Climacus: yeux

33. Mais ne craignons et ne condamnons pas les personnes qui se sont données à Dieu par quelques accidents fâcheux qui les y ont comme forcées; car j’en ai vu qui, tandis qu’elles faisaient tous leurs efforts pour ne pas rencontrer Jésus Christ leur Roi suprême, l’ont trouvé contre leur volonté, se sont enrôlées, comme malgré elles, sous ses adorables étendards, sont enfin entrées dans son palais et se sont assises à sa table. J’ai encore vu la semence de la grâce, tombée, pour ainsi dire, sans dessein et par hasard, dans les coeurs, y produire une moisson abondante d’excellentes vertus. Ce fut ainsi qu’une personne, que j’ai connue, n’étant allée dans une école de médecine spirituelle que pour une affaire bien étrangère à sa conscience, tomba heureusement entre les mains d’un médecin qui sut si bien la prendre, qui lui parla avec une bienveillance si affectueuse, qu’elle se convertit et ouvrit enfin les yeux à la lumière. Il arrive donc, dans plusieurs, qu’une conversion qui semblait n’être arrivée que par hasard, devient plus solide et plus constante qu’une autre qui était arrivée de propos délibéré. PREMIER DEGRÉ

35. Ce serait en vain que je voudrais cacher combien j’ai l’esprit peu subtil et pénétrant, et combien mes connaissances sont bornées et mon ignorance profonde. Comme le palais de la bouche juge du genre et de la nature des mets, que les oreilles délicates des auditeurs jugent de la beauté des pensées de l’orateur, et que l’éclat du soleil fait connaître la faiblesse des yeux, de même mes paroles font bien voir mon peu de capacité; mais souvent l’amour nous porte à entreprendre des choses réellement au dessus de nos forces. Je pense donc, sans oser l’assurer, qu’après avoir parlé, ou plutôt en parlant de la fuite du monde, il convient de dire quelque chose des songes, afin que nous sachions que les démons s’en servent comme d’un piège pour perdre les âmes. TROISIÈME DEGRÉ

16. Une sainte amitié les tenait étroitement unis, leur charité les uns pour les autres les liait tous par des chaînes indissolubles; et ce qui me ravissait, c’est que leur affection était exempte de toute familiarité et de toute légèreté, soit dans leurs rapports les uns avec les autres, soit dans leurs conversations. Ils avaient surtout le plus grand soin de ne blesser en rien la conscience de leurs frères. Si quelquefois il arrivait qu’un frère laissât paraître quelque aversion pour un autre frère, l’abbé en purgeait de suite le monastère, et l’envoyait en exil dans une autre maison, comme un misérable. Or voici ce qui arriva sous mes yeux : QUATRIÈME DEGRÉ

j’étais; de jouir de la présence et de la conversation des frères; d’être admis à la participation des saints mystères, et même d’être regardé par quelque personne que ce fût. C’est pourquoi, tenant mes yeux et plus encore mon esprit et mon coeur abaissés vers la terre, je conjurais ceux qui entraient ou qui sortaient, de prier Dieu pour moi.” QUATRIÈME DEGRÉ

40. Or parmi ces hommes d’une éternelle mémoire, il y en avait un qui m’aimait beaucoup en Dieu, et qui me parlait avec une grande liberté. Il me dit donc un jour, avec une affection toute particulière : “Si vous, mon père, qui êtes si sage, éprouvez la force de celui qui, dans le ravissement de son coeur, s’écriait : Je peux tout en celui qui me fortifie (Phil 4.13); si l’Esprit saint est descendu en vous comme une rosée de grâces et de pureté, ainsi qu’il descendit autrefois dans la très sainte Vierge, et si la force du Très-Haut vous environne par la patience, ceignez vos reins, à l’exemple de l’Homme-Dieu, d’un linge blanc, qui est l’obéissance, et comme Lui, levez-vous de table, c’est-à-dire sortez de la solitude; afin de laver les pieds de vos frères dans l’eau pure de la componction et de la pénitence, ou plutôt jetez-vous à leurs pieds dans les sentiments de l’humilité la plus profonde; mettez à la porte de votre coeur des gardes qui ne s’endorment jamais, et qui ne soient jamais de connivence avec vos ennemis; arrêtez l’instabilité et la légèreté de votre esprit, en le fixant invariablement, malgré les distractions et la dissipation que lui causent sans cesse et l’agitation des affaires et les importunités des sens; conservez un repos parfait au milieu des mouvements et des soins dont la vie est continuellement agitée. Ici-bas; et, ce qui est encore plus rare, plus difficile et plus admirable, demeurez ferme et immobile dans le sein des troubles et des tempêtes qui se succèdent sans cesse. Liez votre langue par les chaînes d’un silence parfait, et empêchez-la de tomber dans des disputes hardies et dans des contradictions audacieuses; combattez soixante et dix sept fois le jour contre cette souveraine impérieuse et tyrannique; portez la croix de Jésus Christ dans votre coeur, et comme on enchâsse une enclume dans du bois, enchâssez de même votre esprit dans elle, de sorte qu’il soit capable de résister à tous les coups, à toutes les tentations, à tous les affronts, à toutes les calomnies, à toutes les railleries et à toutes les injustices qui pourront vous arriver, de manière à n’en être jamais ni blessé, ni offensé, ni agité, ni affligé, ni découragé, ni abattu, mais à persévérer immuablement dans la paix et dans le calme. Dépouillez-vous de votre volonté, comme d’un vêtement d’ignominie, et entrez ainsi tout nu dans la carrière céleste; et ce qui est certainement bien rare et bien difficile, soyez d’une confiance entière et inébranlable dans celui qui doit et veut vous couronner après la victoire, et qu’elle soit telle qu’elle ne puisse être pénétrée ni par les flèches du doute ni par les traits de la défiance. Mortifiez exactement vos sens par les austérités de la tempérance, et prenez bien garde que vous n’ayez à souffrir cruellement de leur fureur audacieuse et insolente. Servez-vous avantageusement de la méditation de la mort pour combattre et vaincre la curiosité de vos yeux, qui ne demandent sans cesse qu’à contempler la beauté des créatures sensibles. Faites en sorte de retenir l’indiscrétion et l’injustice de votre esprit, qui, tandis que vous vous livrez vous-même à la négligence la plus condamnable, vous porte à juger mal des actions et de la conduite de vos frères; et tâchez de le porter à exercer envers eux tous les devoirs d’une charité sincère. QUATRIÈME DEGRÉ

67. Celui qui, tantôt obéit, et tantôt désobéit à son supérieur, n’est que trop semblable à un homme qui met sur ses yeux malades, tantôt un excellent collyre, tantôt de la chaux vive. L’Écriture ne dit-elle pas : “Si l’un édifie, et que l’autre détruise, qu’en pourront-ils recueillir tous deux, sinon du travail et de la peine?” (Sir 34,23). QUATRIÈME DEGRÉ

69. Lorsque vous vous présentez pour faire la confession de vos péchés, prenez le maintien, la posture et les manières d’un criminel; que votre visage annonce la modestie et l’humilité, remplissez votre esprit de la pensée de vos péchés; que vos yeux ne regardent que la terre; arrosez, si vous le pouvez, les pieds de votre père spirituel de larmes amères et abondantes, ainsi que vous le feriez, si c’était Jésus Christ même. QUATRIÈME DEGRÉ

85. Les moines qui vivent dans la solitude, sous la direction d’un père spirituel, n’ont pour ennemis que les démons, qui s’opposent communément au salut des hommes; tandis que ceux qui passent leur vie dans un monastère ont à combattre, non seulement contre les démons, mais souvent encore contre les hommes. Les premiers, étant constamment sous les yeux de leur père, ont bien soin de ne pas transgresser ses ordres; les derniers, étant rarement en présence de leur supérieur, sont plus exposés à vivre dans la négligence. Néanmoins si, parmi ces derniers, il s’en trouve qui soient remplis de ferveur et de patience, ils peuvent avantageusement remplacer cette privation par la douceur, la résignation et l’humilité avec lesquelles ils endureront tout ce qui peut les mortifier et les fatiguer de la part de leurs frères, et mériter une double couronne de gloire. QUATRIÈME DEGRÉ

120. Je me rendrais également coupable de malice et de cruauté, si je passais sous silence des choses qu’il n’est pas permis de taire. Or c’est Jean Sabaïte, qui ne m’est pas peu cher, lequel m’a raconté ces choses merveilleuses; et vous savez par votre propre expérience, mon respectable père, combien ce grand homme est exempt de passions et d’exaltation; vous savez aussi combien il abhorre la vaine gloire dans ses paroles. Voici donc ce qu’il m’a dit : “Il y avait dans un monastère de l’Asie où je demeurais alors, un vieillard très négligent et d’une conduite très mauvaise; je vous le dis, non pour juger des intentions secrètes de cet homme, mais pour l’honneur de la vérité. Or il arriva, je ne sais comment, que ce vieillard eut pour disciple Acace, jeune homme d’une admirable simplicité et d’une prudence étonnante. Ce jeune moine souffrit de la part de son maître tant et de si mauvais traitements, que bien des personnes refuseront de les croire; car il ne se contentait pas de le couvrir et de l’accabler d’injures, d’outrages et d’humiliations, mais il le déchirait et lui sillonnait le corps de blessures et de plaies par les coups redoublés qu’il déchargeait sur lui tous les jours. Acace souffrait toutes ces indignités et ces cruautés avec une patience et une sagesse vraiment étonnantes. Or comme chaque jour je voyais que ce saint jeune homme était plus cruellement traité qu’un vil esclave, je lui adressais quelques paroles de consolation, lorsque je le rencontrais : EH bien, mon cher Acace, lui disais-je, comment vous trouvez-vous aujourd’hui ? Qu’y a-t-il de nouveau pour vous ? Et pour toute réponse, ce bon moine me montrait des yeux tout ternes et sans vivacité, un cou tout meurtri et une tête remplie de plaies et de contusions; et comme je savais combien sa patience était grande et généreuse, je me contentais de lui dire pour l’encourager : Courage, mon cher frère, tout va bien; oui, tout va bien : souffrez toujours avec douceur et résignation, et vous recueillerez bientôt les fruits abondants de la patience. Or après avoir ainsi passé neuf ans sous la férule de cet impitoyable vieillard, son âme sainte s’envola vers le ciel. Cinq jours après la mort d’Acace, son maître alla voir un ancien solitaire, homme très recommandable par ses vertus, et, après l’avoir salué, lui raconta la mort de son saint et fervent disciple. Mais ce bon vieillard lui répondit qu’en vérité il ne pouvait le croire. Alors le maître d’Acace ajouta : “Venez donc avec moi, et vous verrez si je vous trompe. Le solitaire se leva, et vint avec ce père sur la tombe de ce grand et vaillant athlète de Jésus Christ. Quand il y fut arrivé, comme si Acace eût été encore en vie, et en effet il n’était pas mort, puisqu’il n’était que dans le sommeil des justes, il lui adressa ces paroles : Frère Acace, est-ce bien vrai que vous êtes mort ? Alors ce noble enfant de l’obéissance donna, même après sa mort, un illustre exemple de soumission; car il obéit à celui qui l’interrogeait, et lui répondit : Comment pourrait-il arriver, mon Père, qu’un disciple sincère de l’obéissance puisse mourir ? Ces mots frappèrent le maître de ce jeune moine d’une terreur si forte, que, fondant en larmes, il tomba le visage contre terre, et s’empressa de demander au supérieur de la Laure de lui permettre de fixer sa demeure auprès du tombeau de son disciple. Il obtint cette permission, et passa dans ce lieu le reste de sa vie, en pratiquant une modestie, une patience et une soumission parfaites. Il ne cessait pas de répéter aux pères de cette communauté : Hélas, mes pères, j’ai commis un homicide. QUATRIÈME DEGRÉ

7. J’en vis d’autres qui, les yeux humblement fixés vers le ciel, imploraient la Clémence et la Bonté de Dieu avec des paroles et d’un ton de voix qui pénétraient l’âme de pitié et de compassion. CINQUIÈME DEGRÉ

14. Mes chers amis, c’est dans ce lieu, oui, c’est dans ce lieu de pénitence qu’on voyait ponctuellement l’accomplissement de ce que David disait de lui-même (cf. Ps 37,6-7), c’est là qu’on avait sous les yeux le spectacle attendrissant, des personnes qui étaient plongées dans la plus désolante affliction, et courbées jusqu’à la fin de leur vie sous le poids immense de leur douleur; qui tous, les jours portaient l’amertume de leur tristesse peinte sur leur visage et exprimée dans leurs mouvements et dans leurs démarches; et qui, par l’horrible puanteur qui s’exhalait de leurs plaies, annonçaient que leur corps, dont ils ne prenaient aucun soin et auquel ils ne pensaient même pas, était couvert d’un ulcère général. C’est là qu’on voyait des hommes qui avaient oublié de manger leur pain, qui mêlaient leurs larmes avec l’eau qu’ils buvaient, qui se nourrissaient de cendres au lieu de pain; dont les os, devenus secs, n’étaient plus entourés que d’une peau ridée et qui y était collée; et dont le coeur avait séché comme l’herbe frappée par les ardeurs du soleil (cf. Ps 101,4-12). On ne leur entendait prononcer que ces mots : “Malheur à nous, misérables ! malheur à nous !”; et ces autres : “C’est avec justice, oui, c’est avec justice que nous sommes dans cet état déchirant”; et enfin ces autres : “Pardonne-nous, Seigneur; nous t’en en conjurons, pardonne-nous.” Plus loin, vous en entendiez d’autres qui faisaient retentir l’air de ces paroles seulement : Pitié, Seigneur, pitié !”, et d’autres enfin qui, d’une voix plus lamentable, ne cessaient de répéter : “Ah ! Seigneur, si nous pouvons encore espérer, daigne nous pardonner ! oui, Seigneur, pardonne-nous !” CINQUIÈME DEGRÉ

20. Telle était la conduite, tels étaient les sentiments, et telles étaient les paroles de ces saints pénitents qu’on envoyait à la Prison. Par la continuité d’être à genoux, ils avaient recouvert cette partie de leur corps d’épaisses callosités; leurs yeux, à force de répandre des larmes s’étaient desséchés, n’avaient plus de cils, et s’étaient enfoncés dans leur orbite; leurs joues étaient couvertes de plaies, et comme brûlées par leurs larmes embrasées; leurs visages étaient pâles, et si maigres, qu’ils ressemblaient parfaitement aux visages des personnes mortes; leurs poitrines étaient toutes meurtries par les coups répétés qu’ils se donnaient, et ces coups leur occasionnaient de douloureux crachements de sang. Trouvait-on dans ce monastère des lits préparés ? Y voyait-on des habits propres et capables de protéger du froid ? Tout y était déchiré, négligé, sale et rempli de vermine. Enfin disons que les tourments de ceux qui sont possédés du démon, que la douleur cruelle de ceux qui pleurent la mort de leurs proches, que les déchirements de coeur de ceux que l’on condamne à l’exil, que les supplices mêmes des parricides ne sont qu’une faible image des douleurs, de l’affliction et des souffrances de ces saints pénitents; les peines que ces sortes de gens endurent par nécessité,ne sont rien en comparaison de celles que ces généreux pénitents souffrent volontairement; et n’allez pas vous imaginer, mes frères, que je vous raconte ici des choses fabuleuses et mensongères; c’est la vérité tout entière. CINQUIÈME DEGRÉ

23. Mais quel horrible et effrayant spectacle on avait sous les yeux, lorsque quelqu’un de ces saints pénitents touchait à sa dernière heure ! Alors tous ses fervents compagnons venaient entourer son lit de mort; et ces hommes, dévorés par une soif brûlante, en proie à la plus cruelle affliction, enflammés par l’ardeur et la vivacité de leurs désirs et de leurs voeux, lui exprimaient, par une contenance qui inspirait la compassion, par leurs paroles lamentables, par leurs mouvements de tête, les sentiments de la plus tendre et de la plus grande commisération. “Qu’y a-t-il, ô notre cher frère, ô notre tendre compagnon, lui disaient-ils avec une tendresse qui allait au coeur, qu’y a-t-il de nouveau pour vous ? Comment vous trouvez-vous en ce moment ? Qu’auriez-vous à nous dire ? Quelles sont vos espérances ? Quelles sont vos affections et vos pensées ? Avez-vous lieu de croire que vous ayez obtenu ce que vous avez cherché avec tant de peine et d’ardeur, ou bien auriez-vous travaillé sans succès ? Êtes-vous enfin parvenu au port du salut, ou bien auriez-vous encore à craindre un triste naufrage ? Êtes-vous directement arrivé au but de votre voyage, ou bien vous seriez-vous égaré ? Concevez-vous une espérance certaine d’avoir reçu le pardon de vos péchés, ou n’auriez-vous encore qu’une assurance fort incertaine de votre salut ? Vous trouvez-vous dans une parfaite liberté d’esprit et de coeur ou seriez-vous encore dans le trouble et les angoisses ? Votre âme a-t-elle été éclairée des lumières consolantes du ciel ou serait-elle encore dans les ténèbres et dans la nuit de la confusion ? Auriez-vous enfin entendu intérieurement ces paroles : Tu es guéri (Jn 14); tes péchés te sont remis (Mt 8); ta foi t’a sauvé (Mc 5)” ? ou bien ces sentences terribles : Que les pécheurs soient précipités dans les enfers (Ps 9); liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures (Mt 22); qu’on enlève l’impie, car il ne verra pas la Gloire du Seigneur dans son temple (Is 22) ? Quelles réponses, ô notre cher frère, pouvez-vous faire à toutes nos questions ? Parlez-nous sans détour et franchement, afin que nous puissions un peu connaître le sort qui nous attend nous-mêmes, car pour vous, le temps de la vie va finir, et quand une fois on est entré dans l’éternité, il n’y a plus de temps. Alors quelques-uns répondaient par ces paroles. Que Dieu soit béni à jamais; car il n’a pas rejeté ma prière ni retiré sa Miséricorde de dessus moi (Ps 45). D’autres répondaient : Béni soit le Seigneur, qui ne nous a pas laissés en proie à la fureur ni à la voracité des dents cruelles de nos ennemis. (Ps 123) D’autres, pressés par la douleur de leur coeur, se contentaient de dire : Notre âme pourrait-elle bien passer ce torrent impétueux, dans lequel les puissances de l’enfer cherchent à la perdre ? (Ps 123). Or ceux-ci parlaient de la sorte, parce qu’ils n’étaient point assez assurés de leur salut, et qu’ils craignaient le compte terrible qu’ils étaient sur le point de rendre à Dieu. D’autres, enfin, faisaient une réponse bien plus affligeante : “Malheur à nous, s’écriaient-ils; malheur à l’âme qui n’a pas gardé les voeux de sa profession ! Voici l’heure unique à laquelle elle puisse savoir ce qu’elle a mérité pour l’éternité.” CINQUIÈME DEGRÉ

17. Une âme, qui cherche tous les moyens d’assurer son salut, s’occupe sans cesse de plusieurs pensées très salutaires : elle pense à l’amour que Dieu lui porte, à la mort, à la présence de Dieu, au royaume céleste, à la ferveur des martyrs; mais c’est surtout la pensée dé Dieu réellement présent partout, qui l’absorbe entièrement. C’est pour cela qu’elle médite sans cesse ces paroles : “Je regardais continuellement le Seigneur, et je l’avais toujours présent devant mes yeux.” (Ps 15,8). Elle ne perd pas de vue le souvenir des anges et des puissances célestes, ni sa dernière heure en ce monde, ni le moment terrible où elle comparaîtra an tribunal du souverain Juge, ni les supplices éternels, ni enfin la sentence qui y condamnera les pécheurs. Telles sont les grandes vérités dont s’occupent les âmes qui veulent servir Dieu. Nous avons d’abord présenté celles qui doivent nous paraître les plus respectables, et nous avons ensuite rappelé celles qui sont les plus capables de nous inspirer l’horreur du péché et de nous empêcher d’y tomber. SIXIÈME DEGRÉ

28. Dans le cours naturel, il est des choses qui ont du mouvement par elles-mêmes; mais il en est d’autres qui ne le reçoivent que d’une cause étrangère. Or dans la pénitence de nos péchés, il y a des larmes qui coulent toutes seules de nos yeux; mais aussi il y en a que nous ne répandons qu’avec effort et violence. Quand donc sans mouvement et sans peine nous nous trouvons attendris, et que nous répandons avec abondance des larmes d’une douceur céleste, c’est à ce moment heureux que nous devons nous hâter de courir vers le Seigneur; car c’est une preuve que, sans L’en avoir prié, il est venu à nous pour nous faire présent de l’éponge mystérieuse de la tristesse qui lui est agréable, pour créer en nous une source d’eau rafraîchissante, et pour nous faire don de ces larmes heureuses qui effacent nos péchés sur le livre de son éternelle Justice. Conservons-le précieusement avec le plus grand soin, et gardons-le jusqu’à ce qu’Il juge à propos de nous le retirer Lui-même; car cette douleur, que sa grâce produit en nous, a bien plus de vertu pour nous purifier de nos fautes que celle que nous exciterions nous-mêmes dans nos coeurs par beaucoup d’efforts et de violence. SEPTIÈME DEGRÉ

53. En observant attentivement les divers artifices du démon, nous verrons que très souvent il nous fait tomber dans une illusion bien funeste et bien propre à nous faire de la peine, et qu’il nous joue d’une manière bien fâcheuse. En effet est-il rare que, lorsque nous nous rassasions bien, et que nous contentons notre sensualité, il nous attendrisse lui-même, et nous fasse répandre des larmes en abondance; et que, lorsque nous avons fidèlement observé le jeûne et les règles de la tempérance, il nous endurcisse et fasse tarir la source de nos pleurs ? Or qui pourrait ne pas voir que, par les fausses larmes qu’il arrache à nos yeux, il veut que nous nous abandonnions à l’intempérance et à la sensualité, deux sources fécondes de vices ? Mais, au lieu de nous laisser prendre à ses pièges, ayons soin de faire le contraire de ce qu’il nous suggère. SEPTIÈME DEGRÉ

34. Trois moines, un jour, sous mes yeux, reçurent le même outrage. L’un, en le recevant se sentit piqué, mais il le souffrit en silence, et étouffa la peine qu’il en éprouvait; l’autre s’en réjouit en lui-même, cependant il en était affligé intérieurement par charité et par bienveillance pour celui qui l’avait maltraité; enfin le troisième s’oublia lui-même entièrement pour ne s’occuper que de son frère, dont il pleurait la faute à chaudes larmes, tant la charité dévorait son coeur. Ainsi l’on voyait dans ces trois moines trois excellentes vertus : la crainte de Dieu, l’espérance, et l’amour. HUITIÈME DEGRÉ

7. Au reste ne peut-il pas arriver ce que j’ai vu de mes propres yeux ? En effet une personne eut le malheur de faire publiquement une faute, mais elle en fit secrètement une pénitence sévère; or, voyez-vous, tandis que par un mauvais esprit, je croyais cette personne criminelle et coupable, et que je la condamnais, Dieu ne voyait en elle qu’un coeur pur et chaste, puisque par une conversion sincère elle s’était réconciliée avec le Seigneur. DIXIÈME DEGRÉ

21. Il ne faut pas même juger nos frères sur le rapport de nos propres yeux. En effet, quand même nous les verrions tomber dans le péché, gardons-nous bien de les condamner. Il n’est pas rare qu’on se fasse illusion et qu’on se trompe en ce point si délicat. DIXIÈME DEGRÉ

5. La gourmandise se joue de nos yeux; tandis qu’une partie des mets qui sont sur la table serait plus que suffisante pour nous rassasier, elle nous fait croire que nous pourrons tous les dévorer. QUATORZIÈME DEGRÉ

29. En prenant cette nourriture nécessaire, domptez la gourmandise par quelques peines et quelques souffrances; et si, à cause de certaines infirmités, vous ne pouvez pas vous livrer à ces mortifications, ayez recours aux saintes veilles de la nuit. Si vous sentez vos yeux appesantis par le sommeil, qu’une occupation laborieuse vous empêche de vous endormir. Mais vous ne vous conduirez pas ainsi, si vous n’êtes pas fatigué par l’envie du sommeil : vous vous appliquerez à la prière. Il est impossible de servir Dieu et Mammon, de même nous devons dire aussi qu’il n’est guère possible de prier et de travailler d’une manière qui puisse nous être de quelque utilité. QUATORZIÈME DEGRÉ

48. Pauvres jeunes gens ! c’est surtout sur vous que vous devez avoir les yeux continuellement fixés ! Hélas ! j’ai remarqué un grand nombre de jeunes personnes qui, tandis qu’elles adressaient à Dieu des prières ferventes et sincères pour d’autres personnes qu’elles aimaient et qui leur étaient chères, se sont laissées surprendre et dominer par l’esprit immonde; elles croyaient cependant dans ces supplications ne remplir qu’un devoir de reconnaissance et de charité. QUINZIÈME DEGRÉ

58. On me raconta un jour un fait d’une rare pureté, et je doute qu’on puisse pratiquer cette vertu avec une plus grande perfection. Quelqu’un aperçut par hasard un corps d’une beauté extraordinaire. Or cette vue le porta de suite à glorifier par ses louanges la souveraine Beauté de Dieu dont cette qu’il avait sous les yeux, n’était qu’une image bien imparfaite, et lui inspira un sentiment d’amour de Dieu si vif et si ardent, qu’il monda d’un torrent de larmes le lieu où il était. Je vous demande, n’était-ce pas une chose admirable que ce qui aurait été pour plusieurs une funeste occasion de chute et de ruine spirituelles, devint pour ce saint homme un moyen surnaturel pour se procurer les récompenses célestes ? et, si l’on peut encore trouver des hommes semblables qui, dans de pareilles circonstances, éprouvent les mêmes sentiments, et soient aussi purs et aussi unis à Dieu par la charité, ne doit-on pas dire d’eux que, dans une chair corruptible, ils vivent déjà de la même manière que nous vivrons après la résurrection générale ? QUINZIÈME DEGRÉ

68. Le démon de l’impureté suggère mille pensées et prend toute sorte de formes pour tenter et faire tomber les hommes. Ainsi il ne cesse d’exciter, de porter et de pousser ceux qui ont eu le bonheur de conserver leur innocence sans tâche, à goûter seulement un peu ce que c’est que les plaisirs sensuels, à examiner et à éprouver s’ils leur conviendraient. Il leur dit intérieurement qu’ils ne s’y livreront pas longtemps et qu’ils y renonceront ensuite. Quant à ceux qu’il a gagnés, il ne cesse de leur remettre devant les yeux l’image attrayante de voluptés dont il ont déjà joui, afin de les engager à s’y abandonner de plus en plus. Or voici ce qui arrive ordinairement dans ces tentations différentes : ceux qui, par une funeste expérience, ne connaissent pas encore ces plaisirs criminels, ne succombent pas facilement et tout d’un coup; quelques-uns même parmi ceux qui ont eu le malheur de se laisser séduire et de savourer honteusement le plaisir que le démon leur promettait, s’en dégoûtent, font des difficultés et opposent une vigoureuse résistance; enfin ou voit le contraire dans plusieurs autres : ils contractent l’infâme habitude de ces voluptés charnelles, et ne peuvent plus s’en passer. QUINZIÈME DEGRÉ

81. Aussi conseillons-nous à ceux qui ne savent pas encore prier mentalement, de mortifier leurs corps pendant leurs prières vocales, soit en étendant les bras, soit en se frappant la poitrine, soit en élevant affectueusement et souvent leurs yeux vers le ciel, soit en poussant des soupirs et des gémissements, soit en se tenant à genou : toutes ces mortifications et ces moyens pieux leur procureront de grands avantages. Mais s’il arrive que par la présence de quelque personne, on ne puisse pas se servir de ces pratiques de piété, le démon profite de cette occasion pour nous attaquer, et il n’est pas rare qu’on ne tienne pas ferme contre la tentation; de sorte que par défaut de courage, ou faute de ferveur dans la prière, on chancelle et l’on succombe. QUINZIÈME DEGRÉ

Quant à vous, si vous vous trouviez exposé à une pareille épreuve, retirez-vous promptement, sortez de la foule, cachez-vous dans quelque lieu secret, portez jusqu’au ciel les voeux ardents de votre coeur; et, si vous le sentez froid et glacé, élevez les yeux de votre corps pour regarder du moins le ciel, étendez vos bras en forme de croix, afin que, par ce signe salutaire, vous puissiez confondre et terrasser ce nouvel Amalec; appelez à grands cris celui qui, seul, peut vous sauver; pour cela ne vous servez pas de paroles élégantes et étudiées, mais de mots qui respirent l’humilité du coeur et la confiance de votre âme; dites surtout : “Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible et languissant.” (Ps 6,3) Vous sentirez alors la présence du secours du Très-Haut, et, fortifié par ce secours céleste, vous repousserez victorieusement vos ennemis. Or je peux dire que tous ceux qui s’accoutumeront à combattre le démon de cette manière et avec ces armes, remporteront sur lui de promptes et glorieuses victoires. La seule prière du coeur serait capable de nous faire triompher. C’est ainsi que Dieu rend invincibles ceux qui combattent courageusement pour son amour; c’est ainsi qu’Il récompense leurs efforts, et couronne leur bonne volonté. QUINZIÈME DEGRÉ

83. Les démons cherchent à envelopper notre esprit dans des ténèbres épaisses, et puis, à porter notre coeur à chérir ce qu’ils aiment eux-mêmes. Ainsi, à moins qu’un religieux ne ferme les yeux de son âme à la lumière, le démon ne pourra lui ravir le précieux trésor de l’innocence. Mais c’est surtout de cette manière que le démon de l’impureté nous attaque et nous tente, il répand quelquefois tant de ténèbres dans l’esprit d’un pauvre moine, et par cette obscurité opère une telle confusion et un désordre si affreux dans sa raison, qu’il va jusqu’à lui faire commettre, en présence même de ses frères, des actions et des crimes dont un insensé seul serait capable. Mais qu’arrive-t-il ensuite ? Notre âme revient de sa funeste ivresse, la passion se calme, nous rentrons en nous-mêmes, et nous n’avons qu’à rougir de notre honteux aveuglement, et à gémir sur nos déplorables excès, sur les paroles que nous avons dites, sur les gestes que nous avons faits, sur les actions que nous avons commises, et sur l’état humiliant dans lequel nous nous sommes réduits en présence de tant de témoins. Cependant d’un mal il est plusieurs fois résulté un bien; car il est arrivé que cette honte des pécheurs, en considérant la conduite infâme qu’ils avaient tenue, les a convertis, et les a portés à se corriger de leur passion. QUINZIÈME DEGRÉ

20. Qu’il est grand aux yeux du Seigneur, celui qui , pour son amour, renonce généreusement à tout ce qu’il possède ! et qu’il est dans de saintes dispositions, celui qui se dépouille même de sa propre volonté ! L’un, pour prix de sa générosité, recevra le centuple, soit en ce monde par des biens temporels, soit dans l’autre par des dons et des grâces célestes; et l’autre possédera la vie éternelle. SEIZIÈME DEGRÉ

3. L’insensibilité n’est-ce pas à un philosophe insensé qui, en donnant des leçons aux autres, prononce sa propre condamnation; à un avocat qui parle contre sa propre cause; à un médecin aveugle qui, tout en faisant de longues et savantes dissertations sur les moyens de guérir un malade, ne cesse d’agrandir et d’envenimer ses plaies et d’augmenter son mal ? En effet on l’entend parler avec zèle et science de la maladie de son âme, et on ne le voit jamais s’abstenir des choses qui l’entretiennent; il demande à Dieu de l’en délivrer, et, par ses mauvaises habitudes dans lesquelles il ne cesse de tomber, il s’enfonce et s’engage plus avant dans l’abîme; s’indigne contre lui-même : EH ! le malheureux ! ne rougit plus des reproches amers qu’il se fait; il sait encore qu’il fait mal, il le dit même, et il ne prend pas les moyens de se corriger; il parle de la mort, et il vit comme s’il ne devait jamais mourir; il pousse de longs gémissements sur les suites terribles et inévitables de la mort, et il est tranquille, comme s’il n’avait rien à craindre et qu’il fût immortel ici bas; il traite des avantages précieux et des fruits salutaires de la mortification, et il n’hésite pas de se livrer sans scrupule aux excès et aux délices de la bonne chère; il lit souvent ce qui regarde le jugement dernier, et il est assez insensé pour n’en faire aucun cas, et même pour en plaisanter; il parcourt, en lisant, ce qui est écrit de la vaine gloire, et cette lecture même augmente ce vice dans son misérable coeur; il donne des louanges aux veilles, et lui-même se plonge dans les douceurs du sommeil; il relève avec éloquence la vertu et l’excellence de la prière, et cependant il l’a en horreur et ne se livre à ce saint exercice qu’avec une extrême répugnance et par force : elle fait son supplice et son tourment. Il loue et exalte l’obéissance, et il est le premier à désobéir; il prodigue les éloges les plus pompeux à ceux qui n’ont aucune affection pour les biens fragiles et périssables de ce monde, et il n’a pas honte de se fâcher et de se disputer pour un vil et méprisable chiffon; il se met en colère de s’être fâché, et il s’irrite et s’indigne de s’être mis en mauvaise humeur; et, quoiqu’il tombe et retombe sans cesse, l’insensé ! il ne s’aperçoit même pas de ses chutes. Il se repent de s’être livré aux excès de l’intempérance, et un moment après il ajoute de nouveaux excès aux premiers; il béatifie le silence, et afin de ne pas l’observer, il se livre à de longs discours sur les louanges qu’il mérite; il fait d’excellentes exhortations aux autres pour les porter à pratiquer la douceur, et lui-même s’indigne et s’irrite de sa propre indignation et de ses impatiences; un peu rendu à lui-même, on le voit gémir sur son état déplorable; et à peine s’est-il donné le moindre mouvement pour en sortir, qu’il retombe dans une léthargie plus profonde : il blâme et condamne sévèrement les ris et la joie, et lui-même en parlant de la pénitence, se met à rire d’une manière qui fait pitié et annonce la folie; il s’accuse devant les autres d’être coupable de vaine gloire, et dans cette accusation même, il cherche à contenter son orgueil et sa vanité; il ne cesse de recommander à ses frères de garder la modestie dans leurs regards, et de pratiquer la chasteté avec la plus scrupuleuse attention, et le misérable porte sans cesse, et dans de perverses intentions, les yeux sur des objets agréables et dangereux ! Le rencontre-t-on au milieu des gens du siècle ? il ne peut assez faire l’éloge de la vie religieuse et solitaire, et, dans sa stupide insensibilité, il ne comprend pas que ces louanges condamnent sa conduite; il accable d’honneur et de louanges ceux qui prennent soin des pauvres et qui répandent d’abondantes aumônes dans le sein de l’indigence et de la misère, et lui-même couvre les indigents et les pauvres d’injures, d’affronts et d’outrages. C’est ainsi que ce pauvre malheureux s’accuse et se condamne en tout et partout, sans penser à rentrer en lui-même ! à rougir de son triste et funeste état, à se repentir de sa conduite et à se convertir : mais, hélas ! le dirai-je ? la chose lui est-elle possible ? DIX-SEPTIÈME DEGRÉ

Cette méchante et tyrannique maîtresse m’a donc parlé ainsi : “Lorsque ceux qui ont fait alliance avec moi, ont des cadavres sous les yeux, ils ne laissent pas de rire; dans la prière ils sont durs comme des rochers, et leur esprit est enveloppé des ténèbres épaisses qui les empêchent absolument de rien voir. Quand ils se présentent à la table eucharistique, ils y sont sans aucun sentiment de piété, reçoivent et mangent le pain divin comme un pain commun et ordinaire. Si je vois des personnes touchées de componction, je me moque d’elles. J’ai appris de mon père l’art de faire périr toutes les bonnes oeuvres produites par le courage et les efforts d’un coeur généreux et bon. Je suis la mère de la légèreté et des ris, la nourrice du sommeil, l’amie des sociétés et de la compagnie, la compagne fidèle de la fausse piété; et en cette dernière qualité, je méprise les reproches qu’on me fait.” DIX-SEPTIÈME DEGRÉ

10. Par une Bonté toute particulière, Dieu a soin de nous cacher la vue de nos bonnes oeuvres; mais un flatteur qui nous trompe, nous ouvre les yeux pour nous les faire observer; et malheureusement elles disparaissent aussitôt que nous les avons vues. VINGT-UNIÈME DEGRÉ

39. Si nous avons remporté quelques avantages sur cette passion, c’est que nous avons châtié notre langue, et que nous commençons à nous plaire dans les humiliations; mais si nous avons banni de notre esprit toutes les pensées qui pourraient nous exposer aux traits empoisonnés de ce vice, notre victoire sera bien plus complète; enfin, si nous avons assez d’abnégation de nous-mêmes pour faire en présence de tout le monde, et sans éprouver le moindre sentiment de honte et de peine, les choses capables de nous humilier et de nous couvrir de confusion aux yeux des hommes, nous serons parvenus à triompher parfaitement de notre ennemi. Mais ce triomphe parfait est-il possible, vu les combats innombrables et difficiles que nous avons à livrer et à soutenir ? VINGT-UNIÈME DEGRÉ

15. Il est donc pour ceux qui sont sujets à l’orgueil, d’une extrême importance d’avoir un sage et prudent directeur, de choisir le genre de vie le plus commun et le plus méprisable, de lire assidûment et de méditer souvent les beaux exemples des saints, et d’avoir sans cesse sous les yeux les actions qu’ils ont faites, quand même elles sembleraient être au dessus des forces de la nature humaine; c’est du moins, en se servant de ces différents moyens, que les malheureux esclaves de l’orgueil pourront avoir quelque espérance de se voir délivrés de ce vice. VINGT-DEUXIÈME DEGRÉ

15. Un moine vertueux, ayant été tourmenté par ce démon pendant l’espace de vingt ans, n’avait cessé de mortifier son corps par des veilles longues et continuelles, et par des jeûnes très rigoureux ; mais voyant que toutes ses austérités étaient sans effet contre cette cruelle tentation, il l’écrivit sur un papier, ainsi que les troubles qu’elle lui causait, et le confia, à un saint religieux qu’il connaissait. Arrivé auprès de lui, il se prosterna le visage contre terre, sans oser lever les yeux. Dès que ce saint religieux eut lu ce qui était écrit, y il sourit tout doucement, et, relevant, son cher frère, il lui dit : “Mon fils mettez votre main sur mon cou”; ce que celui-ci s’empressa de faire. Puis-il ajouta : “Mon frère, je prends, sur moi votre péché, tant pour le temps passé, que pour le temps à venir; la seule chose que j’exige de vous, c’est de ne plus y penser et de ne plus vous en mettre en peine.” VINGT-TROISIÈME DEGRÉ

11. Un jour que les démons observaient d’une manière toute particulière, un des plus sages religieux, et qu’ils lui donnaient intérieurement de grandes louanges sur la bonté de son âme, il leur répondit avec une sagesse admirable : Si vous cessiez de me louer sur l’heureux état de mon âme, je pourrais me croire quelque chose de grand et de bon; mais en le faisant comme vous le faites, les éloges que vous me donnez, ne servent qu’à me faire connaître et sentir les souillures et la corruption de mon coeur; car je sais qu’il est immonde aux yeux du Seigneur, le coeur qui s’enfle et s’élève par des sentiments de vanité. Si donc vous désirez que je devienne un orgueilleux, taisez-vous et retirez-vous, ou si vous voulez que je sois rempli d’humilité, continuez de me donner des louanges. Frappés et consternés par cette apostrophe contradictoire, les démons prirent promptement la fuite et disparurent. VINGT-CINQUIÈME DEGRÉ

31. Mais pour venir à bout de nous connaître, ayons sans cesse les yeux fixés sur nous. Et si, lorsque nous serons parvenus à nous connaître, nous sommes bien convaincus que les autres sont meilleurs que nous, nous aurons quelque sujet de penser et de croire que nous ne sommes pas fort éloignés de la miséricordes. VINGT-CINQUIÈME DEGRÉ

56. Ce n’est pas sans raison que nos pères font consister la sainteté de la vie dans la pratique de l’humilité et de la tempérance, vertus qui, aux yeux des hommes, semblent être bien ordinaires et bien communes. En effet, la tempérance nous prive des plaisirs des sens, et l’humilité nous conserve dans cette privation et empêche aux voluptés charnelles de pousser en nous de nouveaux bourgeons. C’est pour la même fin que la pénitence a deux effets salutaires : elle efface en nous nos péchés, et nous fait acquérir l’humilité. VINGT-SIXIÈME DEGRÉ

95. Ainsi comme ce sont nos yeux qui éclairent tous les membres de notre corps, nous pouvons de même assurer que c’est la discrétion qui est la lumière de toutes les vertus que nous devons pratiquer. C’est pourquoi un cerf pressé par la soif ne cherche pas avec plus d’ardeur les eaux rafraîchissantes d’une fontaine, que les âmes vraiment religieuses ne cherchent à connaître et à comprendre quelle est la Volonté du Seigneur sur elles, et surtout à discerner, non seulement les choses qui lui seraient directement contraires ou directement conformes, mais encore celles qui lui seraient contraires sous un rapport et conformes sous un autre. Or nous aurions beaucoup à dire surtout cela; mais la matière n’est pas facile. En effet il nous faudrait examiner ce que nous avons à faire sans retard et avec promptitude, d’après ces paroles de l’Écriture : Ne différez pas d’un jour à un autre, ni d’un moment à un autre, (Si 5,7-8), et ce que nous ne devons faire qu’avec retenue, sagesse et réflexion, ainsi que nous en avertit Salomon : La guerre, nous dit-il, ne doit s’entreprendre qu’après qu’on a pris les précautions nécessaires et qu’on a tout disposé; (Pro 24,6) et saint Paul, en nous disant que tout doit être fait avec décence et selon l’ordre. (1 Cor 14,40). Mais il n’est pas donné à tous; non, il n’est pas donné à tous de discerner sur-le-champ et avec clarté les choses dont le discernement est très difficile; car David, qui était rempli de l’esprit de Dieu et qui, par son inspiration, nous a dit tant et de si belles choses, ne cessait dans ses ferventes prières de lui demander ce don précieux de discernement : Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre sainte Volonté, car vous êtes mon Dieu; et ailleurs : Conduisez-moi, ô mon Dieu, dans la voie de votre Vérité, et instruisez-moi, parce que vous êtes mon Dieu et mon Sauveur; (Ps 142,10) et encore: Faites-moi connaître la voie par laquelle je dois marcher, parce que j’ai élevé mon âme vers vous. (Ps 142,8). VINGT-SIXIÈME DEGRÉ

127. Le soleil de l’intelligence répand dans notre âme des lumières plus ou moins abondantes et plus ou moins vives, afin qu’elle distingue les objets spirituels, comme nos yeux distinguent les objets matériels. En effet, tantôt il nous éclaire par les larmes de la pénitence, qu’il fait répandre aux yeux de notre corps, tantôt par les gémissements intérieurs qu’il fait pousser à notre coeur; ici c’est par une sainte joie que la parole de Dieu excite dans notre âme, qu’il répand en nous sa lumière bienfaisante, là c’est par le repos et l’obéissance. Mais outre ces différentes manières il en est une autre toute particulière, secrète et inexplicable : c’est lorsqu’une âme, par un céleste ravissement, est mise en la présence du Christ. VINGT-SIXIÈME DEGRÉ

148. Dans les choses qui surpassent absolument nos forces Dieu se contente de la bonne volonté où nous sommes de les faire; mais il n’en est pas de même dans celles qui nous sont possibles; sa Bonté exige impérieusement que nous les fassions. Il est vraiment grand devant Dieu, celui qui fait tout le bien qu’il peut; mais il est encore plus grand à ses yeux, celui qui, dans les sentiments d’une humilité sincère, s’efforce de faire plus qu’il ne peut. VINGT-SIXIÈME DEGRÉ

173. Concluons que comme nos corps sont éclairés par nos yeux, de même notre âme est éclairée par les yeux subtils et pénétrants de la discrétion. VINGT-SIXIÈME DEGRÉ

42. Comme un homme qui combat contre un lion furieux, ne saurait détourner les yeux de cet ennemi dangereux, sans s’exposer à être dévoré; de même celui qui combat contre sa propre chair ne peut détourner ailleurs les yeux de son attention et de sa vigilance, sans se mettre dans un péril éminent de se perdre pour l’éternité. VINGT-SIXIÈME DEGRÉ

42. Une jeune épouse qui viole la foi jurée à son époux profane son corps et se déshonore; une âme qui viole la foi qu’elle avait donnée à Dieu, souille et flétrit sa conscience. La haine publique, la bonté, les châtiments, et par dessus tout, un déplorable divorce sont les maux que s’attire une épouse infidèle. L’infidélité sacrilège d’une âme est suivie de mille souillures, de l’oubli de la mort, d’une insatiable intempérance, de l’insolence et de l’impudeur des yeux, de l’amour de la vaine gloire, de l’envie continuelle de dormir, de l’endurcissement du coeur, de l’aveuglement de l’esprit, d’une horrible confusion dans les pensées, d’une volonté de plus en plus portée au péché, de l’esclavage des passions les plus viles, d’un tumulte et d’un désordre effrayants, de l’esprit d’opiniâtreté et de contradiction, d’une abominable affection pour les créatures, de l’infidélité dans la foi, d’une indigne défiance envers Dieu, d’une insupportable loquacité, d’une licence effroyable, d’une vaine confiance en soi-même, laquelle peut justement être regardée comme le plus grand de tous les maux, et, ce qui est le comble de la misère, de la sécheresse du coeur, qui le rend incapable du moindre mouvement de pénitence et de componction, et qui, lorsqu’on la néglige, se change en une stupide insensibilité, laquelle ouvre la porte à tous les vices et à tous les crimes. VINGT-SEPTIÈME DEGRÉ

52. Le plus petit objet dans les yeux fatigue et trouble la vue, et le moindre soin inquiétant trouble la paix et le repos de la solitude; car la vie érémitique consiste essentiellement à mettre de côté toutes les pensées et toutes les inquiétudes de la vie présente, même celles qui paraissent justes et permises, afin de ne s’occuper que de la grande affaire de l’éternité. VINGT-SEPTIÈME DEGRÉ

87. Quelques-uns de ceux qui ont embrassé la vie solitaire, ne cessent de méditer ces paroles du psalmiste : Je regardais continuellement le Seigneur, et je l’avais toujours devant les yeux (Ps 15,8). Mais, comme les pains faits avec le froment du ciel pour nourrir les âmes, ne sont pas tous faits de la même manière, d’autres trouvaient leur nourriture spirituelle dans la méditation de ce précepte de Jésus-Christ : Vous posséderez vos âmes dans la patience (Lc 21,19) d’autres, dans cet autre précepte : Veillez et priez sans cesse (Mt 26,41); d’autres : Disposez au dehors vos affaires, et préparez votre champ avec grand soin, afin que vous puissiez bâtir votre maison (Pro 24,27); d’autres avaient continuellement dans l’esprit ces paroles : Parce que j’ai été humble, le Seigneur a pris soin de moi et m’a délivré (Ps 114,6); quelques autres repassaient sans cesse dans leur mémoire cette belle sentence : Les souffrances de la vie présente n’ont aucune proportion avec la gloire future que nous en attendons (Rom 8,18); d’autres pensaient à cette sentence : Vous qui tombez dans l’oubli de Dieu, comprenez ces choses, et craignez qu’il ne vous enlève tout d’un coup, et que personne ne puisse vous délivrer de ses mains (Ps 49,22). Tous courent a dans la même carrière; mais il n’y en a qu’un seul qui remporte le prix. VINGT-SEPTIÈME DEGRÉ

3. Lorsque nous nous présentons devant notre Roi et notre Dieu, pour Lui adresser nos voeux et nos supplications, ayons soin de nous être préparés à cette importante action, et craignons que, nous voyant venir de loin sans les armes spirituelles et sans les autres ornements qu’Il exige de nous, Il ne commande aux exécuteurs de sa justice de nous chasser honteusement de sa Présence, de nous charger de chaînes et de nous conduire en exil, après avoir déchiré sous nos yeux et jeté au visage nos requêtes et nos prières. VINGT-HUITIÈME DEGRÉ