Mais si quelqu’un nous objecte la phrase : Bienheureux les coeurs purs, parce qu’ils verront Dieu, cette objection, à mon avis, confirmera davantage notre assertion. Car qu’est-ce que voir Dieu avec le coeur, sinon, comme nous l’avons exposé plus haut, le comprendre et le connaître par l’intelligence ? Fréquemment, en effet, les appellations des organes sensibles sont rapportées à l’âme. On dit qu’elle voit avec les yeux du coeur, c’est-à-dire qu’elle devine par la force de l’intelligence quelque réalité intellectuelle ; on dit qu’elle entend avec les oreilles, lorsqu’elle perçoit un sens d’une compréhension plus profonde ; on dit qu’elle se sert de dents, lorsqu’elle mâche et mange le pain de vie descendu du ciel ; on dit pareillement qu’elle use du ministère des autres organes qui, sous une appellation corporelle, sont attribués aux facultés de l’âme, selon ce que dit Salomon : Tu trouveras une sensibilité divine. Il savait en effet qu’il y a en nous deux genres de sensibilité, l’un qui est mortel, corruptible, humain, et l’autre immortel et intellectuel qu’il appelle ici divin. C’est par cette sensibilité divine, non des yeux, mais du coeur pur qui est l’intelligence, que Dieu peut être vu de ceux qui en sont dignes. On trouve abondamment dans toutes les Écritures, les nouvelles comme les anciennes, le mot coeur appliqué à l’intelligence, c’est-à-dire à la faculté intellectuelle. Traité des Principes: LIVRE I: Premier traité (I, 1-4): Première section
Mais puisque parfois les défenseurs de cette hérésie ont coutume de tromper par des sophismes captieux les coeurs des plus simples, je ne crois pas absurde d’exposer leurs raisonnements habituels pour réfuter leurs tromperies et leurs mensonges. Ils disent donc : il est écrit : Dieu personne ne l’a vu. Or ce Dieu que Moïse a prêché, Moïse l’a vu, et avant lui les patriarches. Mais celui qu’annonce le Sauveur, personne absolument ne l’a vu. Demandons-leur donc si celui qu’ils reconnaissent Dieu et qu’ils disent autre que le Dieu créateur, ils le croient visible ou invisible. S’ils le disent visible, d’une part on leur reprochera de contredire l’affirmation de l’Écriture qui appelle le Sauveur l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature, d’autre part et surtout de tomber dans l’absurdité en disant Dieu corporel. Car rien ne peut être vu sinon par sa forme, grandeur et couleur qui sont le propre des corps. Et si on déclare que Dieu est corps, puisque tout corps est fait de matière, en conséquence Dieu est fait de matière ; s’il est fait de matière, puisque sans aucun doute la matière est corruptible, Dieu sera donc selon eux corruptible. Nous leur demanderons de nouveau : La matière a-t-elle été faite ou est-elle incréée, c’est-à-dire non faite ? S’ils disent qu’elle n’a pas été faite, c’est-à-dire qu’elle est incréée, nous leur poserons cette question : Dieu est-il une partie de la matière et le monde aussi une partie ? S’ils répondent que la matière a été faite, il s’ensuit sans aucun doute qu’ils reconnaissent comme fait celui qu’ils disent Dieu : ce qu’assurément n’admettent ni leur doctrine ni la nôtre. Traité des Principes: Livre II: Premier traité (II, 4-5): Première section
Il leur reste encore cette phrase que prononce le Seigneur dans les Évangiles et qu’ils pensent leur avoir été donnée en propre comme un bouclier pour les défendre : Personne n’est bon si ce n’est Dieu le Père. Ils disent qu’il y a là le vocable propre au Père du Christ, différent du Dieu créateur de l’univers, qu’on n’a jamais appelé bon. Voyons donc si dans l’Ancien Testament le Dieu des prophètes, le créateur du monde, le législateur, n’est pas nommé bon. Que disent les psaumes ? Qu’il est bon, le Dieu d’Israël, pour les coeurs droits ! Et : Qu’Israël dise maintenant qu’il est bon, que sa miséricorde dure des siècles. Dans les Lamentations de Jérémie il est écrit : Bon est le Seigneur pour qui le garde, pour l’âme qui le cherche. De même que Dieu est fréquemment appelé bon dans l’Ancien Testament, de même dans les Évangiles le Père de notre Seigneur Jésus-Christ est aussi nommé juste. En effet, dans l’Évangile selon Jean, notre Seigneur lui-même prie le Père en ces termes : Père juste, le monde lui-même ne t’a pas connu. Et s’ils disent qu’il appelait Père le créateur du monde à cause de son incarnation et que c’est lui qu’il nommait juste, cette affirmation est exclue par ce qui suit : le monde lui-même ne t’a pas connu. Car selon eux c’est le Dieu bon seul que le monde ignore; car il reconnaît avec pleine vérité son créateur, selon ces paroles du Seigneur lui-même : Le monde aime ce qui est sien. Il est donc manifeste que celui qu’ils croient le Dieu bon est appelé juste dans les Évangiles. Quand on en aura le loisir on pourra rassembler plusieurs témoignages, montrant que dans le Nouveau Testament le Père de notre Seigneur Jésus-Christ est nommé juste et que dans l’Ancien Testament le créateur du ciel et de la terre est dit bon, pour convaincre et confondre une bonne fois les hérétiques par leur nombre. Traité des Principes: Livre II: Premier traité (II, 4-5): Deuxième section
Puisqu’on peut aussi tirer dans le sens contraire, c’est-à-dire comme s’il ne dépendait pas de nous de garder les commandements pour être sauvés et de les enfreindre pour être perdus, quelques passages de l’Ancien et du Nouveau Testament, nous allons en exposer quelques-uns et envisager leurs solutions pour que, en partant des cas exposés, chacun puisse choisir de même les textes qui lui paraissent contredire le libre arbitre et examiner leur solution. Beaucoup sont émus par ce qui concerne Pharaon, au sujet de qui Dieu proclame plusieurs fois : J’endurcirai le coeur de Pharaon. S’il est endurci par Dieu et s’il pèche à cause de cet endurcissement, ce n’est pas lui qui est cause de son péché : s’il en est ainsi Pharaon n’a pas de libre arbitre. Et l’on dira que de la même façon ceux qui sont perdus n’ont pas le libre arbitre et que ce n’est pas par leur faute qu’ils périssent. Et ce qui est dit dans Ézéchiel : J’enlèverai leurs coeurs de pierre et je leur mettrai des coeurs de chair, afin qu’ils marchent dans mes commandements et qu’ils gardent mes prescriptions, poussera peut-être certains à penser que c’est Dieu qui donne de marcher dans les commandements et de garder les prescriptions en ôtant l’obstacle, le coeur de pierre, pour mettre à la place ce qui est meilleur, le coeur de chair. Traité des Principes: Livre III: Sixième traité (III, 1): Philocalie 21:
Celui qui est délaissé l’est donc en vertu d’un jugement divin et ce n’est pas sans raison que Dieu patiente à l’égard de certains pécheurs, mais parce qu’il leur sera utile, étant donné l’immortalité de l’âme et l’éternité sans fin, de ne pas recevoir trop vite d’assistance en vue de leur salut, mais d’y être menés plus lentement après avoir éprouvé beaucoup de maux. Il arrive que des médecins, alors qu’ils pourraient guérir rapidement quelqu’un, soupçonnent que le venin subsiste secrètement dans le corps et s’arrangent pour ne pas le guérir : ils agissent ainsi parce qu’ils veulent le guérir plus sûrement et ils pensent qu’il vaut mieux maintenir plus longtemps leur patient dans les inflammations et les souffrances pour qu’il puisse récupérer la santé d’une manière plus solide, que de lui redonner trop rapidement des forces apparentes, l’exposant ainsi à des rechutes postérieures et à une amélioration trop hâtive qui serait passagère. Dieu agit de même, lui qui connaît les secrets des coeurs et qui prévoit le futur : il permet peut-être par sa patience et aussi par les événements extérieurs de faire sortir le mal caché pour purifier celui qui a en lui, à cause de sa négligence, les semences du péché ; en maintenant le pécheur plus longtemps dans ses maux, il fait venir ainsi ces semences à la surface, ce dernier les vomit et, ayant été purifié de sa malice, il peut parvenir ensuite à la régénération. Traité des Principes: Livre III: Sixième traité (III, 1): Philocalie 21:
Voyons maintenant ce texte d’Ézéchiel : J’enlèverai leurs coeurs de pierre et je leur mettrai des coeurs de chair, afin qu’ils marchent dans mes commandements et qu’ils gardent mes prescriptions. Si c’est Dieu, quand il le veut, qui enlève les coeurs de pierre et qui met les coeurs de chair, pour nous permettre de garder ses prescriptions et d’observer ses préceptes, il n’est pas en notre pouvoir de déposer la malice. En effet dire que les coeurs de pierre sont enlevés ne signifie pas autre chose que L’ablation de la malice qui endurcit quelqu’un quand Dieu veut la lui ôter. Et dire qu’un coeur de chair est mis, pour qu’on marche dans les prescriptions de Dieu et qu’on garde ses préceptes, qu’est-ce que cela signifie d’autre que de devenir docile et non résistant envers la vérité et de pratiquer les vertus ? Si c’est Dieu qui promet de le faire, si avant qu’il enlève les coeurs de pierre nous ne pouvons les déposer, il n’est évidemment pas en notre pouvoir de déposer la malice ; et si ce n’est pas nous qui agissons pour mettre en nous un coeur de chair, mais si c’est l’oeuvre de Dieu, il ne dépend pas de nous de vivre vertueusement, mais ce sera entièrement une grâce de Dieu. Traité des Principes: Livre III: Sixième traité (III, 1): Philocalie 21:
Certains péchés donc ne viennent pas des puissances contraires, mais ont pour origine les mouvements naturels du corps. L’apôtre Paul l’assure très clairement quand il dit : La chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair ; ces deux réalités s’opposent l’une à l’autre, de telle sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez. Si en effet la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair, il y a pour nous parfois une lutte contre la chair et le sang, c’est-à-dire tant que nous sommes hommes et marchons selon la chair et tant que nous ne pouvons éprouver des tentations plus fortes que les tentations humaines, puisqu’il est dit de nous : que la tentation ne vous atteigne pas, si ce n’est une tentation humaine ! Car Dieu est fidèle, lui qui ne permettra pas que vous soyez tentés plus que vous ne pouvez le supporter. Ceux qui président aux luttes ne laissent pas ceux qui viennent au combat se mettre à lutter les uns contre les autres de n’importe quelle manière, ou par suite du hasard, mais après un examen attentif des corps et des âges, les ayant comparés de la façon la plus équitable, ils associent celui-ci avec celui-là, cet homme avec cet autre, mettant par exemple des enfants avec des enfants, des hommes avec des hommes, de manière qu’ils se correspondent par la similitude de leur âge et de leur force. Il faut penser de même de la providence divine : tous ceux qui descendent dans les luttes de la vie humaine, elle les gouverne dans sa très juste administration selon la mesure de la vertu de chacun, que connaît seul celui qui voit seul les coeurs des hommes. Ainsi l’un combat contre telle chair, l’autre contre telle autre, celui-ci pendant un tel espace de temps, celui-là pendant tel autre, cet homme sera soumis à telle excitation charnelle qui le pousse dans tel ou tel sens, celui-là à telle autre ; parmi les puissances ennemies l’un aura à résister à celle-ci ou à celle-là, l’autre à deux ou trois à la fois et tantôt contre l’une, tantôt de nouveau contre l’autre, à un certain temps contre celle-ci et à un certain temps contre celle-là, après tels actes il luttera contre les unes, après tels autres contre les autres. Vois si l’Apôtre n’indique pas quelque chose de semblable lorsqu’il dit : Dieu est fidèle, au point de ne pas permettre que vous soyez tentés plus que vous ne pouvez le supporter, c’est-à-dire que chacun est tenté selon son degré ou ses possibilités de vertu. Traité des Principes: Livre III: Septième traité (III, 2-4): Première section
Les pensées qui viennent de notre coeur – la mémoire des actes passés ou la réflexion sur quelque chose ou cause que ce soit -, nous constatons que tantôt elles viennent de nous-mêmes, tantôt elles sont soulevées par les puissances adverses, parfois aussi elles sont mises en nous par Dieu et les saints anges. Mais tout cela paraîtra peut-être fabuleux, si ce n’est pas prouvé par des témoignages venant de la divine Écriture. Les pensées qui naissent de nous-mêmes, David les atteste quand il dit dans les Psaumes: La pensée de l’homme te louera et le reste de ses pensées célébrera pour toi un jour de fête. Celles qui viennent habituellement des puissances contraires, Salomon dans l’Ecclésiaste en témoigne ainsi : Si l’esprit de celui qui a le pouvoir monte sur toi, ne quitte pas ta place, parce que la guérison arrêtera des péchés nombreux. Et l’apôtre Paul lui aussi en donne témoignage en ces termes : Détruisant les pensées et tout orgueil qui se dresse contre la connaissance du Christ. Que cela vienne aussi de Dieu, David l’atteste pareillement dans les Psaumes : Bienheureux l’homme que tu t’attaches, Seigneur, il a des élévations dans son coeur. Et l’Apôtre dit que Dieu a mis dans le coeur de Tite. Que certaines pensées peuvent être suggérées aux coeurs des hommes par des anges, bons ou mauvais, cela est indiqué par l’ange qui accompagne Tobie et par ces paroles du prophète : Et l’ange qui parlait en moi répondit. Le livre du Pasteur affirme de même que deux anges accompagnent chaque homme : lorsque de bonnes pensées montent dans notre coeur, elles sont suggérées selon lui par le bon ange, et si ce sont des pensées contraires, elles sont soulevées par l’ange mauvais. Barnabé enseigne la même doctrine dans son épître lorsqu’il parle de deux voies, celle de la lumière et celle des ténèbres, auxquelles certains anges sont préposés : à la voie de la lumière des anges de Dieu, à la voie des ténèbres des anges de Satan. Mais il ne faut pas penser que ce qu’ils suggèrent à nos coeurs, qu’il s’agisse des bonnes ou des mauvaises pensées, produise autre chose qu’un mouvement ou un stimulant qui nous pousse au bien ou au mal. Nous avons la possibilité, lorsqu’une puissance maligne s’est mise à nous provoquer au mal, de rejeter loin de nous ces suggestions mauvaises, de résister à leurs persuasions perverses et de ne faire absolument rien de coupable ; et en revanche aussi celle de ne pas suivre la puissance divine qui nous invite à agir mieux, car le pouvoir du libre arbitre reste sauf dans l’un et l’autre cas. Traité des Principes: Livre III: Septième traité (III, 2-4): Première section
Voyons maintenant la réponse que font d’ordinaire à cela ceux qui soutiennent qu’il y a en nous une seule sorte de mouvement intérieur et une seule vie pour une seule et même âme, à laquelle il faut attribuer proprement, par suite de ces actes, salut ou perdition. Examinons d’abord de quelle sorte sont les passions dont souffre notre intelligence, lorsque nous nous sentons nous-mêmes comme déchirés intérieurement en partis opposés sur chaque point, lorsque nos pensées d’une certaine manière luttent ensemble dans nos coeurs, nous suggérant comme des apparences de vérité qui nous inclinent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, qui nous entraînent tantôt à nous accuser, tantôt à nous approuver. Il n’y a rien d’étrange à dire que les caractères pervers ont un jugement variable, en contradiction et en opposition avec lui-même, puisque cela se produit chez tous les hommes quand il s’agit de délibérer sur une chose douteuse et qu’on examine et recherche ce qui est le plus droit et le plus utile à choisir. Rien d’étonnant par conséquent que deux apparences de vérité se présentent l’une contre l’autre, suggèrent des décisions contraires et déchirent l’intelligence en divers partis. Par exemple, quand une pensée nous pousse à la foi et à la crainte de Dieu, on ne peut dire que la chair combatte contre l’esprit ; mais tant qu’on reste indécis sur ce qui est vrai et utile, l’intelligence est tirée de divers côtés. Ainsi, lorsqu’on pense que la chair pousse au plaisir tandis qu’un projet meilleur résiste à cette sorte d’incitation, il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’une vie qui résiste à une autre, mais que cela vient de la nature du corps qui brûle d’éliminer et de vider les organes remplis d’humeur séminale. Pareillement il ne faut pas imaginer quelque puissance contraire ou quelque autre âme vivante qui excite en nous la soif et nous pousse à boire, ou qui nous donne faim et nous invite à manger. De même que ces appétits ou évacuations proviennent des mouvements naturels du corps, de même l’humeur contenant naturellement la semence, quand elle s’est rassemblée depuis un certain temps en son lieu, brûle d’être expulsée et rejetée, et ce n’est pas tellement l’action d’un stimulant extérieur qui le produit, puisque parfois cela s’accomplit spontanément. Traité des Principes: Livre III: Septième traité (III, 2-4): Troisième section