christianisme

Des écrivains remplis de talent ont essayé de nous peindre les glorieux effets du christianisme. Mais quoique je lise leurs ouvrages avec une fréquente admiration, cependant n’y trouvant point ce que leur sujet les obligerait, ce me semble, de nous donner, voyant qu’ils remplacent quelquefois des principes par de l’éloquence, ou même si l’on veut par de la poésie, je ne les lis, parfois, qu’avec précaution. Néanmoins, si je fais quelques remarques sur leurs écrits, ce n’est sûrement, ni comme athée ni comme incroyant, que j’ose me les permettre. J’ai combattu depuis longtemps les mêmes ennemis que ces auteurs attaquent avec courage ; et mes principes en ce genre n’ont fait, avec l’âge, qu’acquérir plus de consistance. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le principal reproche que j’ai à leur faire, c’est de confondre à tous les pas le christianisme avec le catholicisme. Ce qui fait que leur idée fondamentale n’étant pas d’aplomb, ils offrent nécessairement dans leur marche un cahotage fatigant pour ceux qui voudraient les suivre, mais qui sont accoutumés à voyager dans des chemins plus unis. En effet, je vois de célèbres professeurs de littérature attribuer à la religion les fruits de la plume d’un fameux évêque, qui dans plusieurs circonstances marquantes, s’est écarté grandement de l’esprit du christianisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Je vois d’autres écrivains distingués, tantôt vanter la nécessité des mystères, tantôt en essayer l’explication, tantôt même regarder comme pouvant être comprise par les esprits les plus simples, la démonstration que Tertullien donne de la Trinité. Je les vois vanter l’influence du christianisme sur la poésie, et convenir, en plus d’un endroit, que la poésie n’a que l’erreur pour aliment. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Enfin, malgré le brillant effet que leurs ouvrages doivent produire, je n’y vois point la nourriture substantielle dont notre intelligence a besoin, c’est-à-dire, l’esprit du véritable christianisme, quoique j’y voie l’esprit du catholicisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le véritable christianisme est non seulement antérieur au catholicisme, mais encore au mot de christianisme même ; le nom de chrétien n’est pas prononcé une seule fois dans l’Evangile, mais l’esprit de ce nom y est très clairement exposé, et il consiste, selon saint Jean (1 : 12) dans le pouvoir d’être faits enfant de Dieu ; et l’esprit des enfants de Dieu ou des Apôtres du Christ et de ceux qui auront cru en lui, est, selon saint Marc (16 :.20), que le Seigneur coopère avec eux, et qu’il confirme sa parole par les miracles qui l’accompagnent. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Sous ce point de vue, pour être vraiment dans le christianisme, il faut être uni à l’esprit du Seigneur, et avoir consommé notre alliance complète avec lui. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Or, sous ce rapport, le vrai génie du christianisme serait moins d’être une religion que le terme et le lieu de repos de toutes les religions et de toutes ces voies laborieuses, par lesquelles la foi des hommes, et la nécessité de se purger de leurs souillures, les obligent à marcher tous les jours. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Aussi, c’est une chose assez remarquable que dans les quatre évangiles tout entiers, et qui reposent sur l’esprit du véritable christianisme, le mot religion ne se montre pas une seule fois ; que dans les écrits des Apôtres qui complètent le nouveau testament, il n’en soit fait mention que quatre fois. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Et les troisième et quatrième dans saint Jacques (1 : 26 27.) où il dit simplement : 1.) que celui qui ne réprime pas sa langue, mais qui livre son coeur à la séduction, n’a qu’une religion vaine. Et, 2.) que la religion pure et sans tâche aux yeux de Dieu le père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se garantir de la corruption du siècle ; exemples où le christianisme paraît tendre bien plus vers sa divine sublimité, ou vers le lieu de repos, qu’à se revêtir des couleurs de ce que nous sommes accoutumés à appeler religion. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Voici donc un tableau des différences du christianisme au catholicisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme n’est que l’esprit même de Jésus-Christ dans sa plénitude, et après que ce divin réparateur a eu monté tous les degrés de la mission qu’il a commencé à remplir dès la chute de l’homme, en lui promettant que la race de la femme écraserait la tête du serpent. Le christianisme est le complément du sacerdoce de Melchisédec ; il est l’âme de l’évangile ; c’est lui qui fait circuler dans cet évangile toutes les eaux vives dont les nations ont besoin pour se désaltérer. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le catholicisme, auquel appartient proprement le titre de religion, est la voie d’épreuve et de travail pour arriver au christianisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme est la région de l’affranchissement et de la liberté : le catholicisme n’est que le séminaire du christianisme ; il est la région des règles et de la discipline du néophyte. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme remplit toute la terre à l’égal de l’esprit de Dieu. Le catholicisme ne remplit qu’une partie du globe, quoique le titre qu’il porte se présente comme universel. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme porte notre foi jusque dans la région lumineuse de l’éternelle parole divine ; le catholicisme borne cette foi aux limites de la parole écrite ou des traditions. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme dilate et étend l’usage de nos facultés intellectuelles. Le catholicisme resserre et circonscrit l’exercice de ces mêmes facultés. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme nous montre Dieu à découvert au sein de notre être, sans le secours des formes et des formules. Le catholicisme nous laisse aux prises avec nous-mêmes pour trouver le Dieu caché sous l’appareil des cérémonies. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme n’a point de mystères, et ce nom même lui répugnerait, puisque par essence le christianisme est l’évidence et l’universelle clarté. Le catholicisme est rempli de Mystères, et ne repose que sur une base voilée. Le sphinx peut être placé sur le seuil des temples, construits de la main des hommes ; il ne peut siéger sur le seuil du coeur de l’homme qui est la vraie porte d’entrée du christianisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme est le fruit de l’arbre ; le catholicisme ne peut en être que l’engrais. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme ne fait ni des monastères ni des anachorètes, parce qu’il ne peut pas plus s’isoler que la lumière du soleil, et qu’il cherche comme elle à répandre partout sa splendeur. C’est le catholicisme qui a peuplé les déserts de solitaires, et les villes de communautés religieuses, les uns pour se livrer plus fructueusement à leur salut particulier, les autres pour offrir au monde corrompu quelques images de vertu et de piété qui le réveillassent dans sa léthargie. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme n’a aucune secte, puisqu’il embrasse l’unité, et que l’unité étant seule, ne peut être divisée d’avec elle-même. Le catholicisme a vu naître dans son sein des multitudes de schismes et de sectes qui ont plus avancé le règne de la division que celui de la concorde ; et ce catholicisme lui-même, lorsqu’il se croit dans le plus parfait degré de pureté, trouve à peine deux de ses membres dont la croyance soit uniforme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme n’eût jamais fait de croisades : la croix invisible qu’il porte dans son sein n’a pour objet que le soulagement et le bonheur de tous les êtres. C’est une fausse imitation de ce christianisme, pour ne pas dire plus, qui a inventé ces croisades ; c’est ensuite le catholicisme qui les a adoptées : mais c’est le fanatisme qui les a commandées ; c’est le jacobinisme qui les a composées ; c’est l’anarchisme qui les a dirigées ; et c’est le brigandisme qui les a exécutées. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme n’a suscité la guerre que contre le péché : le catholicisme l’a suscitée contre les hommes. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme ne marche que par des expériences certaines et continues : le catholicisme ne marche que par des autorités et des institutions. Le christianisme n’est que la loi de la foi : le catholicisme n’est que la foi de la loi. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme est l’installation complète de l’âme de l’homme au rang de ministre et d’ouvrier du Seigneur : le catholicisme borne l’homme au soin de sa propre santé spirituelle. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme unit sans cesse l’homme à Dieu, comme étant, par leur nature, deux êtres inséparables : le catholicisme, en employant parfois le même langage, nourrit cependant l’homme de tant de formes, qu’il lui fait perdre de vue son but réel, et lui laisse prendre ou même lui fait contracter nombre d’habitudes qui ne tournent pas toujours au profit de son véritable avancement. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme repose immédiatement sur la parole non écrite : le catholicisme repose en général sur la parole écrite, ou sur l’évangile, et particulièrement sur la messe. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme est une active et perpétuelle immolation spirituelle et divine, soit de l’âme de Jésus-Christ, soit de la nôtre. Le catholicisme, qui se repose particulièrement sur la messe, n’offre en cela qu’une immolation ostensible du corps et du sang du réparateur. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme ne peut être composé que de la race sainte qui est l’homme primitif, ou de la vraie race sacerdotale. Le catholicisme, qui se repose particulièrement sur la messe, n’était lors de la dernière pâque du Christ, qu’aux degrés initiatifs de ce sacerdoce ; car lorsque le Christ célébra l’Eucharistie avec ses apôtres, et qu’il leur dit, Faites ceci en mémoire de moi, ils avaient bien reçu déjà le pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades, et de ressusciter les morts ; mais ils n’avaient point encore reçu le complément le plus important de la prêtrise, puisque la consécration du prêtre consiste dans la transmission de l’Esprit saint, et que l’Esprit saint n’avait point encore été donné, parce que le réparateur n’avait point encore été glorifié (Jean, 7 : 39.). TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme devient un continuel accroissement de lumières, dès l’instant que l’âme de l’homme y est admise : le catholicisme, qui a fait de la sainte cène le plus sublime et le dernier degré de son culte, a laissé les voiles s’étendre sur cette cérémonie, et même, comme je l’ai remarqué en parlant des sacrifices, il a fini par insérer dans le canon de la messe les mots, Mysterium fidei, qui ne sont point dans l’évangile, et qui contredisent l’universelle lucidité du christianisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme appartient à l’éternité ; le catholicisme appartient au temps. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Le christianisme est le terme ; le catholicisme, malgré la majesté imposante de ses solennités, et malgré la sainte magnificence de ses admirables prières n’est que le moyen. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Enfin, il est possible qu’il y ait bien des catholiques qui ne puissent pas juger encore ce que c’est que le christianisme ; mais il est impossible qu’un vrai chrétien ne soit pas en état de juger ce que c’est que le catholicisme, et ce qu’il devrait être. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Lorsqu’on fait honneur au christianisme du progrès des arts, et particulièrement du perfectionnement de la littérature et de la poésie, on lui attribue un mérite que ce christianisme est bien loin de revendiquer. Ce n’est point pour apprendre aux hommes à faire des poèmes, et à se distinguer par de charmantes productions littéraires, que la parole est venue dans le monde : elle y est venue, non pas pour faire briller l’esprit de l’homme aux yeux de ses semblables, mais pour faire briller l’esprit éternel et universel aux yeux de toutes les immensités. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Pourquoi le christianisme n’a-t-il pas besoin de s’occuper de tous ces talents des hommes ? C’est qu’il habite parmi les merveilles divines, et que, pour les chanter, il n’a point à chercher comment il s’exprimera ; elles lui fournissent à la fois les affections, l’idée et l’expression. Aussi c’est lui seul qui peut répondre à l’observation que font d’éloquents écrivains : on ne sait pas où l’esprit humain a été chercher cela ; toutes les routes pour arriver à ce sublime sont inconnues. Car dans cet ordre-là, l’esprit humain n’a rien cherché, puisque l’esprit du christianisme lui a donné tout. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Mais bien plus, le catholicisme à qui l’on donna avec trop de facilité le nom de christianisme, ce catholicisme, dis-je, n’est pas lui-même ce qui a produit le développement de la littérature et des arts. Ce n’est point dans lui ni par lui que les poètes et les artistes modernes se sont formés : ils ont considéré les chefs d’oeuvres de l’antiquité qui était païenne, et ils ont cherché à les imiter ; mais comme ils vivaient au milieu des institutions du catholicisme, il n’est pas étonnant que leurs travaux se portassent presque généralement sur des objets religieux. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Aussi n’ayant avec lui que des rapports précaires et fragiles, ils n’ont pas tardé à le laisser derrière eux et à porter seuls la couronne. Plus ils ont fait de progrès, plus le catholicisme a reculé, et l’on a vu en effet combien ils ont étendu leur règne dans le dix-huitième siècle, et combien dans ce même siècle le catholicisme a décliné ; et l’on peut ajouter qu’ils sont bien loin de lui céder l’empire dans l’époque actuelle, malgré les efforts du Gouvernement pour le rétablir ; or c’est une victoire qu’ils n’obtiendraient pas si aisément sur le christianisme ou sur la parole. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Si nous remontons à des époques plus anciennes, nous verrons qu’ils ont toujours été comme les subsidiaires du catholicisme, et jamais ses élèves ni ses pupilles. Dans les premiers siècles de notre ère, les saints pères qui n’avaient déjà plus qu’un reflet et qu’un historique du vrai christianisme, et qui n’élevaient chaque jour que l’édifice du catholicisme, vivaient au milieu des monuments littéraires de la Grèce et d’Alexandrie ; ils y puisèrent ces couleurs imposantes, quoique inégales, qu’ils ont répandues dans leurs écrits. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Ils puisèrent même chez les célèbres philosophes de l’antiquité plusieurs points d’une doctrine occulte, qu’ils ne pouvaient expliquer que par la lettre de l’évangile, n’ayant plus la clef du véritable christianisme. Voilà pourquoi ils ne furent la plupart que comme les disciples de ces philosophes, tandis qu’ils auraient du en être les maîtres. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Il devint barbare et féroce avec les peuples féroces et barbares, et n’ayant d’un côté, ni la douce lumière, ni la puissance irrésistible du christianisme, et de l’autre, ni le frein des lettres, ni l’exemple des peuples policés, il ne se fit plus remarquer que par les fureurs fanatiques d’un despotisme en délire. On peut dire que telle a été son existence pendant près de dix siècles. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Si l’on voit par tous ces faits que le catholicisme n’a jamais eu que des rapports de dépendance avec les arts et la littérature, et qu’il n’a jamais eu sur eux une influence active et directe ; que dirons-nous donc du christianisme qui non seulement n’a point eu ces rapports directs avec eux, mais qui même n’a point eu à leur égard les rapports de la dépendance ? Pour justifier la distance immense de ces arts et de cette littérature avec lui, nous pouvons donc nous contenter de répéter que dans ces oeuvres de l’homme, c’est l’esprit de l’homme et quelquefois moins qui fait tous les frais ; et que dans le christianisme, c’est l’éternelle parole seule qui s’en charge. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Je sais combien cette idée aura peu de crédit auprès des littérateurs religieux, même croyants, malgré les efforts qu’ils font pour glorifier ce qu’ils appellent le christianisme ; mais la marche même des plus remarquables de ces littérateurs croyants, me force à m’appuyer de plus en plus sur cette idée, parce que tout en paraissant croire au christianisme, ils ne croient peut-être réellement qu’au catholicisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Il pardonnera, je l’espère, à un ancien cultivateur de la philosophie divine, de faire les observations que je me permets ici, d’autant qu’il semblerait être absolument pour moi, à n’en juger que par le beau parallèle qu’il fait de la Bible avec Homère, si toutefois il avait pu donner à son christianisme une base plus solide que la lettre de la Bible. Néanmoins il paraît incomparablement plus avancé en fait de croyance que ses collègues ; car, parmi les littérateurs, même religieux, combien en est-il qui soient dévoués de coeur et d’esprit à ce christianisme de la lettre, ou, ce qui est la même chose, au catholicisme ? TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Mais si lui-même, malgré sa croyance, ne s’aperçoit pas que la plupart des auteurs qu’il loue sous le rapport religieux, non seulement n’ont pas été influencés par le catholicisme, mais suivent souvent en outre dans leurs écrits une route contraire à la lettre de la Bible, comment pourrais-je les regarder comme ayant été influencés par le véritable christianisme ? TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

L’éloquent écrivain en question a beau s’extasier au sujet du réveil d’Adam, et dire que Milton n’eût point atteint ces hauteurs, s’il n’eût connu la véritable religion : je répondrai que si Milton avait connu le vrai christianisme qui est la parole, il nous aurait peint Adam sous d’autres couleurs. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Milton a donc copié ces amours-là sur les amours de la terre, quoiqu’il en ait magnifiquement embelli les couleurs. Oui, la longue description des amours d’Adam et d’Éve prouve que, dans cette circonstance, le poète n’avait trempé tout au plus qu’à moitié son pinceau dans la vérité. L’Écriture est d’ordinaire plus concise sur ces sortes de détails. Dans l’exemple actuel, elle se borne à dire qu’Adam connut Ève, qu’elle conçut et engendra Caïn en disant : je possède un homme par la grâce de Dieu. Je répète donc que, comme le christianisme ou la parole ne se trouverait pas honoré d’avoir contribué à l’enfantement de toutes ces fictions de Milton, il est bien loin de les revendiquer. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Ce peu d’exemples doit suffire pour faire comprendre l’immense distance du christianisme à l’art des littérateurs religieux, et fixer les bornes de l’influence que notre éloquent écrivain attribue au christianisme sur la poésie. II n’y a aucun des grands ouvrages qu’il passe en revue, sur lesquels il ne fût passible d’appliquer nos remarques ; sans compter qu’il se trouverait plusieurs de leurs auteurs qui, malgré les magnifiques couleurs religieuses, sorties de leur pinceau, non seulement ne croyaient pas au christianisme, c’est-à-dire à l’éternelle parole, mais même ne croyaient pas au catholicisme qui aurait dû représenter cette parole sur la terre. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

En général, je trouve que quand les littérateurs et les poètes se sont emparés des richesses de l’Écriture sainte, ils les ont plutôt altérées qu’embellies, soit en les mélangeant avec des couleurs fausses, soit en les affaiblissant par des diffusions, parce qu’ils n’étaient pas dirigés dans leur entreprise par le véritable esprit du christianisme ; aussi n’ont-ils jamais plus brillé que quand ils se sont contentés de montrer ces richesses dans leur simplicité et leur intégrité littérale. En effet, pourquoi Athalie est-elle regardée comme un chef d’oeuvre de perfection ? C’est que Racine n’a fait pour ainsi dire dans cet ouvrage que copier l’Écriture. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Mais en même temps, si l’on veut juger du peu de fruits que dans les mains des littérateurs ces richesses-là rapportent au christianisme, on n’a qu’à observer à quoi se réduit au théâtre le succès des plus belles pensées et des maximes les plus appropriées au vrai besoin de notre être. Le spectateur qui les entend, mais qui, comme le poète, n’a d’ouvert en lui que l’homme externe, éprouve une légère impression, une sorte d’émotion sentimentale qui le transporte pour le moment, mais qui n’ayant point de racines profondes, et ressemblant presque à une sensation musculaire, se termine à l’extrémité de ses nerfs par des battements de mains, et va s’évaporer par-là dans les airs. Aussi la pièce finie, les spectateurs s’en vont-ils se replonger dans leur néant et leurs futilités accoutumées, sans se ressouvenir seulement de ce qu’ils ont senti, et encore plus sans en profiter. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Or ce qu’on voit se passer au théâtre pour le spectateur, est ce qui se passe aussi pour le lecteur des beaux ouvrages d’éloquence et de poésie, qui s’appuient sur les trésors des Écritures et la sainteté du catholicisme. Ce serait bien pis, s’ils parlaient du véritable christianisme, ou de l’éternelle parole et de l’éternelle liberté, puisque très certainement on ne comprendrait pas un mot à leurs discours ; et au sujet de cette parole, je les renvoie encore à l’auteur allemand, dont j’ai parlé dans plusieurs endroits de cet écrit. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Lors donc que je vois notre éloquent écrivain vanter la grande adresse de Milton à s’être emparé de ce premier mystère des Écritures, où le Très-Haut s’étant laissé fléchir, accorde le salut du genre humain ; quand je le vois nous parler des grandes machines du christianisme, et nous dire que le Tasse a manqué de hardiesse, et n’a touché qu’en tremblant aux choses sacrées ; quand je le vois nous faire observer que les poètes chrétiens ont tous échoué dans la peinture du ciel ; que les uns ont péché par timidité, comme le Tasse et Milton ; les autres par fatigue, comme le Dante ; par philosophie, comme Voltaire ; ou par abondance, comme Klopstok, je ne puis pas m’empêcher à lui dire à mon tour : Est-ce que la vérité a besoin d’adresse ? Est-ce que la vérité peut échouer ? Est-ce que la vérité se trompe ? Est-ce que si c’était le christianisme qui eût animé tous ces poètes, vous auriez de pareils reproches à leur faire ? Car tous ces reproches je les leur fais comme vous ; mais aussi j’en conclus qu’ils n’ont eu aucune expérience positive de tous les sublimes objets qu’ils ont essayé de nous peindre ; j’en conclus que leur pensée leur a fourni sur ces objets au moins autant de choses fausses que de vraies ; j’en conclus que le christianisme ne les a pas dirigés, ou au moins qu’ils n’ont pas écouté ses leçons et qu’ils en ont même mal copié la lettre, parce qu’il ne connaît point de mélange ; parce qu’il n’annonce rien que d’après des faits réels, et une science expérimentale à l’abri de tout mensonge et de tous les fantômes de l’imagination humaine ; et parce que les machines qu’il posséda il ne les confie qu’à ceux qui croient réellement qu’elles existent, et qui sont jugés par lui en état de les évaluer et de les faire mouvoir. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

N’allez donc plus rapprocher des choses aussi distantes que les productions poétiques et le christianisme, car ce serait lui faire injure que de le faire concourir à la fabrication des mensonges. N’avez-vous pas assez de quoi développer votre beau système des bienfaits que la religion a procurés au monde, soit par les idées morales qu’elle a introduites dans les différentes classes de la société, et même dans l’ordre politique, soit par les respectables et utiles institutions qu’elle a fondées, telles que les ordres de chevalerie, les hospices et autres établissements de bienfaisance de tout genre, soit par les magnifiques parallèles que vous faites des peuples chrétiens, avec ceux qui ne sont point compris dans cette dénomination, soit par les touchants tableaux de nos missions, toutes choses où la religion se montre en actes, et n’a rien à inventer ni à feindre, au lieu que les poètes inventent tout, feignent tout, sans avoir même besoin d’opérer aucun fait, ni d’offrir aucune vertus, puisque toute leur tâche se réduit à nous enchanter. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Quand je vois d’après cela notre éloquent écrivain se confondre avec la tourbe des Aristarques littéraires qui se sont rendus les magistrats du Parnasse de ce monde ; quand je le vois descendre avec eux dans l’arène, je regrette qu’il ne sente pas davantage sa dignité et sa supériorité sur eux ; je regrette de le voir s’arrêter avec eux à cette question secondaire : si l’épopée est dans le drame, ou le drame dans l’épopée, question si étrangère au christianisme, et qui, à mon avis, se résoudrait d’elle-même, par la raison que le sujet où l’action doit exister, ou être supposé, c’est-à-dire, avoir été en drame ou en acte avant qu’on puisse le chanter ou le réciter. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Car si le poète choisissait pour sujet un fait purement historique dans l’ordre terrestre, et qu’il y voulût joindre un autre merveilleux que celui de la fable, c’est-à-dire un autre merveilleux que celui des contes de fées, il ferait un contresens, à moins qu’il ne commençât par élever ses héros jusqu’à la qualité de demi-dieux, comme le pratiquent tous les faiseurs de poème épique ; et dès lors rentrant dans l’esprit du vrai christianisme qui ne fait de l’homme rien moins qu’un fils de Dieu et qu’une image de Dieu, ils pourraient sans contresens, et devraient même nécessairement développer toutes les machines merveilleuses qui constituent la merveilleuse existence des êtres depuis Dieu jusqu’au ciron, et qui entretient par un acte vif et constant l’ineffable harmonie des choses ; or dans ce genre qu’auraient-ils de plus merveilleux à nous présenter que les trésors actifs de la parole ? TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Quant à la persuasion où est cet éloquent écrivain, que le christianisme a fait naître et a favorisé la poésie descriptive, en étendant jusqu’aux objets de la nature les harmonies de la religion ; je crois qu’à cet égard il a jugé les choses, plutôt sur ce qu’elles pouvaient être que sur ce qu’elles sont en effet. Nos auteurs distingués dans la poésie descriptive, ont encore plus puisé dans les sciences naturelles et dans le goût régnant pour les connaissances physiques, que dans des mobiles religieux. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Car s’ils semblent joindre quelques idées d’un autre genre à ces objets physiques qu’ils font entrer dans leurs descriptions, c’est communément pour réveiller en nous les impressions d’une sensibilité secondaire, et réduite à un cercle limité ; rarement des sentiments vraiment moraux ; et plus rarement encore des sentiments vraiment religieux ; et par conséquent ils nous tiennent toujours au-dessous de ce que je reconnais pour être exclusivement le christianisme, et comme tel, appartenant aux développements tel la parole. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Pour que le christianisme pût réellement favoriser ce que l’on devrait appeler la poésie descriptive, il faudrait que les poètes devinssent ce qu’était Adam avant son sommeil, c’est-à-dire que, comme lui, ils sussent éveiller la vie dans les êtres, au lieu de ne nous entretenir que de ce qui n’est en quelque sorte que l’anatomie de ces êtres, ou même que leur figure extérieure. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Ce serait donc le christianisme véritable et primitif, ou la parole, qu’il faudrait commencer par démontrer aux hommes, avant de développer éloquemment, comme l’a fait l’auteur, la prépondérance que la religion ou le catholicisme a eue sur toutes les autres religions. Car il me semble que l’auteur laisse en arrière précisément la chose essentielle, dans les réponses qu’il fait aux athées. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

C’est pour cela que de tous les moyens qui nous sont offerts pour jouir du sublime, il n’en est point de plus sublime que la parole ou le véritable christianisme, puisqu’il n’est autre chose que notre union même avec l’esprit et le coeur de Dieu ; et l’on pourrait tirer de là une preuve directe que ce christianisme est divin, puisque c’est au fruit qu’on connaît l’arbre. Mais cette preuve ne peut s’acquérir que par l’expérience : c’est là son A + B. Elle ne peut s’établir d’une manière complète par l’A + B du raisonnement. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

Ô vous, doctes et beaux esprits, qui montez en chaire pour régenter le monde, je suis bien loin de plaider contre vous pour défendre ces questions de fait, mais je voudrais qu’en qualité d’instituteurs des nations vous eussiez commencé par vous instruire à fond des questions de droit. C’est alors que vos assertions sur le fait auraient plus de poids, soit pour, soit contre : jusque-là, elles nous laissent libres de ne les regarder que comme des opinions de jeunesse et qui comme telles, peuvent être aussi fantastiques que les fantômes même ; et ainsi elles nous permettent de juger à quoi se réduisent les pas que vous avez faits dans la carrière de la philosophie divine et du véritable christianisme, ou, ce qui est la même chose dans le ministère de la parole. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.

La pensée de l’homme et sa parole sont des armes tranchantes et des sucs corrosifs qui lui sont donnés pour briser et dissoudre toutes les substances infectes qui l’environnent. Lorsqu’il n’applique pas ces dons puissants, à leur véritable destination, ils le corrodent et le détruisent, parce qu’ils ne peuvent rester sans activité. Voilà pourquoi l’action est si utile à l’homme : voilà pourquoi il lui est si avantageux d’être employé à l’oeuvre active de la parole qui est le vrai christianisme. TROISIÈME PARTIE. De la Parole.