Crouzel (Origène Philosophie:35-45) – Qu’y a-t-il de commun entre Abimélech et Isaac? (4)

Extrait do Chapitre I, d’ « Origène et la philosophie », par Henri Crouzel. Aubier, 1962


Le milieu de la Stoa est plus familier à Origène, mais son stoïcisme n’a pas été jusqu’ici bien étudié. Les éléments qu’il emprunte au Portique sont communs à tout le Moyen Platonisme, il connaît directement plusieurs des grands stoïciens. La liste de Porphyre en témoigne, et le Contre Celse aussi. Origène cite la République (politeia) de Zenon de Kition et rapporte de lui une anecdote. Il connaît Chrysippe de Soles, loue sa modestie, sait quels ont été ses rapports avec Cléanthe ; il a lu chez lui des histoires de miracles, cite deux fois son Traité des Passions, se réfère à son Introduction à la question du Bien et du Mal, connaît l’interprétation allégorique qu’il donne d’une peinture de Samos représentant Héra et Zeus. Parmi les stoïciens plus récents Origène parle avec sympathie d’Épictète, qui est lu par le petit peuple lui-même et le pousse à la vertu, alors que les écrits de Platon n’atteignent que les gens instruits.

Les Stoïciens croient en la Providence :

« Ils considèrent justement que l’homme et la nature raisonnable en général sont supérieurs aux êtres sans raison : ils disent que la Providence a créé toutes choses en vue de la nature raisonnable. Le rapport des êtres raisonnables qui sont les principaux aux êtres sans raison et aux êtres sans vie est analogue à celui des enfants nouveau-nés avec le placenta qui a été formé avec eux. »

L’image est de Chrysippe. Les disciples de Zenon pensent en effet que les corps des vivants sont l’œuvre de Dieu et que tout l’art qu’ils manifestent a sa source dans l’intelligence première.

Origène mentionne dans le Commentaire sur Jean la doctrine hellénistique sur le sacerdoce du sage, sans l’attribuer à une école précise :

« Il y a chez les Grecs des doctrines appelées paradoxes : elles contiennent des affirmations concernant celui qu’ils qualifient de sage, avec certaines démonstrations ou apparences de démonstrations. Ainsi disent-ils que seul le sage est prêtre et que tout sage l’est, parce que seul le sage, et chaque sage, a la science du culte de Dieu, parce que seul le sage, et chaque sage, est libre, ayant reçu de la loi divine le pouvoir de faire ce qu’il veut (exousian autopragias) : ils définissent ce pouvoir comme le droit légal de se décider par soi-même (nomimon epitropen). Mais pourquoi parler maintenant de ce qu’ils appellent les paradoxes, alors que la matière est très étendue et qu’il nous faut comparer leurs affirmations avec la volonté de l’Écriture, pour savoir sur quels points la doctrine de notre religion est d’accord et sur quels points elle déclare le contraire. »

Origène ne se prononce guère sur la valeur des démonstrations qui appuient ces « paradoxes », car il ne les a pas comparés à la « volonté » des Écritures, norme de son jugement de chrétien. Dans le Commentaire du Cantique, ayant affirmé que la véritable beauté est celle de l’âme, il fait allusion à un autre paradoxe :

« De là, je pense, certains sages du siècle ont tiré leur opinion que seul le sage est beau et que tout méchant est laid. »

Interprétant 1Cor. III, 21, il cite encore un paradoxe, en l’approuvant nettement :

« Tout appartient au sage et rien au méchant. »

Enfin dans le Contre Celse il attribue aux Stoïciens une parole semblable :

« Les philosophes du Portique disent que la vertu de l’homme et celle de Dieu sont de même nature : ils affirment que le Dieu de l’univers n’est pas plus heureux que l’homme qui est sage selon eux, mais que le bonheur de chacun des deux est égal. »

Origène ne donne pas d’appréciation : il s’étonne seulement que Celse ne tourne pas cela en ridicule, alors qu’il se moque des chrétiens parce qu’ils disent que l’âme de Jésus est unie par sa vertu au Premier-Né de toute créature, à tel point qu’elle en est inséparable. Le Discours Panégyrique de saint Grégoire le Thaumaturge affirme pareillement que « la vertu de Dieu et celle de l’homme sont réellement la même vertu ». Origène enseignait donc cette thèse à ses élèves, mais non sans la transposer. La vertu de l’homme est participation à la nature du Logos, qui est par lui-même toute vertu. Mais tandis que celle du Logos est substantielle, fait partie de sa nature même, celle de l’homme est accidentelle, susceptible de croissance et de diminution, d’acquisition et de perte. Puisque nous ne connaissons le Verbe qu’à travers son âme humaine, son « ombre », nous ne possédons nous-mêmes que des ombres de vertu. Il n’est donc pas possible de comparer la vertu de l’homme à celle du Verbe ou à celle de Dieu, quoiqu’elles aient même nature.

Origène semble accepter toute la morale stoïcienne. Le Portique conçoit la justice autrement que Platon, car il refuse le tripartisme de l’âme; il pratique la vertu pour elle-même. S’il condamne l’adultère, c’est pour des raisons vraiment morales, bien différentes de celles des Épicuriens :

« par sens du bien commun (dia to kiononikon) et parce qu’il est contre nature pour un vivant raisonnable de souiller la femme qu’auparavant les lois ont unie à un autre et de détruire le ménage d’un autre homme. »

Origène donne de l’inceste des filles de Lot une explication inspirée de Philon : quand elles virent le soufre et le feu tomber sur les cinq villes elles crurent que Dieu détruisait une seconde fois le genre humain — elles avaient quelque idée des conflagrations du Portique ! — et qu’elles restaient seules au monde avec leur père. Dans le Contre Celse Origène appuie son interprétation sur des principes de morale stoïcienne :

« Les Grecs ont étudié la nature des actes bons, mauvais ou indifférents. Ceux qui y ont vu clair placent la bonté et la malice des actes dans l’intention seule : ils disent qu’en soi-même (to idio logou) tout est indifférent, quand on le recherche sans intention. L’intention d’utiliser quelque chose conformément au devoir est louable, dans le cas contraire blâmable. En parlant de ce qui est indifférent ils ont dit qu’il est en soi indifférent d’avoir de tels rapports avec ses filles, mais que cependant il ne faut pas agir ainsi dans les sociétés organisées. Pour montrer que cela est bien indifférent, ils supposent à titre d’hypothèse qu’un sage soit laissé seul avec sa fille, alors que toute l’humanité est détruite, et ils se demandent s’il est permis au père d’aller vers sa fille pour empêcher, toujours suivant la même hypothèse, le genre humain de périr. Les Grecs ont-ils raison de parler ainsi ? La secte des Stoïciens, qui n’est pas des moins considérables, répond par l’affirmative. »

Si des sages sont de cet avis, pense Origène, peut-on reprocher cet acte à des filles jeunes ? L’Écriture ne prononce d’ailleurs à leur égard ni approbation ni blâme. L’Alexandrin accepte-t-il vraiment ce qui fait le fond de ce raisonnement ? Professe-t-il l’idée que la bonté et la malice matérielles ou objectives d’un acte ne tiennent pas à sa nature, mais qu’elles ont une origine sociale : « il ne faut pas, dit-il, agir ainsi dans les sociétés organisées ». Il croit cependant à une loi naturelle, écrite par Dieu dans le cœur des païens eux-mêmes, suivant Rom. II, 15: la bonté et la malice objectives des actes dépend de leur nature, voulue par le Créateur. C’était donc ici un argument ad hominem, comme souvent dans le Contre Celse : pour répondre à l’objection de Celse, Origène a montré cet acte justifiable de l’avis de philosophes eux-mêmes.

Quant à la cosmologie et à la théologie du Portique, elles sont l’objet de graves critiques. D’abord la théorie des cycles : les Stoïciens concevaient l’histoire du monde comme une succession infinie de cycles, où les mêmes événements se reproduisaient identiquement. Chacun se composait de deux moments, l’un où le Dieu suprême anime et gouverne un monde qui s’organise (diakosmesis), l’autre où l’univers est détruit par une conflagration (ekpyrosis) qui fait tout rentrer dans la substance divine initiale, le feu :

« Les Stoïciens disent que périodiquement une conflagration détruit l’univers et qu’une mise en ordre (diakosmesis) lui succède, pendant laquelle se reproduisent d’une façon absolument pareille les événements de la précédente. Ceux qui ont honte de cette doctrine ont parlé de changements peu nombreux et tout à fait infimes entre une période et les événements de celle qui la précède. Ils disent que dans la période suivante on verra de nouveau Socrate, fils de Sophronisque et Athénien, que Phénarète, épouse de Sophronisque, engendrera une seconde fois. S’ils ne prononcent pas le mot de résurrection, ils en montrent cependant le fait, puisque Socrate ressuscitera, comme il a commencé, de la semence de Sophronisque, et sera formé dans le sein de Phénarète : élevé à Athènes, il y enseignera la philosophie, une philosophie absolument pareille à la précédente. Anytos et Mélétos ressusciteront pour accuser de nouveau Socrate et le tribunal de l’Aréopage le condamnera. Et, ce qui est encore plus ridicule, Socrate se vêtira d’habits absolument pareils à ceux de la période précédente, il vivra dans une pauvreté absolument pareille et dans une ville d’Athènes absolument pareille à celle de la période précédente. Et Phalaris sera de nouveau un tyran, son taureau d’airain mugira de nouveau par la voix des condamnés enfermés dans son ventre, absolument pareils à ceux de la période précédente. Alexandre de Phères gouvernera aussi tyranniquement, avec une cruauté absolument pareille à la précédente, condamnant des hommes absolument pareils aux précédents. Que me faut-il dire encore d’une telle doctrine, soutenue par les Stoïciens, alors que Celse ne la juge pas risible, mais peut-être respectable, puisqu’il prétend Zenon plus sage que Jésus. »

En appliquant aux cycles stoïciens le mot de résurrection, Origène vise peut-être derrière la Stoa certains chrétiens vivant au sein de la grande Église : cette résurrection où tout est conforme aux conditions de vies actuelles, dans un monde de corps matériels, ressemble à celle qu’imaginaient les millénaristes ou chiliastes, par suite de leur simplicité, mais aussi de la contamination du matérialisme stoïcien.

Suivant le stoïcisme les dieux eux-mêmes n’échappent pas aux cycles. Mais les mêmes êtres ressuscitent-ils en chacun, ou voit-on dans les suivants d’autres êtres, absolument pareils à ceux des précédents ?

« Essayant de remédier en quelque façon aux absurdités du système, les Stoïciens disent, je ne sais comment, que tous seront à chaque période absolument pareils à ceux des précédentes. Ce n’est pas Socrate qui ressuscitera de nouveau, mais quelqu’un d’absolument semblable à Socrate. Il épousera une femme absolument semblable à Xanthippe et il sera accusé par des gens absolument semblables à Anytos et à Mélétos. Je ne sais comment le monde peut être toujours le même et non un autre absolument semblable au précédent, tandis que les êtres qu’il contient ne sont pas les mêmes, mais des êtres absolument semblables aux précédents. »

Ces explications ne s’accordent pas parfaitement avec ce qu’Origène dit plus loin :

« Les Stoïciens prétendent que le corps complètement détruit revient à sa nature initiale, d’après leur doctrine qui professe des êtres absolument semblables à chaque période, et qu’il ressuscitera dans la même structure primitive, qu’il avait lorsqu’il fut dissous : ils le prouvent par des raisons dialectiques qu’ils croient nécessaires. »

D’après ce texte, c’est le même être qui recommence, et non un être nouveau, pareil au précédent. Origène y oppose sa doctrine du corps glorieux : il y a dans le corps terrestre un logos spermatique qui est le germe du ressuscité.

Au sujet de la « mise en ordre » Origène cite l’exégèse allégorique du tableau qui est à Samos suivant Chrysippe de Soles : Héra, la matière, reçoit les raisons séminales du dieu Zeus, travaillant à mettre en ordre le tout. Mais à la conflagration est opposée la foi chrétienne en l’immortalité de l’âme raisonnable :

« Que les Stoïciens détruisent tout par le feu ! Nous, nous savons que les essences incorporelles ne peuvent être consumées et que le feu ne peut pas détruire l’âme de l’homme, ni la substance des anges, des Trônes, des Dominations, des Principautés et des Puissances. »

Pour les Stoïciens Dieu est un feu corporel, les âmes humaines et les êtres célestes sont pareillement corporels. Ailleurs Origène contredit la conflagration au nom de sa propre doctrine de la restauration.

En effet elle n’est pas panthéistique et le Logos y respecte le libre arbitre de chacun : c’est librement qu’une âme reste logikè, dans une relation d’ordre surnaturel avec le Logos :

« Les Stoïciens disent que l’élément le plus fort l’emportera sur les autres suivant ses possibilités et qu’il y aura une conflagration, car tous les êtres se changeront en feu : mais nous, nous disons que le Logos prendra possession de toute la nature logikè, pour métamorphoser chaque âme en sa propre perfection, lorsque chacune, usant simplement de son libre arbitre aura librement choisi ce qu’elle aura voulu et sera établie dans l’état qu’elle aura choisi. »

Un autre reproche important concerne le matérialisme de la théologie et de la psychologie des Stoïciens. Ils « refusent les substances intelligibles (noetas) », probablement les idées au sens platonicien : ils disent que « ce qu’on comprend est compris par les sens et (que) toute compréhension dépend des sens ». Ce sensualisme est en harmonie avec leur conception de Dieu :

« Le Dieu des Stoïciens est corps : au temps de la conflagration il a la totalité de la substance pour hégémonikon : au temps de la mise en ordre il n’est qu’une partie de cette substance. En effet ils ne sont pas capables d’avoir une claire conception de la nature de Dieu comme tout à fait incorruptible, simple, non composé et indivisible. »

Dieu est feu : au temps de la conflagration il est seul à exister; dans l’autre période il n’est qu’une partie de la réalité, car le monde subsiste avec lui. Pour le Portique Dieu est Pneuma, mais ce mot conserve le sens corporel de souffle :

« Ils disent que Dieu est esprit, qu’il pénètre toutes choses et contient tout en lui-même. »

Ces paroles n’ont pas chez eux le même sens que chez les chrétiens.

« La surveillance et la providence de Dieu traversent toutes choses, mais non à la manière de l’esprit des Stoïciens. La providence contient et embrasse ce dont elle s’occupe, non comme un contenant corporel, même lorsque le contenu est corps, mais comme une puissance divine, qui embrasse ce qu’elle contient. »

Les Stoïciens conçoivent donc Dieu à la manière d’un contenant corporel, tandis que le chrétien préfère l’image plus spirituelle d’une force. Il faut parler de même du Logos :

« Le Logos de Dieu, qui descend jusqu’aux hommes et jusqu’aux plus infimes, n’est rien d’autre qu’un esprit corporel : pour nous, qui nous efforçons de montrer l’existence d’une âme raisonnable, supérieure à toute nature corporelle, ainsi que d’une réalité invisible et incorporelle, on ne saurait concevoir comme un corps le Logos-Dieu, par qui tout a été fait, et qui atteint, pour que tout se fasse par le Logos (ou : raisonnablement), non seulement jusqu’aux hommes, mais jusqu’aux êtres qu’on juge les plus bas et qui sont gouvernés par la nature. »

Les philosophes du Portique rejoignent donc les partisans de l’éther parmi ceux qui disent que Dieu a « une nature corporelle, subtile et éthérée ».

Corporel et changeant, logiquement Dieu est corruptible : c’est une conséquence de la conception stoïcienne de la matière :

« Si tout corps matériel a une nature qui est par elle-même sans qualité, changeable, altérable, entièrement transformable et susceptible de recevoir les qualités que le Démiurge veut y mettre, il est nécessaire que Dieu, étant matériel, soit changeable, altérable et transformable. Ils ne craignent pas de dire que Dieu est corruptible puisqu’il est corps, un corps d’esprit (de souffle), surtout en ce qui concerne son hégémonikon. Mais, quoique corruptible, ils disent qu’il n’est pas corrompu car il n’a pas de corrupteur. »

Ils ne vont pas en effet jusqu’à dire que Dieu pourrait être corrompu : « cela leur paraît tout à fait absurde ». Et s’ils détruisent périodiquement l’univers, ils conservent Dieu, car il ne saurait exister de force capable de le corrompre :

« Pressés par la logique de leur raison, qui voit avec évidence que tout corps est corruptible, à tel point que, s’ils affirment Dieu corporel, ils le déclarent sans aucun doute corruptible, ils s’en sont tirés par une astuce verbale. Ils ont dit que Dieu était, certes, de nature corruptible, mais qu’il ne peut être corrompu, car il n’y a rien qui lui soit supérieur et qui puisse le corrompre ou le dissoudre. On peut citer bien d’autres inventions humaines, ourdies à force d’arguties dialectiques et de sophismes frauduleux. »

De la théologie et de la cosmologie du Portique découlent un panthéisme rigoureux, puisque le monde, aü temps de la « mise en ordre », est formé d’une partie de ce qui était la substance divine pendant la précédente conflagration. Les Stoïciens disent clairement, d’après Origène, que l’univers est le Dieu suprême. On ne saurait sous-estimer l’importance de cette lutte contre le matérialisme stoïcien pour l’Église primitive. Il y avait en elle des tendances millénaristes et anthropomorphites, beaucoup de chrétiens ne pouvaient concevoir Dieu autrement que corporel, les joies célestes différemment des plaisirs terrestres. C’est là peut-être la plus importante des polémiques d’Origène : elle n’est pas sans influence sur son exégèse spirituelle et on la retrouve partout dans sa mystique et son ascèse.

Le Commentaire sur l’Épître aux Romains selon Rufin prête aux Stoïciens une polémique contre Juifs et Chrétiens à propos de la circoncision, qui prouverait la cruauté du Dieu de l’Ancien Testament, ou son caractère déraisonnable, puisqu’il aurait créé une partie du corps inutile. A la fin du morceau ces propos sont attribués à la fois aux païens et aux hérétiques. A. von Harnack pense que ce sont les Marcionites qui sont visés, spécialement les disciples d’Apelle : l’attribution aux Stoïciens serait ironique. Ou bien, seconde hypothèse, il y aurait une lacune entre Stoici aiunt et la suite. L’opinion est en effet celle d’adversaires de la méthode allégorique, ce qui convient mieux aux Marcionites qu’aux Stoïciens. Conformément à la seconde hypothèse de Harnack il y a deux réponses d’Origène, d’abord aux païens, ensuite à ceux « qui croient au Christ, mais ne reçoivent pas la loi ni les Prophètes », c’est-à-dire aux marcionites. Contre les premiers il développe un argument assez extrinsèque : bien des païens pratiquent la circoncision et ces objecteurs ne trouvent rien à y redire; pourquoi la reprochent-ils au Dieu de l’Ancien Testament ? Dans la réponse aux Marcionites il s’oppose aux arguments présentés plus haut comme stoïciens m. Il peut y avoir eu deux attaques puisqu’il y a deux réponses : il n’est cependant pas nécessaire de supposer une lacune, les objections ont pu être présentées par Origène sous forme synthétique.

Voici quelques définitions stoïciennes, rapportées par Origène d’après un certain Hérophile : s’agit-il du médecin d’Alexandrie du IIIe siècle de notre ère ? D’abord celle de telos, fin :

« De l’ouvrage d’Hérophile sur l’usage stoïcien des noms : on appelle fin l’attribut (kategorema) en vue duquel nous faisons le reste, alors que nous ne le faisons lui-même en vue de rien d’autre. Ce qui est joint à la fin, comme le bonheur au fait d’être heureux, c’est le but (skopos) : tel est le dernier des êtres désirables. »

Le même fragment contient une série de définitions de theos, Dieu, empruntées à diverses écoles :

« Tu verras toi-même si les définitions de Dieu et ce que signifie cette appellation nous fournissent quelques renseignements utiles : nous les choisissons en dehors de l’Écriture. Le même Hérophile rapporte : On appelle Dieu au sens le plus général un vivant immortel raisonnable. D’où il suit que toute âme raisonnable est Dieu. »

Définition stoïcienne : l’appréciation qui l’accompagne, comme les suivantes, est d’Origène, s’il est vraiment l’auteur du fragment.

« Ou bien un vivant immortel raisonnable, subsistant par lui-même. Ainsi les âmes qui sont en nous ne sont pas dieux, mais quand elles seront séparées des corps, elles le seront. »

Cette seconde définition paraît platonicienne.

D’une autre manière encore on appelle Dieu un vivant raisonnable, vertueux (spoudaion). Ainsi toute belle (asteian) âme est dieu, même si elle se trouve en un homme. Autrement encore est dit Dieu ce qui subsiste par soi-même, est un vivant immortel et vertueux. Dans ce cas les âmes contenues dans des hommes sages ne sont pas dieux.

Le premier énoncé semble stoïcien : le second qui le corrige trahit un mélange de stoïcisme et de platonisme qui convient peut-être au Moyen Stoïcisme.

« Mais on peut définir Dieu autrement : un vivant immortel, vertueux, qui a une certaine autorité (epistasian) dans l’administration (dioikesin) du monde. Cela vaut aussi pour le soleil et pour la lune. »

Origène répond que les deux astres principaux, qu’il croit comme les autres des vivants raisonnables, sont alors dieux.

« On définit encore Dieu d’une autre façon comme le premier administrateur (dioiketikon) du monde : on dit ainsi que Dieu est au-dessus de tout, un vivant incorruptible et inengendré, le premier Roi, qui a pour domaine le monde entier. »

Cette dernière définition doit être celle du Moyen Platonisme : le Dieu suprême de la triade de Nouménios est en effet appelé le Roi.

Origène approuve donc certains points des doctrines stoïciennes et en utilise beaucoup : il faudrait sur ce point une étude complète de son stoïcisme. Il a surtout emprunté au Portique, comme les Pères antérieurs, une bonne part de sa morale. S’il combat le matérialisme de sa théologie et de sa psychologie, c’est surtout à cause des séquelles qu’il a laissées chez les chrétiens.