ciel (Eckhart)

Nous lisons dans le saint évangile que Notre Seigneur entra dans le temple et jeta dehors ceux qui là achetaient et vendaient, et dit aux autres qui là avaient tourterelles et choses semblables à vendre : « Enlevez-moi ça, débarrassez-moi ça ! » Pourquoi Jésus jeta-t-il dehors ceux qui là achetaient et vendaient, et commanda-t-il à ceux qui là avaient des tourterelles de les enlever ? Il ne visait rien d’autre que le fait qu’il veuille avoir le temple vide, tout comme s’il disait : J’ai un droit sur ce temple et veux y être seul et avoir seigneurie sur lui. Qu’est-ce qui est dit par là ? Ce temple où Dieu veut régner puissamment selon sa volonté, c’est l’âme de l’homme, qu’il a formée et créée si exactement égale à lui-même, comme nous lisons que Notre Seigneur dit : « Faisons l’homme selon notre image et à notre ressemblance. » Et c’est aussi ce qu’il a fait. Si égale à lui-même il a fait l’âme de l’homme qu’au ciel ni sur terre, parmi toutes les créatures magnifiques que Dieu a créées si admirablement, il n’en est aucune qui lui soit aussi égale que l’âme de l’homme seulement. C’est pourquoi Dieu veut avoir ce temple vide, en sorte qu’il n’y ait là rien de plus que lui seul. C’en est ainsi parce que ce temple lui plaît tellement dès lors qu’il lui est si exactement égal et il se complaît tellement dans ce temple chaque fois qu’il y est seul. Eckhart: Sermon 1

J’ai dit aussi en outre qu’il est une puissance dans l’âme que ne touchent temps ni chair ; elle flue hors de l’esprit et demeure dans l’esprit et est en toute manière spirituelle. Dans cette puissance Dieu toujours verdoie et fleurit dans toute la félicité et dans toute la gloire qu’il est en lui-même. Là est telle félicité du coeur et si inconcevablement grande félicité que personne ne peut le dire de façon plénière. Car le Père éternel engendre son Fils éternel sans relâche, de sorte que cette puissance co-engendre le Fils du Père et soi-même comme le même Fils dans l’unique puissance du Père. Un homme aurait-il tout un royaume et tous les biens de la terre et les abandonnerait-il simplement en vue de Dieu et deviendrait-il l’un des hommes les plus pauvres qui aient jamais vécu sur terre, et Dieu lui donnerait-il alors autant à souffrir qu’il le donna jamais à un homme, et souffrirait-il tout cela jusqu’à sa mort, et Dieu lui donnerait-il alors une seule fois de contempler d’un regard la façon dont il est dans cette puissance : sa félicité serait si grande que toute cette peine et pauvreté serait encore trop minime. Oui, même si après cela Dieu ne lui donnait jamais le royaume du ciel, il aurait pourtant reçu un salaire par trop grand par rapport à tout ce qu’il aurait jamais enduré ; car Dieu est dans cette puissance comme dans l’instant éternel. L’esprit serait-il en tout temps uni à Dieu dans cette puissance que l’homme ne pourrait vieillir ; car l’instant où Dieu créa le premier homme et l’instant où le dernier homme doit disparaître et l’instant où je parle sont égaux en Dieu et ne sont rien qu’un instant. Voyez maintenant, cet homme habite dans une seule lumière avec Dieu ; c’est pourquoi ne sont en lui ni peine ni succession, mais une égale éternité. Cet homme est délivré en vérité de tout étonnement, et toutes choses se trouvent en lui de façon essentielle. C’est pourquoi il ne reçoit rien de nouveau des choses à venir ni d’aucun hasard, car il habite dans un instant en tout temps nouveau sans relâche. Telle est la souveraineté divine dans cette puissance. Eckhart: Sermon 2

J’ai dit parfois qu’il est une puissance dans l’esprit qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est un rempart de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une lumière de l’esprit ; parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle. Mais je dis maintenant : Ce n’est ni ceci ni cela ; pourtant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel au-dessus de la terre. C’est pourquoi je le nomme maintenant de plus noble manière que je ne l’ai jamais nommé, et il se rit de la noblesse et de la manière et est au-dessus de cela. Il est libre de tous noms démuni de toutes formes, dépris et libre tout comme Dieu est dépris et libre en lui-même. Il est aussi pleinement un et simple que Dieu est un et simple, de sorte que d’aucune manière l’on ne peut y jeter le regard. La même puissance dont j’ai parlé, là où Dieu fleurit et verdoie avec toute sa déité et l’esprit en Dieu, dans cette même puissance le Père engendre son Fils unique aussi vraiment que dans lui-même, car il vit vraiment dans cette puissance, et l’esprit engendre avec le Père ce même Fils unique et soi-même ( comme ) le même Fils, et est le même Fils dans cette lumière et est la vérité. Si vous pouviez voir avec mon coeur, vous comprendriez bien ce que je dis, car c’est vrai et la vérité le dit elle-même. Eckhart: Sermon 2

Les maîtres disent : Etre et connaissance sont tout un, car ce qui n’est pas, on ne le connaît pas non plus ; ce qui a le plus d’être, on le connaît aussi le plus. Comme donc Dieu a un être suréminent, pour cette raison il surpasse toute connaissance, selon que j’ai dit avant-hier dans mon dernier sermon que l’âme se trouve façonnée intérieurement dans la limpidité première, dans l’impression de l’essentialité limpide, où elle goûte Dieu avant qu’il ne revête vérité ou cognoscibilité, là où toute nomination est déposée : là elle connaît le plus limpidement, là elle se saisit de l’être à mesure égale. C’est pourquoi Paul dit : « Dieu habite dans une lumière à laquelle il n’est point d’accès. » Il a inhabitation dans sa propre essentialité limpide, là où il n’est rien qui s’ajoute. Ce qui a contingence, il faut que ce soit écarté. Il est un limpide se-tenir-dans-soi-même, là où il n’y a ni ceci ni cela ; car ce qui est en Dieu, cela est Dieu. Un maître païen dit : Les puissances qui planent au-dessus de Dieu ont un habiter en Dieu, et bien qu’elles aient un limpide se-tenir-dans-soi-même, elles ont cependant un inhabiter dans celui qui n’a ni commencement ni fin ; car en Dieu rien d’étranger ne peut tomber. De quoi vous avez témoignage par le ciel : il ne peut recevoir aucune impression étrangère selon un mode étranger. Eckhart: Sermon 3

J’ai dit une fois : Ce qui à proprement parler est à même de se trouver exprimé en mots, il faut que cela provienne de l’intérieur et se meuve de par la forme intérieure, et ne pénètre pas de l’extérieur, plutôt : c’est de l’intérieur qu’il doit procéder. Cela vit à proprement parler dans le plus intime de l’âme. C’est là que toutes choses te sont présentes et intérieurement vivantes et en recherche et sont au mieux et sont au plus élevé. Pourquoi n’en trouves-tu rien ? Parce que tu n’es pas là chez toi. Plus noble est la chose, plus elle est commune. Le sens, je l’ai en commun avec les animaux, et la vie m’est commune avec les arbres. L’être m’est encore plus intérieur, je l’ai en commun avec toutes les créatures. Le ciel est plus vaste que tout ce qui est au-dessous de lui ; c’est pourquoi aussi il est plus noble. Plus nobles sont les choses, plus vastes et plus communes elles sont. L’amour est noble, parce qu’il est commun. Eckhart: Sermon 4

Un maître dit : Lorsque je pense au fait que notre nature est élevée au-dessus des créatures et siège au ciel au-dessus des anges et se trouve adorée par eux, il me faut me réjouir pleinement dans mon coeur, car Jésus Christ on aimable seigneur m’a donné en propre tout ce qu’il a en lui. Il dit aussi que le Père, à propos de tout ce qu’il a jamais donné à son Fils Jésus Christ dans la nature humaine, m’a considéré plutôt que lui et m’a davantage aimé que lui et m’a donné plutôt qu’à lui : comment donc ? Il lui a donné à cause de moi, parce que ce m’était nécessaire. C’est pourquoi, ce qu’il lui a donné, en cela c’est moi qu’il visait, et il me l’a donné aussi bien qu’à lui ; je n’excepte rien, ni union ni sainteté de la déité ni quoi que ce soit. Tout ce qui jamais il lui donna dans la nature humaine, cela ne m’est pas plus étranger ni plus lointain qu’à lui. Car Dieu ne peut donner peu de chose ; ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout. Son don est pleinement simple et parfait, sans partage et non dans le temps, totalement dans l’éternité, et soyez-en aussi sûrs que du fait que je vis : si donc nous devons recevoir de lui, il nous faut être dans l’éternité, élevés au-dessus du temps. Dans l’éternité, toutes choses sont présentes. Ce qui est au-dessus de moi, cela m’est aussi proche et aussi présent que ce qui est près de moi ; et c’est là que nous devons recevoir ce que nous devons avoir de par Dieu. Dieu ne connaît rien qui soit en dehors de lui, mais son oeil est seulement tourné vers lui-même. Ce qu’il voit, il le voit totalement dans lui. C’est pourquoi Dieu ne nous voit pas lorsque nous sommes dans le péché. C’est pourquoi autant nous sommes en lui, autant Dieu nous connaît, ce qui veut dire : autant nous sommes sans péché. Et toutes les oeuvres que Notre Seigneur a jamais opérées, il me les a si bien données en propre qu’elles ne me sont pas moins méritoires que les oeuvres que j’opère. Puisqu’à nous tous est propre de façon égale sa noblesse, et ( qu’elle ) est proche de façon égale de moi comme de lui, pourquoi ne la recevons pas de façon égale ? Ah entendez-le ! Qui veut venir à cette largesse, en sorte qu’il reçoive de façon égale ce bien et la nature humaine commune et également proche de tous les hommes, pour autant que dans la nature humaine il n’est plus alors rien d’étranger ni de lointain ni de proche, alors il faut aussi de nécessité que tu sois de façon égale dans la communauté humaine, n’étant pas plus proche de toi-même que d’un autre. Tu dois aimer tous les hommes à égalité avec toi, les estimer et les tenir à égalité ; ce qui arrive à un autre, que ce soi mal ou bien, cela doit être pour toi comme si cela t’arrivait. Eckhart: Sermon 5 a

Là où finit la créature, là Dieu commence à être. Or Dieu ne désire rien de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-même selon ton mode de créature, et que tu laisses Dieu être Dieu en toi. La plus minime image de créature qui jamais se forme en toi est aussi grande que Dieu est grand. Pourquoi ? Parce qu’elle entrave en toi le tout de Dieu. C’est justement là où pénètre l’image qu’il faut que Dieu recule et toute sa déité. Mais là où l’image sort, là Dieu entre. Dieu désire tellement que tu sortes de toi-même dans ton mode de créature, comme si toute sa béatitude tenait à cela. Ah, mon cher, en quoi te porte tort que tu permettes à Dieu que Dieu soit Dieu en toi ? Si tu sors pleinement de toi-même pour Dieu, alors Dieu sort pleinement de soi-même pour toi. Lorsque sortent ces deux, ce qui demeure est un Un simple. C’est dans cet Un que le Père engendre son Fils dans la source la plus intérieure. Là fleurit l’Esprit Saint, et là bondit en Dieu une volonté qui appartient à l’âme. Tout le temps que la volonté se tient intacte de toutes créatures et de tout le créé, cette volonté est libre. Christ dit : « Personne ne vient au ciel que celui qui du ciel est venu ». Toutes choses sont créées de néant ; c’est pourquoi leur juste origine est le néant, et pour autant que cette noble volonté s’incline vers les créatures, elle s’écoule avec les créatures vers leur néant. Eckhart: Sermon 5 b

Pour les hommes justes, la justice est à ce point sérieuse que, s’il se trouvait que Dieu ne soit pas juste, ils ne prêteraient pas plus attention à Dieu qu’à une fève, et se tiennent si fermement dans la justice et sont si totalement sortis d’eux-mêmes qu’ils ne prêtent pas attention à la peine de l’enfer ni à la joie du ciel ni d’aucune chose. Oui, toute la peine qu’ont ceux qui sont en enfer, hommes ou démons, ou toute la peine qui fut jamais endurée sur terre ou doit jamais se trouver endurée, si elle était jointe à la justice, ils n’y prêteraient pas du tout attention ; si fermement ils se tiennent en Dieu et en la justice. Pour l’homme juste, rien n’est plus pénible ni difficile que ce qui est contraire à la justice, que de n’être pas égal en toutes choses. Comment donc ? Une chose peut-elle les réjouir et une autre les troubler, ils ne sont pas comme il faut, plutôt : s’ils sont heureux en un temps, ils sont heureux en tous temps ; s’ils sont plus heureux en un temps et en un autre moins, ils ne sont pas comme il faut. Qui aime la justice, il s’y tient si fermement que ce qu’il aime c’est son être ; aucune chose ne peut l’en détourner, et il ne prête attention à aucune autre chose. Saint Augustin dit : « Là où l’âme aime, là elle est plus propre que là où elle anime. » Cette parole résonne de façon rudimentaire et commune, et pourtant bien peu l’entendent telle qu’elle est, et elle est pourtant vraie. Qui entend l’enseignement à propos de la justice et à propos du juste, il entend tout ce que je dis. Eckhart: Sermon 6

Je prends une parole, que « le pharisien désirait que Notre Seigneur mange avec lui », et « Notre Seigneur dit à la femme : Vade in pace, va en paix ». Il est bon d’aller de la paix à la paix, c’est louable ; mais c’est préjudiciable. On doit courir vers la paix, on ne doit pas commencer dans la paix. Notre Seigneur dit : « En moi seul vous avez la paix. » Exactement aussi loin en Dieu, aussi loin dans la paix. Ce qui est à soi est-il à Dieu, cela a la paix ; ce qui est à soi est-il hors de Dieu, cela n’a pas la paix. Saint Jean dit : « Tout ce qui est né de Dieu, cela vainc le monde. » Ce qui est né de Dieu, cela cherche la paix et court vers la paix. C’est pourquoi il dit : « Vade in pace, cours vers la paix. » L’homme qui est en train de courir et est en train de courir sans cesse et cela vers la paix, celui-là est un homme céleste. Le ciel poursuit sans cesse sa course, et dans cette course il cherche la paix. Eckhart: Sermon 7

Maintenant il dit : « Ils sont morts ». En premier lieu, qu’ils sont morts veut dire que tout ce que l’on pâtit dans ce monde et dans ce corps, cela à une fin. Saint Augustin dit : Toute peine et labeurs, cela a une fin, mais la récompense que Dieu donne pour cela est éternelle. En second lieu, que nous devons considérer que toute cette vie est mortelle, que nous ne devons pas craindre toute peine et tous les labeurs qui nous reviennent, car cela a une fin. En troisième lieu, que nous nous tenions comme si nous étions morts, que ne nous touche ni joie ni souffrance. Un maître dit : Rien ne peut toucher le ciel, et il veut dire que l’homme est un homme céleste pour qui toutes choses ne sont pas de telle importance qu’elles puissent le toucher. Un maître dit : Puisque toutes créatures sont si misérables, d’où vient donc qu’elle détournent l’homme si facilement de Dieu ; l’âme n’est-elle pas pourtant, dans ce qu’elle a de plis misérable, meilleure que le ciel et toutes créatures ? Il dit : cela vient de ce qu’il prête peu d’attention à Dieu. L’homme prêterait-il attention à Dieu comme il devrait qu’il serait presque impossible que jamais il tombe. Et c’est là un bon enseignement, que l’homme se tienne en ce monde comme s’il était mort. Saint Grégoire dit que de Dieu personne ne peut posséder beaucoup à moins que d’être fondamentalement mort à ce monde. Eckhart: Sermon 8

Je dis parfois qu’un bois est plus noble que l’or ; c’est tout à fait étonnant. Une pierre est plus noble en tant qu’elle a un être, que Dieu et sa déité sans être, si on pouvait lui retirer l’être. Il faut que ce soit une vie tout à fait puissante dans quoi les choses mortes deviennent vivantes, dans quoi la mort même devient une vie. Pour Dieu rien ne meurt : toutes choses vivent en lui. « Ils sont morts », dit l’Ecriture à propos des martyrs, et ils sont transportés dans une vie éternelle, dans la vie où la vie est un être. Il faut être mort fondamentalement pour que ne nous touche ni plaisir ni douleur. Ce que l’on doit connaître, il faut le connaître dans sa cause. Jamais on ne peut bien connaître une chose en elle-même si on ne la connaît pas dans sa cause. Jamais il ne peut y avoir connaissance si on ne connaît ( une chose ) dans sa cause manifeste. La vie ne peut donc jamais se trouver accomplie si elle ne se trouve amenée à sa cause manifeste, là où la vie est un être qui accueille l’âme lorsqu’elle meurt jusque dans son fond, pour que nous vivions dans la vie où la vie est un être. Ce qui nous empêche ici-bas d’y être de façon permanente, un maître le prouve et dit : Cela provient de ce que nous touchons le temps. Ce qui touche le temps est mortel. Un maître dit : La course du ciel est éternelle ; c’est bien vrai que de là vient le temps, ( mais ) cela se fait dans une retombée. Dans sa course il ( = le ciel ) est éternel ; il ne sait rien du temps, et signifie que l’âme est transportée dans un être limpide. En second lieu, ( cela provient ) de ce que cet état de chose porte en lui une opposition. Qu’est-ce que l’opposition ? Plaisir et douleur, blanc et noir, voilà qui possède opposition, et celle-ci ne demeure pas dans l’être. Eckhart: Sermon 8

« Il a été en faveur près de Dieu en ses jours ». Il y a plus d’un jour lorsqu’on dit « en ses jours » : jour de l’âme et jours de Dieu. Les jours qui se sont écoulés depuis six ou sept jours et les jours qui ont été il y a six mille ans sont aussi proches du jour d’aujourd’hui que le jour qui fur hier. Pourquoi ? Là est le temps dans un maintenant présent. De ce que le ciel déploie sa course, la première, la première révolution du ciel produit un jour. Là advient en un maintenant le jour de l’âme, et dans sa lumière naturelle où toutes choses sont, là est un jours total ; là jour et nuit sont un. Là est le jour de Dieu, là l’âme se tient dans le jour de l’éternité dans un maintenant essentiel, et là le Père engendre le Fils unique dans un maintenant présent, et l’âme se trouve engendrée à nouveau en Dieu. Aussi souvent advient cette naissance, aussi souvent elle engendre le Fils unique. C’est pourquoi il est beaucoup plus de fils qu’engendrent les vierges qu’il n’en est qu’engendrent les femmes, car elles ( = les vierges ) engendrent par delà le temps dans l’éternité. Quel que soit le nombre des fils qu’engendre l’âme dans l’éternité, ils ne sont pas plus qu’un seul Fils, car cela advient par delà le temps dans le jour de l’éternité. Eckhart: Sermon 10

Jérusalem veut dire une hauteur, comme je l’ai dit au Mariengarten : Ce qui est en haut, on lui dit : Descends. Ce qui est en bas, on lui dit : Monte. Si tu es en bas et si j’étais au-dessus de toi il me faudrait m’abaisser vers toi. Ainsi fait Dieu ; si tu t’humilies, alors Dieu s’abaisse d’en haut et vient vers toi. La terre est ce qu’il y a de plus éloigné du ciel, et ( elle ) s’est recroquevillée dans un recoin et a honte et voudrait échapper au beau ciel, d’un recoin vers l’autre. Quel sera donc son point d’arrêt ? Echappe-t-elle vers le bas, elle parvient au ciel ; échappe-t-elle vers le haut, elle ne peut pourtant lui échapper. Il la pourchasse dans un recoin, et imprime sa force en elle et la rend féconde. Pourquoi ? Ce qui est le plus élevé flue dans ce qui est le plus bas. Une étoile est au-dessus du soleil ; c’est l’étoile la plus élevée ; elle est plus noble que le soleil ; elle flue dans le soleil et illumine le soleil, et toute la lumière qu’a le soleil, il l’a de cette étoile. Que veut dire que le soleil ne brille pas aussi bien de nuit que de jour. Cela veut dire que le soleil, en sa toute solitude, n’est pas assez puissant à partir de lui-même, qu’il est quelque déficience dans le soleil, ce que pouvez voir en ce qu’il est sombre en une de ses extrémités et, pendant la nuit, la lune et les étoiles prennent de lui leur lumière et la portent ailleurs ; alors il brille ailleurs, dans un autre pays. Cette étoile flue non pas seulement dans le soleil, mais elle flue à travers le soleil et à travers toutes les étoiles, et flue dans la terre et la rend féconde. Il en est tout ainsi de l’homme vraiment humble, qui a rejeté au-dessous de soi toutes créatures et se soumet à Dieu ; Dieu de par sa bonté ne manque pas de s’épancher pleinement en cet homme ; il se trouve contraint de le faire de toute nécessité. Veux-tu être en haut et être élevé, il te faut être alors en bas, loin du flux du sang et de la chair, car une racine de tous péchés et de toutes souillures est la superbe cachée, dissimulée, d’où ne proviennent que souffrance et douleur. C’est ainsi que l’humilité est une racine de tout bien, et là-dessus ce qui suit. Eckhart: Sermon 14

Les maîtres disent, qu’est-ce qui est meilleur : puissance des plantes ou puissance des paroles ou puissance des pierres ? Il faut s’interroger sur ce que l’on choisit. Les plantes ont grande puissance. J’ai entendu dire qu’un serpent et une belette se battirent entre eux. La belette s’enfuit et alla chercher une plante et l’enveloppa dans une autre chose et lança la plante sur le serpent, et celui-ci éclata par le milieu et tomba mort. Qu’est-ce qui donna cette sagesse à la belette ? Qu’elle savait la puissance en cette plante. En cela se trouve vraiment une grande sagesse. Les paroles aussi ont grande puissance ; on pourrait faire des miracles avec des paroles. Toutes les paroles tirent puissance de la première Parole. Les pierres aussi ont grande puissance de par l’égalité que les étoiles et la puissance du ciel y opèrent. Parce que l’égal opère à ce point dans l’égal, pour cette raison l’âme doit s’élever dans sa lumière naturelle, dans le plus élevé et le plus limpide, et entrer ainsi dans la lumière angélique, et avec la lumière angélique parvenir à la lumière divine, et se tenir ainsi entre les trois lumières au croisement des chemins, dans la hauteur, là où les lumières se rencontrent. Là la Parole éternelle lui dit la vie ; là l’âme devient vivante et répond dans la Parole. Eckhart: Sermon 18

Or il dit au serviteur : « Sors et ordonne à ceux qui sont invités de venir : toutes choses sont prêtes maintenant. » Tout ce qu’il est, l’âme le prend. Ce que l’âme désire, cela est prêt maintenant. Ce que Dieu donne, cela est toujours en devenir ; son devenir est maintenant nouveau et frais et pleinement dans un maintenant éternel. Un grand maître dit : Quelque chose que je vois se trouve purifié et spiritualisé dans mes yeux, et la lumière qui parvient à mon oeil ne parviendrait jamais dans l’âme s’il n’y avait pas cette puissance qui est au-dessus ( d’elle ). Saint Augustin dit que la petite étincelle est plus ( ancrée ) dans la vérité que tout ce que l’homme peut apprendre. Une lumière brûle. Or on dit que l’une se trouve allumée par l’autre. Cela doit-il advenir, il faut de nécessité que soit au-dessus ce qui brûle. Comme celui qui prendrait une bougie qui serait éteinte et encore rougeoyante et dilatée, et qui l’élèverait vers une autre, alors la lumière glisserait de là vers le bas et allumerait l’autre. On dit qu’un feu allume l’autre. Cela, j’y contredis. Un feu s’allume bien soi-même. Pour que l’autre puisse allumer, il faut qu’il soit au-dessus de lui, comme le ciel ne s’allume pas et est froid ; néanmoins il allume le feu, et cela advient par l’attouchement de l’ange. C’est ainsi que l’âme se prépare par l’exercice. Par là elle se trouve embrasée d’en haut. Cela provient de la lumière de l’ange. Eckhart: Sermon 20a

Or un maître dit que se trouve au-dessus de l’oeil une puissance de l’âme qui est plus ample que le monde entier et plus ample que le ciel. Cette puissance prend tout ce qui par les yeux se trouve apporté à l’intérieur et le porte tout entier vers le haut dans l’âme. Ce que contredit un autre maître qui dit : Non, frère, il n’en est point ainsi. Tout ce qui par les sens se trouve apporté à l’intérieur dans cette puissance, cela ne parvient pas dans l’âme ; plutôt : cela purifie et dispose et gagne l’âme pour qu’elle puisse recevoir nûment la lumière de l’ange et la lumière divine. C’est pourquoi il dit tout est prêt maintenant. » Eckhart: Sermon 20b

« Un Dieu » : en tant que Dieu est Un, alors est accomplie la déité de Dieu. Je dis : Dieu ne pourrait jamais engendrer son Fils unique s’il n’était Un. En tant que Dieu est Un, il prend là tout ce qu’il opère en les créatures et en la déité. Je dis plus ; L’unité, Dieu seul l’a. Propriété de Dieu est l’unité ; c’est là que Dieu prend le fait qu’il est Dieu, autrement il ne serait pas Dieu. Tout ce qui est nombre, cela dépend du Un, et le Un ne dépend de rien. Richesse de Dieu et sagesse et vérité sont pleinement Un en Dieu ; ce n’est pas Un, c’est Unité. Tout ce que Dieu a, il l’a dans le Un ; c’est Un en lui. Les maîtres disent que le ciel opère sa révolution de telle sorte qu’il amène toutes choses en Un ; c’est pourquoi il évolue si vite. Dieu a toute plénitude comme Un, et la nature de Dieu en dépend, c’est là la béatitude de l’âme que Dieu soit Un ; c’est sa parure et son honneur. Il dit : « Ami, monte plus haut, ainsi t’adviendra-t-il honneur. » C’est honneur et parure de l’âme que Dieu soit Un. Dieu fait comme s’il n’était Un que pour plaire à l’âme, et comme s’il se parait pour que l’âme s’éprenne uniquement de lui. C’est pourquoi l’homme veut tantôt une chose, tantôt une autre ; tantôt il s’exerce en sagesse, et tantôt en art. Parce qu’elle n’a pas le Un, l’âme ne trouve jamais le repos que tout ne devienne Un en Dieu. Dieu est Un ; c’est là béatitude de l’âme et sa parure et son repos. Un maître dit : Dieu, dans toutes ses oeuvres, vise toutes choses. L’âme est toutes choses. Ce qui en toutes choses au-dessous de l’âme est le plus noble, le plus limpide, le plus élevé, cela Dieu le verse pleinement en elle. Dieu est tout et est Un. Eckhart: Sermon 21

J’ai pensé parfois, tandis que je venais ici, que l’homme dans le temps peut en venir à pouvoir contraindre Dieu. Si j’étais ici en haut et disais à quelqu’un : « Monte ! », cela serait difficile. Si je disais plutôt : « Assieds-toi ! », cela serait facile. Ainsi fait Dieu. Lorsque l’homme s’humilie, Dieu ne peut pas se retenir, de par sa bonté propre, il lui faut s’abaisser et s’épancher dans l’homme humble, et là celui qui est le plus petit il se donne le plus et se donne à lui pleinement. Ce que Dieu donne, c’est son être, et son être fait sa bonté, et sa bonté fait son amour. Toute souffrance et toute joie proviennent d’amour. J’ai pensé en chemin, lorsque je devais venir ici, que je ne voulais pas venir ici, car je serais inondé ( de larmes ) par amour. Quand avez-vous été inondés ( de larmes ) par amour, laissons cela. Joie et souffrance proviennent d’amour. L’homme ne doit pas craindre Dieu, car celui qui le craint celui-là le fuit. Cette crainte est une crainte dommageable. ( Mais ) c’est une crainte comme il faut ( qu’éprouve ) celui qui craint de perdre Dieu. L’homme ne doit pas le craindre, il doit l’aimer, car Dieu aime l’homme avec toute sa perfection la plus haute. Les maîtres disent que toutes choses opèrent selon qu’elles veulent engendrer et veulent s’égaler au Père, et disent : La terre fuit le ciel ; si elle fuit vers le bas, elle parvient au ciel vers le bas ; fuit-elle vers le haut, elle parvient à ce qui du ciel est le plus bas. La terre ne peut fuir si bas que la terre ne se déverse en elle et ne la rende fertile, que ce lui soit agréable ou non. Ainsi fait l’homme qui s’imagine fuir Dieu et ne peut pourtant pas le fuir ; tous les recoins lui sont une révélation. Il s’imagine fuir Dieu et s’engouffre ( pourtant ) dans son sein. Dieu engendre son Fils unique en toi, que ce te soit agrément ou souffrance, que tu dormes ou que tu veilles, il fait ce qui est sien. Je disais récemment, qu’est-ce ( donc ) qui serait responsable de ce que l’homme ne le goûte pas, et dis ( que ) serait responsable le fait que sa langue serait chargée d’autre impureté, c’est-à-dire des créatures. De même façon que chez un homme à qui toute nourriture est amère et n’a pas de goût pour lui. Qu’est-ce qui est responsable de ce que la nourriture n’a pas de goût pour nous ? Responsable le fait que nous n’avons pas de sel. Le sel est l’amour divin. Aurions-nous l’amour divin, nous goûterions Dieu et toutes les oeuvres que Dieu a jamais opérées, et nous recevrions toutes choses de Dieu, et opérerions toutes les mêmes oeuvres qu’il opère. Dans cette égalité nous sommes tous un Fils unique. Eckhart: Sermon 22

Saint Paul fut ravi au troisième ciel. Que sont maintenant les trois ciels, notez-le ! Le premier est un détacher de toute corporéité, le second un se rendre étranger à tout ce qui est image, le troisième un connaître nu et sans intermédiaire en Dieu. Or il est une question, s’il on avait touché saint Paul dans le temps où il était ravi, l’aurait-il ressenti ? Je dis : « Oui ! » Lorsqu’il était enclos dans l’enceinte de la déité, l’aurait-on touché avec une pointe d’aiguille qu’il l’eût perçu, car saint Augustin dit dans le livre De l’âme et de l’esprit : L’âme est créée comme sur une crête entre temps et éternité. Avec les sens inférieurs, elle s’exerce dans le temps avec les choses temporelles ; selon la puissance supérieure, elle saisit et éprouve intemporellement des choses éternelles. C’est pourquoi je dis : Si l’on avait touché saint Paul avec une pointe d’aiguille dans le temps de son ravissement qu’il l’eût perçu, car son âme demeura dans son corps comme la forme dans sa matière. Et comme le soleil éclaire l’air et l’air la terre, ainsi son esprit reçut lumière limpide de Dieu, et l’âme de l’esprit et le corps de l’âme. Ainsi est manifeste la façon dont Paul se trouva ravi et pourtant demeura ( là ). Il fut ravi selon ce qui est de l’esprit, il demeura selon ce qui est de l’âme. Eckhart: Sermon 23

Ces mots que j’ai dits en latin, on les lit en la fête ( d’aujourd’hui ) à la messe, Notre Seigneur les dit à ses disciples lorsqu’il voulut monter au ciel : « Demeurez à Jérusalem ensemble et ne vous séparez pas, et attendez la promesse que le Père vous a faite : que vous seriez baptisés dans l’Esprit Saint après ces jours peu nombreux ou ( plutôt ) rares. » Eckhart: Sermon 29

Personne ne peut recevoir le Saint Esprit qu’il n’habite au-dessus du temps dans l’éternité. Dans les choses temporelles le Saint Esprit ne peut se trouver reçu ni donné. Lorsque l’homme se détourne des choses temporelles et se tourne vers soi-même, il perçoit alors une lumière céleste qui est venue du ciel. Elle est sous le ciel et est pourtant du ciel. Dans cette lumière, l’homme trouve satisfaction, et c’est pourtant corporel ; on dit qu’elle est matière. Un morceau de fer, dont la nature est de tomber, se soulève contre sa nature et s’accroche à l’aimant en raison de la noblesse de l’influx que la pierre magnétique a reçu du ciel. Où que se tourne la pierre, vers là se tourne aussi le morceau de fer. Ainsi fait l’esprit : il ne se contente pas seulement de cette lumière, il s’élance toujours à travers le firmament et s’élance à travers le ciel, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’esprit qui meut le ciel, et de cette révolution du ciel tout ce qui est dans le monde verdoie et se couvre de feuilles. Cependant l’esprit ne s’en satisfait pas, il s’élance plus avant vers le sommet et vers l’origine, là où l’esprit prend son origine. Cet esprit comprend selon ( le ) nombre sans nombre, et ( le nombre ) sans nombre il n’en est pas dans le temps de la caducité. Personne ( en revanche ) n’a une autre racine dans l’éternité, là personne n’est sans nombre. Il faut que cet esprit franchisse tout nombre et fasse sa percée à travers toute multiplicité, et Dieu alors fait en lui sa percée ; et tout ainsi qu’il fait sa percée en moi, je fais ma percée en lui en retour. Dieu conduit cet esprit au désert et dans l’unité de lui-même, là où il est un Un limpide et sourd en lui-même. Cet esprit n’a pas de pourquoi, et devrait-il avoir un pourquoi quelconque, il lui faudrait avoir l’unité comme pourquoi. Cet esprit se tient en unité et en liberté. Eckhart: Sermon 29

Notre Seigneur monta au ciel par delà toute lumière et par delà tout entendement et par delà toute compréhension. L’homme qui est ainsi porté par delà toute lumière, celui-là habite dans l’éternité. C’est pourquoi saint Paul dit : « Dieu habite dans une lumière à laquelle il n’est point d’accès » et en elle-même est un Un limpide. C’est pourquoi il faut que l’homme soit tué et soit tout à fait mort et ne soit pas en lui-même et être dépouillé de toute égalité et à personne égal, ainsi est-il égal proprement à Dieu. Car c’est propriété de Dieu et sa nature que d’être inégal et de n’être égal à personne. Eckhart: Sermon 29