trouvons formés en retour et formés intérieurement dans l’image qui est comme une image de Dieu et de la déité. Lorsque la déité se donna pleinement à l’intellect de Notre Dame, parce qu’il était nu et limpide, alors il conçut Dieu en soi ; et de la surabondance de la déité cela jaillit et s’écoula dans le corps de Notre Dame, et un corps fut formé par le Saint Esprit dans le corps de Notre Dame. Et n’aurait-elle pas porté la déité dans l’intellect, elle ne l’aurait jamais conçu corporellement. Un maître dit : C’est une grâce particulière et un grand don qu’avec l’aile de la connaissance l’on s’envole vers le haut et élève l’intellect vers Dieu et que l’on se trouve transporté de clarté en clarté, et avec la clarté dans la clarté. L’intellect de l’âme, c’est là le plus élevé de l’âme. Lorsqu’il est fixé en Dieu, alors il se trouve emporté par le Saint Esprit dans l’image et uni a elle. Et avec l’image et avec le Saint Esprit il se trouve conduit et introduit dans le fond. Là où le Fils est formé à l’intérieur, là aussi l’âme doit se trouver formée à l’intérieur. Celle donc qui est ainsi introduite et qui est enfermée et enclose en Dieu, à celle-là toutes créatures sont soumises, comme à saint Pierre : aussi longtemps sa pensée fut simplement enfermée et enclose en Dieu, alors la mer se referma sous ses pieds en sorte qu’il marcha sur l’eau ; aussitôt qu’il se détourna de cette pensée, il sombra. Eckhart: Sermon 23
Saint Paul fut ravi au troisième ciel. Que sont maintenant les trois ciels, notez-le ! Le premier est un détacher de toute corporéité, le second un se rendre étranger à tout ce qui est image, le troisième un connaître nu et sans intermédiaire en Dieu. Or il est une question, s’il on avait touché saint Paul dans le temps où il était ravi, l’aurait-il ressenti ? Je dis : « Oui ! » Lorsqu’il était enclos dans l’enceinte de la déité, l’aurait-on touché avec une pointe d’aiguille qu’il l’eût perçu, car saint Augustin dit dans le livre De l’âme et de l’esprit : L’âme est créée comme sur une crête entre temps et éternité. Avec les sens inférieurs, elle s’exerce dans le temps avec les choses temporelles ; selon la puissance supérieure, elle saisit et éprouve intemporellement des choses éternelles. C’est pourquoi je dis : Si l’on avait touché saint Paul avec une pointe d’aiguille dans le temps de son ravissement qu’il l’eût perçu, car son âme demeura dans son corps comme la forme dans sa matière. Et comme le soleil éclaire l’air et l’air la terre, ainsi son esprit reçut lumière limpide de Dieu, et l’âme de l’esprit et le corps de l’âme. Ainsi est manifeste la façon dont Paul se trouva ravi et pourtant demeura ( là ). Il fut ravi selon ce qui est de l’esprit, il demeura selon ce qui est de l’âme. Eckhart: Sermon 23
La troisième question, était-il en Dieu ou Dieu en lui ? Je dis : Dieu connaissait en lui, et lui comme ( n’étant ) pas en Dieu. Prenez une comparaison : le soleil luit à travers le verre et tire l’eau de la rose ; cela vient de la finesse de la matière du verre et de la puissance génératrice du soleil ; c’est ainsi que le soleil engendre dans le verre et non le verre dans le soleil. Il en fut ainsi de saint Paul : lorsque le clair soleil de la déité illumina son âme, alors se trouva tiré de la rose lumineuse de son esprit le flot de l’amoureuse contemplation divine dont parle le prophète : « L’impétuosité du flot réjouit ma cité », c’est-à-dire de mon âme ; et cela lui advint certes de par la clarté de son âme ; c’est par là que l’amour pénétra de par la puissance d’engendrement de la déité. Eckhart: Sermon 23
« Dieu fit une promesse à Moïse », et celui-ci n’y prêta pas attention ; oui, et lui aurait-il promit toute sa déité, celui-ci ne lui aurait pas permis ( de se courroucer ). « Et Moïse pria Dieu et dit : Seigneur, efface-moi du livre de vie ! » Les maîtres interrogent : Moïse aimerait-il le peuple plus que soi-même, et ( ils ) disent : Non ! car, dans le fait que Moïse recherchait l’honneur de Dieu dans le peuple, il savait bien qu’il était plus proche de Dieu que s’il avait délaissé l’honneur de Dieu dans le peuple et avait recherché sa propre béatitude. Ainsi faut-il que soit un homme bon qu’en toutes ses oeuvres il ne recherche pas ce qui est sien, seulement l’honneur de Dieu. Tout le temps qu’en tes oeuvres tu es tourné de quelque façon plus vers toi-même ou plus vers un homme que vers un autre, alors la volonté de Dieu n’est pas encore devenue vraiment ta volonté. Eckhart: Sermon 25
Je dis : Humanité et homme sont inégaux. Humanité en elle-même est si noble ( que ) ce qui est le plus haut en l’humanité a égalité avec les anges et parenté avec la déité. La plus grande union que Christ a possédé avec le Père, il m’est possible de la gagner, à condition que je puisse me défaire de ce qui relève de ceci ou de cela et puisse me saisir ( comme ) humanité. Tout ce que jamais Dieu a donné à son Fils unique, il me l’a donné aussi parfaitement qu’à lui, et non pas moins, et m’a donné plus encore : il a donné plus à mon humanité en Christ qu’en lui, car il ne ( le ) lui a pas donné ; il me l’a donné, et non pas à lui, car il ne le lui a pas donné, il l’avait éternellement dans le Père. Et si je te bats, je bats en premier lieu un Burkhard ou un Henri, et bats ensuite l’homme. Et cela, Dieu ne le fit pas ; il prit en premier lieu l’humanité. Qui est un homme ? Un homme qui a son nom propre selon Jésus Christ. Et de là Notre Seigneur dit dans l’évangile : « Celui qui de ceux-là en touche un, il m’atteint à l’oeil. » Eckhart: Sermon 25
Un maître dit : Qui se trouve une fois touché par la vérité, par la justice et par la bonté, s’il se trouvait que toute la peine de l’enfer en dépendît, cet homme ne pourrait jamais se détourner de cela ne fût-ce qu’un instant. Il dit en outre : Si un homme se trouve touché par ces trois, par la vérité, par la justice et par la bonté, aussi impossible est-il à Dieu qu’il puisse se détourner de sa déité, aussi impossible est-il à cet homme qu’il puisse se détourner de ces trois. Eckhart: Sermon 26
Et de là il dit : « Ce sont de tels gens que recherche le Père. » Voyez, c’est ainsi que Dieu nous cajole, c’est ainsi que Dieu nous supplie, et Dieu ne peut attendre que l’âme se soit détournée et dépouillée de la créature, et c’est une vérité certaine et une vérité nécessaire que Dieu ait si grande nécessité de nous chercher, comme si justement toute sa déité en dépendait, ainsi qu’elle le fait aussi. Et Dieu peut aussi peu se passer de nous que nous de lui, car serait-ce que nous puissions nous détourner de Dieu, Dieu pourtant ne pourrait jamais se détourner de nous. Je dis que je ne veux pas prier Dieu qu’il me donne ; je ne veux pas non plus le louer de ce qu’il m’a donné, mais je veux le prier pour qu’il me rende digne de recevoir, et veux le louer de ce qu’il est de sa nature et de son être qu’il lui faille donner. Qui voudrait en spolier Dieu, il le spolierait de son être propre et de sa vie propre. Eckhart: Sermon 26
Or il dit : « C’est là mon commandement. » Qui me commande ce qui m’est doux, ce qui m’est utile et ce en quoi est ma béatitude, cela m’est très doux. Lorsque j’ai soif, alors la boisson me commande ; lorsque j’ai faim, alors la nourriture me commande. Et c’est ainsi que fait Dieu : oui, de façon si douce que tout ce monde ne peut rien offrir d’égal. Et qui a goûté une fois à la douceur, pour vrai, aussi peu Dieu peut-il se détourner de sa déité, aussi peu l’homme peut-il, avec son amour, se détourner de bonté et de Dieu ; oui, et il lui est plus facile de renoncer à soi-même et à toute sa béatitude et de demeurer avec son amour auprès de bonté et auprès de Dieu. Eckhart: Sermon 27
Or notez le second petit mot qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis, car je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Or notez qu’il dit : « Je vous ai appelés mes amis. » Dans la même origine où le Fils trouve origine, là le Père prononce sa Parole éternelle, et du même coeur là aussi le Saint Esprit trouve origine et flue. Et le Saint Esprit n’aurait-il pas flué du Fils, on n’aurait pas connu de différence entre le Fils et le Saint Esprit. Lorsque j’ai prêché récemment en la fête de la Trinité, j’ai dit un petit mot, en latin, que le Père donne à son Fils unique tout ce qu’il peut offrir, toute sa déité, toute sa béatitude, et ne retient rien pour lui-même. Alors il y eut une question : lui donna-t-il aussi sa nature propre ? Et je dis : Oui ! car la nature propre du Père selon laquelle il engendre n’est rien d’autre que Dieu ; car j’ai dit qu’il n’a rien retenu pour lui-même. Oui, je dis : La racine de la déité, il la dit pleinement dans son Fils. C’est pourquoi saint Philippe dit : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit. » Un arbre qui porte du fruit présente son fruit. Qui me donne ce fruit ne me donne pas l’arbre. Mais qui me donne l’arbre et la racine et le fruit, celui-là m’a donné davantage. Or il dit : « Je vous ai appelé mes amis. » Oui, dans cette même naissance où le Père engendre son Fils unique et lui donne sa racine et toutes sa déité et toute sa béatitude et ne retient rien pour lui-même, dans cette même naissance il nous appelle ses amis. Si néanmoins tu n’entends ni ne comprends rien à ce dire, il est pourtant une puissance dans l’âme – dont j’ai parlé alors que je prêchais récemment ici – elle est si détachée et si limpide en elle-même et est apparentée à la nature divine, et dans cette puissance l’on comprend, c’est pourquoi il dit aussi de façon fort bien : « De là je vous ai révélé tout ce que j’ai entendu de mon Père. » Eckhart: Sermon 27
Or Platon parle, le grand clerc, il se met en devoir de parler de grandes choses. Il parle d’une limpidité qui n’est pas dans le monde ; elle n’est pas dans le monde ni hors du monde, ce n’est ni dans le temps ni dans l’éternité, cela n’a extérieur ni intérieur. C’est de là que Dieu, le Père éternel, exprime la plénitude et l’abîme de toute sa déité. Cela il l’engendre ici dans son Fils unique, et pour que nous soyions le même Fils, et son engendrer est son demeurer à l’intérieur, et son demeurer à l’intérieur est son engendrer à l’extérieur. Tout cela demeure le Un qui sourd en lui-même. Ego, le mot « je », n’est propre à personne qu’à Dieu seul dans son unité. Vos, le mot qui veut dire la même chose que « vous », ( signifie ) que vous êtes Un dans l’unité, c’est-à-dire : les mots ego et vos, « je » et « vous », voilà qui vise l’unité. Eckhart: Sermon 28
Or Notre Seigneur dit : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs, je vous ai appelés amis, car le serviteur ne sait pas ce que son maître veut. » Mon ami lui aussi pourrait savoir quelque chose que je ne saurais pas, s’il ne voulait pas me le révéler. Mais Notre Seigneur dit : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Je m’étonne maintenant de certains clercs, qui sont certes instruits et veulent être de grands clercs, de ce qu’ils se laissent si vite satisfaire et se laissent tromper, et interprètent la parole que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » – de ce qu’ils veulent entendre ainsi et disent donc qu’il nous a révélé sur le chemin autant qu’il nous était nécessaire pour notre béatitude éternelle. Je ne tiens pas que cela soit à comprendre ainsi, car cela n’est d’aucune vérité. Pourquoi Dieu était-il devenu homme ? Pour la raison que je me trouve engendré comme ce même Dieu. La raison pour laquelle Dieu est mort, c’est que je meurs au monde entier et à toutes choses créées. On doit donc comprendre le mot que dit Notre Seigneur : « Tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut rien qu’engendrer, le Fils ne peut rien que se trouver engendré. Tout ce que le Père a et ce qu’il est, l’abyssalité de l’être divin et de la nature divine, cela il l’engendre pleinement dans son Fils unique. C’est cela que le Fils entend de son Père, cela qu’il nous a révélé, que nous sommes le même Fils. Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, afin que nous soyions le même Fils unique. Personne n’a le Saint Esprit qu’il ne soit le Fils unique. Le Père et le Fils spirent le Saint Esprit, là où le Saint Esprit se trouve spiré, car cela est essentiel et spirituel. Tu peux certes recevoir le don du Saint Esprit ou la ressemblance du Saint Esprit, mais cela ne demeure pas pour toi, c’est instable. De la même manière qu’un homme devient rouge de honte et ( à nouveau ) blême, c’est là pour lui un hasard et cela lui passe. Mais l’homme qui par nature est rouge et beau le demeure toujours. Ainsi en est-il de l’homme qui est le Fils unique : pour lui le Saint Esprit demeure de façon essentielle. C’est pourquoi il est écrit dans le Livre de la Sagesse : « Je t’ai engendré aujourd’hui » dans le reflet de ma lumière éternelle, dans la plénitude et « dans la clarté de tous les saints ». Il engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui. Là est le berceau dans la déité, là ils se trouvent « baptisés dans le Saint Esprit » – c’est là « la promesse que le Père leur a faite » – « après ces jours qui sont peu nombreux ou ( plutôt ) rares » – c’est-à-dire « plénitude de la déité », là où il n’est ni jour ni nuit ; là m’est aussi proche ce qui est au-delà de mille lieux que l’endroit où je me tiens maintenant ; là est plénitude et abondance de toute déité, là est une unité. Aussi longtemps que l’âme perçoit une différence quelconque, elle n’est pas comme il faut ; aussi longtemps que quelque chose sort ou pénètre, il n’y a pas là une unité. Marie-Madeleine cherchait Notre Seigneur dans le tombeau et cherchait un mort et trouva deux anges vivants ; elle n’en fut pas consolée. Alors les anges dirent : « Qu’est-ce qui te trouble ? Que cherches-tu ? Un mort, et tu trouves deux vivants. » Alors elle dit : « C’est bien là ma désolation que d’en trouver deux, alors que je n’en cherche qu’un. » Eckhart: Sermon 29