connaissance

Imaginez une grande ville recevant par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps : tous ne courent pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l’agora, les autres dans leurs demeures, d’autres aux assemblées, d’autres vers les grandes rues, d’autres vers des ruelles, d’autres aux théâtres, chacun enfin va suivant son idée . Quelque chose de pareil se passe en cette cité de l’esprit, bâtie en nous-mêmes : sur chacun des objets dont les différentes entrées des sens l’ont rempli, l’esprit opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite comme il convient aux endroits consacrés à la CONNAISSANCE. Pour reprendre l’exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s’y trouver sans être entrés par la même porte ; mais, bien que l’un soit entré par hasard par l’une, l’autre par une autre, lorsqu’ils sont dans l’enceinte de la ville, ils se groupent à nouveau, étant d’une même famille. L’inverse pourrait se produire : des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même porte, mais cette rencontre à l’entrée ne leur crée pas pour cela des liens de famille ; car ils peuvent, une fois à l’intérieur, se séparer pour rejoindre leurs parents. Quelque chose d’identique semble se passer sur le carrefour de l’esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule CONNAISSANCE est formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens. Au contraire on peut, à partir d’un seul sens, connaître bien des objets variés qui naturellement n’ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût, c’est l’expérience qui révèle l’amertume de la bile et la douceur du miel. Ici nous avions affaire à des objets différents ; mais un même objet peut produire une CONNAISSANCE unique, bien qu’il s’introduise dans la pensée à partir de sens nombreux, par exemple, par le goût, l’odorat, l’ouïe et souvent par le toucher et la vue. Ainsi quelqu’un voit du miel, l’entend nommer, le goûte, sent son odeur par le nez le reconnaît au toucher : par chacun de ces sens, il n’a connu qu’un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à connaître une multitude d’objets divers : ainsi, l’oreille reçoit toutes sortes de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l’odorat, le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à l’esprit la CONNAISSANCE d’objets de toutes sortes. X

Quelle est donc la nature de l’esprit, qui se divise dans les facultés sensibles et qui tire de chacune d’elles, d’une manière conforme à leur nature, la CONNAISSANCE de l’univers ? Qu’il soit tout autre que les sens, sans doute, personne d’avisé n’en doutera. S’il avait même nature qu’eux en effet, il n’aurait de rapports qu’avec une seule de leurs activités, parce qu’il est sans composition et que ce qui est sans composition ne connaît pas la diversité. Or, dans notre être composé, le toucher est une chose, l’odorat une autre, et de même les autres sens n’ont entre eux ni communauté ni mélange. Puisque l’esprit est présent également à tous selon la nature de chacun, il faut bien supposer qu’il est tout autre que la nature sensible, si l’on ne veut pas introduire la diversité dans une nature spirituelle. XI

Dans l’activité du corps, bien que chaque partie ait une fonction propre liée à la puissance qui est en elle, il n’y en a pas moins corrélation entre la partie en repos et celle qui est soumise au mouvement ; de la même façon dans l’âme, même si une de ses parties est en repos et l’autre en mouvement, l’ensemble reste en liaison avec ses parties. Car on ne peut admettre que l’unité naturelle de l’âme soit entièrement dissoute par la prédominance de l’activité d’une des puissances sur une partie. Mais de même que chez ceux qui sont éveillés et en exercice, l’esprit domine et le sens sert, alors que cependant la partie nutritive du corps ne fait pas défaut au reste (l’esprit fournit la nourriture nécessaire, le sens la reçoit et la force nutritive du corps l’assimile) ; de la même façon durant le sommeil l’ordre de commandement de ces puissances est en nous comme inversé : alors que commande la partie irrationnelle, l’activité des autres cesse, mais ne s’éteint pas tout à fait. A ce moment la partie nutritive est occupée, grâce au sommeil, à la digestion, et elle assure le soin de toute la nature ; mais alors la force de la sensation n’est pas tout à fait détendue (ce que la nature a une fois uni ne peut être ensuite complètement séparé), sans que son activité puisse pourtant s’exercer au grand jour, à cause de l’inactivité des sens pendant le sommeil. Il faut en dire autant de l’esprit : comme il est uni à la partie sensitive de l’âme, il serait logique d’affirmer que les mouvements de celle-ci déterminent les mouvements de l’esprit et que son repos amène le repos de l’esprit. C’est ainsi que normalement il arrive pour un feu. Lorsque de tous côtés on l’a recouvert de pailles mais qu’aucun souffle ne vient agiter la flamme, celle-ci ne se répand pas sur les matières environnantes. Cependant le feu n’est pas tout à fait éteint ; mais, au lieu d’une flamme, la paille ne donne qu’une vapeur. Le vent vient-il à s’en emparer, la paille change la fumée en flamme. De la même façon l’esprit, recouvert pendant le sommeil par suite de l’inaction des sens, n’a pas la force de faire briller en eux sa lumière ; mais il n’est pas tout à fait éteint. Son mouvement est celui de la fumée : il a bien quelque activité, mais elle est sans force. Un musicien, qui frappe le plectre sur les cordes relâchées de sa lyre, ne fait pas entendre de chant régulier, car une corde, si elle n’est pas tendue, ne résonne pas. Alors sa main a beau être fidèle à son art et poser le plectre à l’endroit voulu, aucun son n’en sort, mais un bruit sourd qui n’a ni sens ni ordre et qui vient du mouvement des cordes. Ainsi l’ensemble des organes des sens est relâché par le sommeil et, ou bien l’artiste se repose tout à fait, quand une trop grande fatigue ou quelque lourdeur ont entièrement détendu l’instrument, ou bien son activité reste sans vigueur et indistincte, quand l’organe des sens est incapable de recevoir exactement son impression. La mémoire alors est confuse et notre CONNAISSANCE de l’avenir sommeille sous des voiles incertains ; l’imagination nous présente l’image d’objets dont nous nous occupions éveillés et il arrive souvent que nous y trouvions l’indication d’événements à venir. Car alors la mémoire, par la subtilité de la nature, dépasse la lourdeur corporelle et peut apercevoir quelque objet existant. Sans doute n’a-t-elle pas le pouvoir de faire comprendre nettement ce qu’elle dit et d’annoncer clairement l’avenir, mais la manière dont elle le montre reste incertaine et amphibologique, à quoi les interprètes des songes donnent le nom d’énigmes. Ainsi l’échanson broie des grappes de raisin dans la coupe du pharaon ; ainsi le panetier se voit en songe en train de porter des corbeilles : chacun pendant ses songes se croit dans ses occupations de l’état de veille. L’impression, dans la partie de l’âme qui regarde l’avenir, des objets qui étaient l’occupation ordinaire de ces hommes, a fait qu’occasionnellement leur a été prédit quelque événement à venir, grâce à cette prévision de l’esprit. XIII

Si Dieu mit sur la voie de la CONNAISSANCE de l’avenir le tyran d’Égypte ou, celui d’Assyrie, c’est qu’il se proposait par là un but spécial : il voulait manifester au jour la sagesse des saints restée cachée, afin de la faire servir au bien des hommes. Comment Daniel eût-il été connu pour ce qu’il était, si les enchanteurs et les mages n’étaient restés impuissants à découvrir les songes ? Comment le peuple d’Égypte eût-il été sauvé, si Joseph était demeuré en prison et si son explication du songe ne l’avait mis en évidence ? Aussi ces événements sont différents des premiers et il ne faut pas les juger d’après les imaginations communes. En général tous peuvent avoir des songes et ceux-ci naissent dans l’imagination de façons très diverses. Ou bien en effet, comme j’ai dit, demeurent dans la mémoire les retentissements des actions du jour ; ou souvent aussi, les songes se forment selon les dispositions du corps. Ainsi celui qui a soif se croit à une source ; celui qui a faim dans des banquets ; le jeune homme, gonflé par la jeunesse, se construit des chimères conformes à sa passion. XIII

Par suite celui qui connaît les êtres, comme dit la Prophétie, avant leur apparition, comme il a tout suivi de près ou mieux, comme il a vu à l’avance dans sa « puissance presciente » la pente que prendra, en pleine possession de soi-même, le mouvement de la liberté humaine, dans sa CONNAISSANCE de l’avenir, il établit dans son image la division en mâle et femelle, division qui ne regarde plus vers le modèle divin, mais, comme il a été dit, nous range dans la famille des êtres sans raison. XVI

Donc l’expression « tout arbre » désigne la même chose que l’arbre de vie, celui dont l’Écriture fait don pour sa nourriture à celui qui a été façonné selon Dieu. Un autre arbre est entièrement distingué de celui-là : c’est celui dont la manducation met en nous la CONNAISSANCE du bien et du mal : non que de sa nature, il produise en partie l’un et l’autre de ces opposés, mais il fait fleurir un fruit tout mélangé, composé des qualités contraires. Le maître de la vie nous empêche d’en manger ; le serpent nous le conseille, afin de donner ainsi une entrée à la mort. Et son conseil est persuasif, car il entoure le fruit de belles couleurs et de charme, afin qu’il paraisse agréable et qu’il excite en nous le désir d’en goûter. XIX

Quel est cet arbre, plein de plaisir pour les sens, qui enferme la CONNAISSANCE mélangée du bien et du mal ? Je pense ne pas m’éloigner de la vérité, en partant, sur cette question, d’un point évident. A mon avis, à cet endroit de l’Écriture, « CONNAISSANCE » n’équivaut pas à «science » et, d’après l’usage scripturaire, je trouve une différence entre « CONNAISSANCE » et « discernement ». L’apôtre dit bien, en effet, qu’un homme aux dispositions d’esprit parfaites et aux sens purifiés peut « discerner » le bien du mal . Aussi il donne ce conseil de « juger de tout », car, dit-il, le discernement appartient à l’homme spirituel . Le mot « CONNAISSANCE », lui, ne paraît pas désigner partout la science et le pur savoir, mais plutôt une disposition intérieure vis-à-vis de ce qui nous est agréable. Ainsi « le Seigneur a, connu ceux qui lui appartiennent » . Et il dit à Moïse : «Je t’ai connu de préférence aux autres. » Aux damnés, celui qui sait tout dit ces mots : « Jamais je ne vous ai connus » . XX

Donc l’arbre qui produit cette CONNAISSANCE mélangée est parmi les choses interdites. Un mélange d’éléments opposés compose ce fruit, dont le serpent est le défenseur. Peut-être la raison en est-elle que le mal ne se présente jamais dans sa nudité, tel qu’il est réellement. Le vice serait sans efficacité, s’il ne se colorait de quelque beauté excitant le désir chez celui qui se laisse tromper. En tout cas, à nous, le mal se présente toujours sous forme de mélange : dans ses profondeurs, il tient la mort comme un piège caché ; mais par une apparence trompeuse, il fait paraître une image du bien : la belle couleur de l’argent semble un bien pour les avares, ce qui n’empêche pas l’avarice d’être la racine de tous les maux. Glisserait-on vers le bourbier infect de la licence, si le plaisir n’était un bien désirable pour celui qui par cet appât se laisse entraîner vers les passions ? Ainsi des autres fautes : leur action corruptrice est cachée. Dès l’abord elles semblent désirables et sont recherchées comme un bien à la suite d’une tromperie par ceux qui n’y regardent pas de près. XX

Puis donc que la plupart mettent le bien dans ce qui charme les sens et qu’un même mot désigne le bien réel et le bien apparent, le désir qui se porte vers le mal comme si c’était un bien, est appelé par l’Écriture la « CONNAISSANCE du bien et du mal », ce mot de CONNAISSANCE voulant exprimer cette disposition intérieure et ce mélange. XX

Ni un mal absolu, puisque la bonté fleurit tout autour, ni un bien sans mélange, puisque le mal s’y cache, mais un mélange des deux, tel est le fruit de l’arbre défendu, selon l’Écriture qui n’a d’autre but que de répéter cette vérité que le bien réel est par nature sans composition, que sa forme est simple et qu’il est étranger à toute duplicité et à toute union avec son contraire, tandis que le mal est bigarré et se présente de telle sorte qu’on le tient pour une chose et qu’à l’expérience il se révèle tout autre : sa CONNAISSANCE, c’est-à-dire la prise de contact avec lui dans l’expérience, est le commencement et le fondement de la mort et de la corruption. XX

Attachons-nous à suivre notre étude. Quelqu’un à qui la douceur de notre espérance a peut-être donné des ailes trouvera dur et pénible de ne pas obtenir plus tôt ces biens dépassant tout sentiment et toute CONNAISSANCE humaine et ce laps de temps qui nous sépare de l’objet de nos désirs lui sera intolérable. N’allons pas, comme des enfants, resserrer nos coeurs et nous fâcher de ce court délai apporté à la réalisation de notre joie . Puisque l’intelligence et la sagesse règlent tout, il faut bien penser qu’aucun événement particulier ne leur échappe. XXII

Nous n’avons pas à classer parmi les opinions indémontrables notre opinion sur la matière, qui fait dépendre l’existence de celle-ci de l’Être purement spirituel et sans matière. Nous découvrirons en effet que la matière n’est faite tout entière que d’un ensemble de qualités dont nous ne pouvons la dépouiller une à une sans la rendre absolument incompréhensible à la raison. Par ailleurs chaque espèce de qualité peut être mentalement isolée du sujet où elle se trouve. Or la raison est un mode de CONNAISSANCE spirituel, qui n’a rien de corporel. Ainsi prenez un vivant, du bois, ou quelque autre objet ayant une organisation matérielle ; souvent nous considérons par abstraction, à part du sujet où elles sont, des qualités dont l’idée que nous nous en faisons se distingue nettement d’une autre considérée en même temps. Ainsi l’idée que nous avons de la couleur diffère de celle de poids, de quantité et de toucher. La malléabilité d’un corps, sa double épaisseur, ses autres qualités ne se confondent, dans notre idée, ni entre elles ni avec le corps en question. Pour chacune d’elles, nous trouvons une définition propre qui la signifie et qui ne la confond pas avec quelqu’une des autres qualités considérées en ce corps. Si donc la couleur est un « objet de pensée » et de même la résistance, la quantité et toutes les autres propriétés des corps, et si en même temps, lorsque l’on enlève au corps considéré chacune de ces qualités, on fait disparaître par le fait toute l’idée que nous en avons, il serait logique de supposer que la rencontre de ces qualités dont l’absence se trouve être cause de la disparition du corps, donne naissance aux êtres matériels. Comme il n’y a pas de corps, sans qu’il n’y ait en même temps couleur, forme extérieure, résistance, étendue, pesanteur et toutes les autres particularités, – attributs qui, pris à part, ne sont pas un corps, mais se sont révélés quelque chose d’autre, – ainsi à l’inverse, leur rencontre donne l’existence aux corps. Mais si la compréhension de chacune de ces propriétés est un « acte d’intelligence » et si la Divinité est aussi par nature une « substance intelligible », il n’y a rien d’invraisemblable à ce que ces qualités soient des principes purement spirituels venant d’une nature incorporelle pour la production des corps : la nature spirituelle donne l’existence à des forces spirituelles et la rencontre de celles-ci donne naissance à la matière . XXIV

Coupons court à ces longs circuits d’une vaine raison : nous reconnaissons que le corps se dissout dans les éléments dont il était composé. Non seulement, selon la parole divine, la terre retourne à la terre, mais l’air, l’humide, retournent à ce qui est de la même espèce qu’eux et chacun des éléments de notre être passe aux éléments correspondants, que le corps humain ait été dévoré par des oiseaux carnivores ou par des bêtes sauvages et se trouve changé en eux, qu’il soit venu même sous la dent des poissons ou que le feu l’ait transformé en vapeur et en poussière. Où que, par hypothèse, notre raisonnement emporte l’homme, il est toujours à l’intérieur du monde. Or le monde est contenu dans la main de Dieu, comme nous l’enseigne l’Écriture inspirée . Si vous n’ignorez pas l’objet que vous tenez en main, croyez-vous que la CONNAISSANCE de Dieu ait moins de force que la vôtre, comme si elle ne pouvait découvrir avec exactitude ce qui est enfermé dans l’empan divin ? XXVI

Chacun n’a besoin d’autre maître que de lui-même pour apprendre, par ce qu’il voit, vit et sent, comment exactement se forme notre corps : sa propre nature l’en instruit. Sur ces matières, on peut aussi consulter les explications élaborées par les savants, pour tout savoir avec précision. L’anatomie a permis aux uns de connaître la position de chacune des parties de notre être ; l’étude a permis aux autres d’expliquer la fin de toutes ces mêmes parties et de donner à ceux qui s’y intéressent une CONNAISSANCE suffisante de la constitution humaine. Mais pour ceux qui préfèrent sur tous ces points être instruits par l’Église, afin de ne pas avoir à écouter des maîtres venus de l’extérieur (c’est la loi des brebis spirituelles, comme dit le Seigneur, de ne pas avoir d’oreilles pour les voix étrangères ), nous ajouterons quelques mots sur ce sujet . XXX